Dans un précédent article, nous revenions sur les angles morts de la couverture de la proposition de loi « Sécurité globale » au journal de 8h de France Inter et au 20h de France 2. À ce constat s’ajoute celui de nombreux biais dans le traitement de cette actualité : qu’il s’agisse du suivisme à l’égard du gouvernement, de l’obsession pour les (grandes et basses) manœuvres politiciennes et, dans une moindre mesure, de la focalisation sur les violences (des dits « casseurs »…) pendant les manifestations.
1. Suivisme vis-à-vis du gouvernement (cadrage et éléments de langage)
Les premiers sujets que France 2 consacre à la proposition de loi « Sécurité globale » sont construits selon le cadrage qu’en propose… le gouvernement lui-même. Le tout premier d’entre eux, en date du 15 novembre, est édifiant à cet égard : le reportage présente la loi comme une réponse à des menaces auxquelles doivent faire face les policiers. Soit l’exact storytelling du gouvernement.
La rédaction de France 2 fait même du zèle : le sujet s’ouvre ainsi sur le cas d’une CRS (dont la photo est floutée par la rédaction), témoignant d’insultes et des menaces reçues après la publication sur Facebook d’un cliché d’elle, pris dans une manifestation trois ans plus tôt, en 2015. Un fait divers plein d’émotion (« Elle est obligée de déménager pour sa sécurité »), que France 2 utilise comme un tremplin : le reportage enchaîne en exposant les principales dispositions de la loi comme autant de solutions légitimes et concrètes à ce type d’acte délictueux.
Ce que confirme le secrétaire général de l’Unsa Police, à qui France 2 tend le micro pour faire le lien entre la proposition de loi et l’assassinat de deux policiers à Magnanville, en 2016. Centrale dans la communication de Gérald Darmanin lui-même, cette association fera pourtant l’objet de plusieurs démentis. De 20 Minutes au Désintox d’Arte/France Info en passant par le service Checknews de Libération, nombreux sont les journalistes à avoir déconstruit la pertinence d’une telle référence : « L’enquête ouverte après le drame [de Magnanville] n’a pas établi de lien avec la diffusion d’images ou d’informations personnelles du couple [de policiers] sur les réseaux sociaux. » (20 Minutes, 17/11)
Pour France 2 en revanche, l’heure n’est pas au journalisme, mais à la récitation : le service public se contente ainsi de relayer sans aucune distance critique les propos du syndicat de policiers, sans prendre non plus la peine de mentionner que des dispositions légales existent déjà pour punir le harcèlement en ligne [1]. Autant d’éléments qui auraient pourtant mérité, a minima, d’être versés au débat… Et ce ne sont pas les deux opposants sollicités qui pourront contrebalancer le déséquilibre [2]. C’est là le mirage du pseudo contradictoire : leurs témoignages exposent bel et bien des risques encourus pour la liberté d’informer, mais en aucun cas ces quelques secondes concédées par France 2 ne permettent de questionner la légitimité même de la proposition de loi… ni, a fortiori, de remettre en cause la façon dont France 2 construit sa problématique.
Au fil des jours, et malgré la présence régulière de telles voix dans le JT, la même tendance se dégage : le 20h se contente de relayer les propos de chacune des deux parties, au nom – une nouvelle fois – d’un simulacre de « neutralité ». Idem sur France Inter, où le caractère liberticide de la loi est toujours avancé comme un jugement de l’opposition. Dans les journaux de 8h, on use ainsi de tournures euphémisantes, parlant d’une loi « dénoncée comme liberticide par ses opposants » (19/11), de « ceux qui dénoncent toujours une loi liberticide » (21/11) en prenant des exemples, comme « Olivier Faure, le patron du PS, [qui] sera aussi à la marche des libertés pour dénoncer une loi qu’il qualifie de liberticide ». Un point de vue comme un autre, en somme, mis sur un pied d’égalité avec les appréciations que peuvent avoir les défenseurs du texte.
