Si les médias ne constituent pas un omnipotent et chimérique quatrième pouvoir, ils pèsent de multiples manières sur le débat public. Ils exercent notamment un pouvoir de consécration et de stigmatisation leur permettant de choisir entre « les discours légitimes et ceux qui ne le sont pas, selon des critères qui font prévaloir la télégénie des "bons clients" ». Dans le champ politique où la visibilité et la notoriété proprement médiatiques tendent à prendre le pas sur l’expérience militante, les batailles électorales menées et les mandats électoraux exercés, ce pouvoir de consécration/disqualification est particulièrement flagrant. On se souviendra du cas emblématique d’Alain Lipietz : désigné, par un vote des militants, candidat des Verts pour l’élection présidentielle de 2002, il fut contraint de se retirer sous les lazzis des grands médias qui le trouvaient trop radical et trop écologiste ! Bien entendu, la plupart des éditocrates se défendent de toute interférence dans le débat démocratique, dont ils ne feraient que rendre compte aussi fidèlement que possible. Parfois, cependant, en toute ingénuité le plus souvent, ils décrivent comment ils outrepassent leurs fonctions sans vergogne, pour faire valoir telle personnalité ou courant politique, et en marginaliser d’autres.
Orienter et contourner le jeu politique
On ne présente plus la militante d’Europe 1, Sonia Mabrouk, pasionaria de la droite décomplexée ; la gauche lui est insupportable et le communisme son pire cauchemar. Mais c’était sans compter Fabien Roussel ! Ayant visiblement apprécié la participation du responsable du PCF à la manifestation policière factieuse du 19 mai 2021, et goûté ses prises de parole et réponses dociles autour de l’immigration ou de la sécurité, Sonia Mabrouk a décidé de lui donner un coup de main. Et c’est ainsi que, selon un article de Libération, Sonia Mabrouk décréta que Fabien Roussel devait être mis en avant, qu’il représentait même « la vraie gauche », et qu’elle échange régulièrement avec lui par SMS. Morale de l’histoire : alignez votre offre politique sur les lubies du moment et le sens commun des éditocrates, et pleuvront les invitations, les compliments et les bons conseils.
Inversion de cette morale : si votre positionnement vous tient en marge du jeu et des petites intrigues politico-médiatiques, vous serez traités dans les médias comme des moins que rien. Quitte à ce qu’en soit sacrifiée toute la couverture médiatique d’une élection présidentielle !
C’est en substance ce que racontait en 2015 Guillaume Dubois – à l’époque directeur général de BFM-TV, aujourd’hui directeur d’antenne à LCI – dans son ouvrage Priorité au direct. Page 265, il fustigeait la règle de l’égalité des temps de parole entre tous les candidats dans les deux semaines précédant le scrutin : « L’égalité sans concession, au pied de la lettre, jusqu’à l’absurde. La démocratie façon Robespierre, tout en nuances. » Et question nuances, Guillaume Dubois prouve qu’il s’y connait…
Une égalité insupportable donc, à laquelle n’allaient certainement pas se soumettre d’impétueux dirigeants de médias. C’est d’ailleurs avec un sens aigu des règles démocratiques que Guillaume Dubois explique par la suite comment tranquillement… les bafouer, à la faveur de « petits arrangements » décrits comme « naturels ». Le premier :
Une conséquence logique que le CSA n’avait pourtant pas imaginée : tout le monde réduit la voilure, et d’abord les chaînes historiques. Plutôt que risquer le zapping en consacrant jour après jour de longues minutes aux Cheminade, Poutou, Dupont-Aignan et consorts, les « 13 heures », « 20 heures » et autres « 19:45 » relèguent presque l’élection qui s’approche au second rang. C’est service minimum.
Seconde supercherie pour contourner le cadre règlementaire :
L’égalitarisme affiché n’exclut pas les petits arrangements. Sur les chaînes d’info, les harangues d’un Philippe Poutou, d’une Eva Joly ou d’une Nathalie Arthaud seront plus souvent servies aux téléspectateurs noctambules que celles du favori des sondages. Le CSA, gardien de la démocratie, ne fait pas de différence entre le prime time et le cœur de la nuit.
Deux semaines d’égalité de temps de parole tous les cinq ans : une révolution « façon Robespierre »... qui n’abolit pas les privilèges (horaires). Cette mutilation proactive du débat démocratique assumée en toute décontraction par les dirigeants de médias est évidemment pratiquée en dehors des périodes électorales, où prévaut cette fois l’équité du temps de parole, dont on imagine aisément à quel point elle importe à Guillaume Dubois [1]…
L’enfer pavé de bonnes intentions de France Info
Lors d’une interview diffusée le 26 septembre 2021, la directrice de la rédaction de France Info, Estelle Cognacq, a livré, au détour d’une question sur la parité, d’intéressantes révélations sur les critères déterminant le choix des invités politiques de la radio publique :
On [France Info] essaye d’aller détecter aussi des femmes qu’on [le public] voit peut-être moins, que l’on [responsables politiques] teste dans certains partis, où on [France Info] se dit : « Voilà, là, il y a une femme qu’on a entendue qui est devenue maire, qui est devenue présidente de région ». Et on [France Info] essaye de l’inviter, de voir, de lui donner, je dirais, une exposition pour que derrière, elle devienne elle aussi incontournable.
« On » [Acrimed] comprend donc que France Info participe à déterminer quelles doivent être les figures politiques de premier rang. C’est bien France Info qui, sciemment, cherche à produire le caractère « incontournable » de certaines figures politiques, en piochant parmi les personnalités que certains partis « testent » médiatiquement. S’il est tout à fait louable de vouloir féminiser les plateaux de télévision – en 2020, la présence des femmes politiques était