Mais les journaux de service public, qui revendiquent ces dernières années un engagement contre les fake news, peuvent-ils réellement se contenter de relayer les éléments de langage gouvernementaux sans le moindre recul critique ? France Inter et France 2 peuvent-ils indéfiniment recracher les « arguments » de la majorité (comme si tous étaient par principe légitimes) sans jamais s’embarrasser d’enquêtes à même de confronter la pertinence et l’effectivité de ces « arguments » sur le terrain ? En d’autres termes, France Inter et France 2 peuvent-ils éternellement faire l’économie du journalisme au profit de la communication ?
Un exemple : le 21 novembre, Laurent Delahousse affirme, dans les pas de la communication gouvernementale, que « l’article [24] spécifie désormais que la mesure ne peut porter préjudice au droit d’informer ». Même jour, même chose sur France Inter : « Article 24, le plus controversé […] : le gouvernement a reculé, l’a modifié. Des garanties pour le droit d’informer » lance la journaliste en ouverture du journal. Malgré un argument opposé porté par Julien Bayou (EELV), les éléments de langage du gouvernement ont une large place dans le sujet correspondant. Voyons plutôt :
- Hélène Roussel : « Aucun policier aucun gendarme n’est autorisé et ne sera autorisé à empêcher quelqu’un de filmer. » Rétropédalage dans les règles de l’art, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a dû amender l’article 24 de la proposition de loi sur la « Sécurité globale » pour la faire passer à l’Assemblée. […] Christophe Castaner, le patron des députés En marche s’en félicite.
- Propos enregistrés de Christophe Castaner (38 secondes) : En aucun cas la liberté d’expression et le travail des journalistes ne doit être menacé, conditionné, encadré […]. Nous avons une seule ambition, celle de rassurer et de faire en sorte que tout ce qui relève de la liberté d’expression, de la liberté d’information soit garanti […].
- Hélène Roussel : Il faut désormais, c’est écrit comme ça, une « intention manifeste » pour être sanctionné.
Il aurait pourtant été nécessaire de rappeler que la police s’arroge déjà le droit (par différentes pratiques) de limiter les possibilités de couvrir librement les événements alors même que la loi… n’est pas encore adoptée. Et que les innombrables entraves documentées par les reporters indépendants et syndicats de journalistes, pendant les manifestations notamment, contredisent déjà les bonnes intentions affichées par le gouvernement. En omettant ces précisions, France 2 et France Inter versent donc dans la désinformation.
Ce suivisme à l’égard de l’agenda gouvernemental a au moins deux autres conséquences problématiques du point de vue de l’information. La première : « ce qui n’est pas abordé (ou ne fait pas l’objet de réactions) dans le camp gouvernemental n’existe pas » [3]. La seconde : les deux journaux d’information attestent l’idée et la posture d’un exécutif « à l’écoute », cherchant à dialoguer avec l’opposition, peu importe la véracité des faits là encore. En bon perroquet, le journaliste Jean-Baptiste Marteau peut ainsi affirmer en duplex pour France 2 le 20/11 que « le gouvernement aura vraiment tenté de donner des gages à sa majorité, à toutes les oppositions aussi. » Concernant les secondes, on cherche toujours lesquels…
Enfin, notons que seul le gouvernement aura l’occasion de s’expliquer sur le plateau du 20h (entretien de Gérald Darmanin par Anne-Sophie Lapix, 26/11). Si l’interview est menée avec nettement moins de bienveillance que ce à quoi nous ont habitués les chargés de com’ de France 2 [4], l’exécutif est, in fine, le seul à bénéficier de conditions d’expression qui dépassent les quelques secondes d’un reportage de JT.
Même tendance sur France Inter, où la majorité bénéficie d’une très large exposition (en général par l’entremise du gouvernement) contrairement aux opposants. Impossible de trouver le moindre sujet sans au moins une déclaration ministérielle, même dérisoire, comme ce tweet du ministre de l’Intérieur dans le journal du 20/11 :
Trop de polémiques autour d’un seul article. Le gouvernement revoit son amendement sur l’image des policiers pour ne pas entraver la liberté d’informer. C’est l’article 24 du projet de loi « Sécurité globale » débattu à l’Assemblée. L’Assemblée qui a donné son feu vert hier soir à la création d’une police municipale à Paris, étape « historique » a salué Gérald Darmanin [5].
Il était en effet indispensable d’entendre l’extrait d’un tweet de Gérald Darmanin !
2. Coulisses et « affrontements » politiciens au détriment du fond
Dans le prolongement de ce premier constat, l’information relative à la loi « Sécurité globale » souffre, sur France 2 comme sur France Inter, des lunettes « politiciennes » avec lesquelles les rédactions traitent l’actualité. Au 20h de France 2, le téléspectateur assiste à l’interminable mise en scène d’une « bataille » au sein de la majorité.
La pastille « L’histoire secrète », diffusée dans le JT du 23/11 en est l’exemple le plus frappant. À partir de témoignages anonymes et de citations « off » de députés en colère, de rumeurs de « recadrages » et autres « passes d’armes » entre collaborateurs de Matignon ou du ministère de l’Intérieur, le reportage entend révéler les « secrets » et les « coulisses » d’une semaine « pendant laquelle Gérald Darmanin a crispé jusque dans son propre camp »… En bons « décrypteurs » de la communication politique, les journalistes isolent donc les « petites phrases » crispées de la majorité. Si ces dernières mettent en lumière – dans une certaine (et pauvre) mesure – la crise politique que traverse LREM, elles enferment in fine l’attention (et l’information) dans les rangs… de la majorité :
Manœuvres, couacs, imbroglios, tensions et polémiques : voilà ce que documentent les journalistes en long, en large, en travers, mais toujours… au détriment du fond [6]. Il est en outre frappant de constater qu’y compris dans des sujets dédiés à la crise que traverse LREM, la parole de l’opposition reste inaudible : la déstabilisation de la majorité commentée… par elle-même !
De même, du débat parlementaire à l’Assemblée nationale, il ne sera presque pas question. Seules quelques envolées de Gérald Darmanin sont rediffusées lors du 20h. Les arguments avancés, pour ou contre la loi, ne sont quant à eux pas mentionnés, ou seulement au détour d’une virgule. Lors du duplex du 20/11 par exemple, Jean-Baptiste Marteau s’attarde autant sur les manœuvres politiques pour faire voter la loi que sur la loi elle-même [7].
En fin de compte, sur la période étudiée, seuls les reportages du 27/11 (possible réforme de l’IGPN) et du 29/11 (possibles réformes de la police) peuvent être considérés comme des reportages de fond, abordant également les violences policières. En revanche, les dispositions de la loi concernant les drones, les questions de sécurité privée, l’armement de la police n’ont donné au service public aucune idée de reportage ou d’enquête… Un déficit qui confirme à quel point l’agenda de France 2, loin d’être autonome, est au contraire calqué sur le tempo politique du gouvernement.
Idem sur France Inter, où la rédaction n’a d’yeux que pour la majorité… même quand on s’y attend le moins. Exemple le 26/11. L’expulsion des exilés place de la République (trois jours plus tôt) fait l’objet d’un développement relativement long dans le JT, et au vu des innombrables violences (filmées) commises par les policiers, un lien est fait avec l’article 24 de la proposition de loi « Sécurité globale ». L’occasion, pour France Inter, de faire un reportage… sur la majorité ! « L’ancien sarkozyste [Gérald Darmanin] domine l’actualité […]. Voilà [un événement] qui pourrait bien réveiller la gauche du gouvernement » ose ainsi Florence Paracuellos, avant de céder la parole au journaliste Maxence Lambrecq, qui pousse le bouchon encore plus loin :
Une aile gauche majoritaire [sic] mais quasiment inaudible jusqu’ici. Olivier Véran n’a ni l’espace ni le temps pour s’y atteler, Jean-Yves Le Drian ne court jamais après les interviews, Florence Parly encore moins, Barbara Pompili, Élisabeth Borne restent dans leur couloir, Marlène Schiappa est, elle, sous la tutelle du ministre de l’Intérieur et elle s’y tient encore hier au Sénat : « Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, immédiatement en voyant les images qu’il a lui-même qualifiées de choquantes, a souhaité commander un rapport au Préfet de police. » Seul le garde des sceaux Éric Dupond-Moretti joue ponctuellement une autre mélodie. […] L’aile gauche a obtenu la réécriture de l’article 24, la saisine du Conseil constitutionnel ; elle vient de se renforcer avec l’arrivée de Clément Beaune, ministre des Affaires européennes très proche d’Emmanuel Macron […].
Nous qui pensions que ces (maigres) avancées étaient la conséquence de la mobilisation, quels naïfs ! Par ailleurs, que 220 députés En marche (soit 81% du groupe) aient deux jours plus tôt voté en faveur de l’article 24 lors du scrutin à l’Assemblée ne semble pas devoir entrer en ligne de compte. Dans le monde des journalistes d’Inter, il existe chez LREM une « aile gauche » toute puissante, pour ne pas dire actrice de premier plan dans la mobilisation !
Et la même rengaine ponctue, matin après matin, le journal de 8h, évinçant chaque jour un peu plus le fond des enjeux, et avec lui, le mouvement social en général. Le 27 novembre, rebelote : alors que « l’affaire Michel Zecler » ouvre le journal, la rédaction s’intéresse au « gouvernement [qui] envoie son message de fermeté ». L’auditeur est ainsi gratifié d’une rediffusion des propos de Gérald Darmanin et de Gabriel Attal, respectivement tenus dans le JT et l’émission « Vous avez la parole » (présentée par Léa Salamé…), tous deux transmis sur France 2 la veille au soir. Puis, le chef du service politique de France Inter, Yaël Goosz scrute à son tour les pinaillages… de la majorité : un collègue de Gérald Darmanin, Richard Ferrand et un tweet de Christophe Castaner. Là encore, le lien avec la loi « Sécurité globale » est fait, mais pour mieux s’intéresser… à la majorité. Florilège :
- « Cette commission, c’est pour faire dégonfler la polémique » explique Matignon ;
- En coulisse, des marcheurs ont mis en garde le Président : il ne faudrait pas que cet article 24 soit pour nous ce que la déchéance de nationalité fut pour François Hollande.
- Au sein du gouvernement, le clivage police/justice reprend ses droits : Darmanin/Dupond-Moretti. On se souvient du clash sur l’ensauvagement, saison 2 sur l’article 24. Le Garde des sceaux était hier soir sur LCI. [L’occasion de rediffuser vingt secondes de Dupond-Moretti !]
- Éric Dupond-Moretti qui relaie le grand malaise qui traverse la majorité. Malaise que Jean Castex s’efforce d’apaiser en deux temps : mardi, c’était la saisine à venir du Conseil constitutionnel, hier soir c’était donc cette commission. Mais ce matin, le groupe En marche s’inquiète et le dit sur Twitter.
Ou comment une rédaction de service public se convertit en antichambre de la majorité, l’oreillette branchée 24h/24 sur les comptes Twitter du gouvernement et sur de potentiels « clashs » entre deux ministres... Que des critiques (fort timides) soient émises de ci de là, ou que des sujets fassent état des déboires au sein de LREM ne changent pour ainsi dire rien à l’affaire : le journal de 8h reste la caisse de résonnance du pouvoir, aussi déstabilisé soit-il décrit, et au détriment de tout un pan de l’information.
3. Une opposition qui peine à se faire entendre
Conséquence directe de sujets polarisés par les réactions politiciennes en général, et gouvernementales en particulier : l’opposition, ses positions sur le fond, et le mouvement social sont marginalisés. Nous le disions plus haut : sur France 2, si le gouvernement a le droit à un long direct dans le JT du 26/11, l’opposition doit se contenter, pour sa part, de quelques secondes montées ici et là. Laurent Bortolussi (Line Press, 15/11), Guillaume Tusseau (professeur de droit à Sciences Po, 22/10) et Emmanuel Poupard (premier secrétaire général du SNJ, 22/10) bénéficient respectivement de 13 secondes, 12 secondes et 18 secondes de temps de parole. Une éternité pour France 2 ! Les autres opposants devront quant à eux se contenter de 9 secondes (Arié Alimi/LDH, 17/11), et 8 secondes (Edwy Plenel/Mediapart, 28/11).
Un dispositif qui les condamne à n’évoquer que des bribes de la loi ou à formuler un bref désaccord avec l’exécutif, aux dépens d’un argumentaire un tant soit peu développé, rendu impossible. Le résultat est une information au rabais, où l’opposition est souvent réduite à de petites phrases, sélectionnées par les journalistes parce qu’elles attirent l’attention ou que leurs auteurs sont de bons orateurs (Jean-Luc Mélenchon, Arié Alimi par exemple).
Un procédé particulièrement visible lors du reportage du 28/11 sur la manifestation du jour-même : si un nombre « significatif » de manifestants sont interrogés (trois manifestants en plus d’une ancienne policière, deux avocates et Edwy Plenel), leurs témoignages n’excèdent jamais neuf secondes chacun ! Difficile d’en tirer une critique cohérente de la loi : France 2 crée au contraire toutes les conditions d’une « analyse » superficielle des enjeux, convoquant l’opposition de manière illustrative la plupart du temps, histoire de dire que la parole lui a bien été donnée…
C’est encore pire sur France Inter. La première manifestation (17/11) fait l’objet d’une brève de 18 secondes le lendemain, axée… sur les « échauffourées » ! La semaine suivante, la manifestation du 21/11 (massive en France) est annoncée le matin dans le journal, mais ne fait l’objet d’aucun traitement les jours suivants. On note un changement le 28/11. La journaliste parle d’une « contestation qui explose contre les violences policières, contre ce texte, cette proposition de loi Sécurité Globale, qui doit encore passer devant le Sénat en janvier. » Elle annonce l’heure des rassemblements et leur nombre en ajoutant : « Unanimité de tous les médias, unité aussi dans le combat, […] de toute la gauche. » « Unanimité des médias » sur le papier peut-être, mais qui est loin de se répercuter dans l’information diffusée à l’antenne !
Car malgré cette posture d’affichage, France Inter persiste dans une incroyable marginalisation de l’opposition. En quinze jours, les opposants invités à s’exprimer sont au nombre de deux : Julien Bayou (EELV) – dont le journal retransmet une trentaine de secondes d’interview (21/11) – et une militante associative manifestant à Périgueux (26 secondes dans le journal du 29/11)... Dérisoire, donc. La radio publique réussissant ainsi l’exploit de ne donner la parole à aucun membre de la coordination « StopLoiSécuritéGlobale » au cours de ces deux semaines ! Les journalistes leur préfèrent les responsables politiques, Julien Bayou donc, mais également Yannick Jadot et Olivier Faure, dont deux minuscules citations seront lues à l’antenne le 28/11 (le NPA, le Parti communiste et la France insoumise sont mentionnés le même jour). L’idée n’est évidemment pas de critiquer le fait que ces derniers soient cités, mais de déplorer qu’ils soient les seuls à l’être – et dans des conditions si médiocres.
Et malgré ces quelques éléments, l’expression des opposants demeure remarquablement absente. De quoi rire (jaune) lorsque le 29/11, dans un sujet traitant de la manifestation parisienne quasi exclusivement sous l’angle de la violence des « casseurs », la journaliste déplore des « images [qui] ne font que brouiller le message des manifestants ». Un « brouillage » que le journal de 8h a lui-même mis en œuvre au cours des treize jours précédents, en négligeant systématiquement le fond de la loi, en réprimant l’expression d’un « message » digne de ce nom venu de l’opposition, et en ne laissant aucun « manifestant » témoigner tout court – à l’exception d’une manifestante à Périgueux…
4. Violences policières : un « tournant Zecler » dans l’information ?
Comme nous l’écrivions dans la première partie de notre étude, les premiers jours observés (15-25 novembre) « se caractérisent une nouvelle fois par l’absence de traitement des violences policières. Que ces dernières concernent de simples citoyens, des journalistes indépendants et même, dans une certaine mesure, des journalistes venant de médias "classiques" ».
Cependant, à la suite des violences policières dont a été victime Michel Zecler à Paris, un changement de ton s’opère dans le JT de 20h de France 2, le 26/11. « L’incroyable déchaînement de violence de trois policiers contre un homme qui ne se défend pas » annonce Anne-Sophie Lapix en ouverture du 20h. « C’est une scène hallucinante, un déchaînement de violence de policiers contre un homme sans arme qui ne semble pas répliquer » ajoutera-t-elle en introduction du reportage. Dans un second sujet, France 2 fait le lien avec la proposition de loi « Sécurité globale ». Anne-Sophie Lapix se montre inhabituellement pugnace lors de l’interview avec Gérald Darmanin, dans le même journal :
- Je vous demande si ce sont vraiment des brebis galeuses, ou est-ce qu’il y a aujourd’hui un sentiment d’impunité peut-être entraîné par vos propos, par la loi, on va en parler ?
- Ces images, elles sont importantes, […] ces vidéos, elles nous permettent de voir qu’il y a peut-être des manquements de certains policiers. L’article 24 risque d’empêcher la diffusion de ces images. Il y a évidemment une grande mobilisation, notamment des journalistes, mais pas seulement contre cet article 24. Il a été adopté à l’Assemblée. Je vois que […] le Premier ministre Jean Castex dit qu’on peut éventuellement revoir cet article, est-ce qu’on pourrait le supprimer ? Est-ce que vous voulez cacher certaines choses des caméras de journalistes et des Français ?
Mais si l’agression de Michel Zecler met de nouveau les violences policières au premier plan et relance le traitement médiatique de l’article 24 (mais lui seul…), le naturel revient au galop deux jours plus tard dès le 20h du 28/11. Ainsi, l’unique reportage sur la manifestation contre la loi « Sécurité globale » finit sans surprise par un traitement à sens unique des violences… soit, pour la rédaction, celles des manifestants. Elles font en prime l’objet d’un duplex que le correspondant conclura par un désormais traditionnel… « il ne faudra pas pour autant résumer cette journée à ces violences » ! Des violences policières lors de cette manifestation, il n’en sera pas question le jour même. Il faudra attendre le lendemain (29/11) pour qu’elles soient évoquées, notamment grâce au témoignage du photographe indépendant Ameer Al Halbi, violemment matraqué par la police le samedi précédent. Avec Laurent Bortolussi, ils seront les deux seuls journalistes indépendants à témoigner – et à figurer tout court – dans le JT en quinze jours.
Sur France Inter, l’information reste trop biaisée pour parler de « tournant Zecler ». Certes, le tabassage fait l’ouverture du « 8h » le 27/11. Mais la rédaction n’opère pas de changement de cap, préférant au reportage et à une mise en perspective des affaires de violences policières… une plongée dans la psychologie de la majorité gouvernementale. « "Pas d’image pas d’affaire" dénonce l’avocate du producteur roué de coups » est la seule « parole » côté victime que nous entendrons au cours du journal. Pour le reste, France Inter n’hésite pas à recourir au journalisme de préfecture : « Est-ce que c’est le racisme qui a déclenché ce déchaînement de violences dans l’affaire qui nous intéresse ? Qu’en dit-on dans les rangs de la police, Emmanuel ? ». La fin de la réponse du correspondant est à la hauteur de la question :
[…] Les enquêteurs de la police des polices vont quand même devoir déterminer, malgré tout, ce qui s’est passé juste avant la séquence filmée, à quel point le producteur de musique a fait de la résistance passive pour justifier au moins l’usage de la force.
Les journalistes appellent cela « l’art du contradictoire ». Disons plutôt « sources de désinformation ». Et France Inter excelle en la matière. Quelques jours plus tôt, après l’évacuation du camp d’exilés place de la République – dont le journal de 8h précise gentiment à deux reprises qu’elle a été effectuée « sans ménagement » – la présentatrice annonce que « le parquet de Paris lance des investigations sur des violences commises par des policiers contre un migrant et un journaliste ». S’ensuit un focus sur le préfet de police Didier Lallement, certes peu flatteur, mais au cours duquel le journaliste choisit tout de même de relayer des lectures complotistes de l’évacuation : les associations auraient ainsi monté… un coup !
Cette manifestation est surtout qualifiée de manœuvre politique par [l’] entourage [de Didier Lallement], avec très peu de migrants en réalité. Un piège, « d’accord, mais ils ont plongé comme des bleus » commente un patron de syndicat d’officiers. […]
Pourquoi relayer de telles accusations diffamatoires ? Les journalistes de France Inter ne jugeant en outre pas utile d’apporter un semblant de contradictoire, l’auditeur désinformé en conclura que les exilés, soutiens et associations ont « cherché », « souhaité » voire « provoqué » les violences policières, et que tous ont été fort ravis de s’être fait violenter.
Enfin, comme sur France 2, la manifestation du 28/11 donne l’occasion à la radio de service public de jouer avec le bingo « couverture des manifestations » :
- Focalisation sur le black-bloc : « Le plus impressionnant, comme souvent, Paris : les casseurs, les Black Blocs ont incendié voitures, kiosque, brasserie tout autour de la place de la Bastille. La vidéo d’un policier à terre roué de coups a fait le tour des réseaux sociaux. »
- Lecture d’un tweet du ministre de l’Intérieur : « "Violences inacceptables contre les forces de l’ordre" » tweete le ministre Gérald Darmanin. Une trentaine de policiers et gendarmes blessés selon Beauvau, une quarantaine d’arrestations aussi. »
- Retournement des enjeux : « Ces images ne font que brouiller le message des manifestants et au passage, comme un effet boomerang, Maxence Lambrecq, apportent aussi de l’eau au moulin de la majorité. »
- Plongée dans la macronie et exposé des manœuvres politiciennes :
« Pas question d’offrir à ces casseurs de flics le scalp de ce texte [l’article 24 Ndlr] » résume un pilier de la macronie. Et en effet, à l’Élysée comme à Matignon, on ne retient officiellement que ce bilan et ces terribles images. « Cette nouvelle séquence permet à Darmanin de se replacer » analyse un marcheur. « Les Français réclament de l’ordre, il a toute sa place au gouvernement ». Sous-entendu, la question se pose : le ministre de l’Intérieur agace une bonne partie de la majorité. « Il risque bêtement de s’accrocher à son article 24, peste un ténor du groupe, comme on s’est accroché à la taxe carbone face aux gilets jaunes et à l’âge pivot dans la réforme des retraites. Il faut savoir lâcher les chiffons rouges au bon moment. » La porte de sortie la plus souvent évoquée se trouve dans le projet de loi « Laïcité » avec son article 25, qui veut créer un délit de mise en danger de la vie d’autrui par publication d’informations personnelles. « C’est l’histoire de Samuel Paty qui a guidé sa rédaction, mais il pourra autant protéger les enseignants que les policiers » affirme un conseiller ministériel, et ce serait une issue quasi immédiate puisque le texte sera présenté dans 10 jours en Conseil des ministres.
Sources : un pilier de la macronie, l’Élysée, Matignon, un marcheur, « un ténor » du groupe LREM, un conseiller ministériel. Bravo à France Inter !
Au 20h de France 2 et dans le JT de 8h sur France Inter, le traitement de la loi « Sécurité globale » et de la mobilisation sociale a pâti, durant les quinze premiers jours (et bien au-delà…), des biais et pratiques journalistiques traditionnels. De quoi tirer les bilans : une information parisiano-centrée, focalisée quasi exclusivement sur l’article 24, marginalisant l’opposition, conditionnée aux faits et gestes du gouvernement et branchée sur les coulisses, états d’âme et « affrontements » politiciens dans la majorité. Au détriment d’une information de qualité, qui privilégierait par exemple les sujets de reportages documentant le fond des dispositions de la loi.
Un bilan peu glorieux donc, alors que de nombreux journalistes se sont déclarés ouvertement hostiles à la proposition de loi. De quoi de nouveau interroger l’influence éditoriale que ces derniers peuvent exercer sur leurs hiérarchies, et les marges de manœuvre dont ils disposent quant aux angles des sujets. Mais peut-être et surtout souligner combien pèsent les routines et pratiques journalistiques dans la production d’une (mauvaise) information : en définitive, une posture – en l’occurrence contre un projet de loi – ne suffit pas à faire de la qualité. Si nous voulions conclure sarcastiques, nous écririons que se battre pour le droit d’informer, c’est bien, se donner concrètement les moyens de l’exercer, c’est mieux…
Arnaud Gallière et Pauline Perrenot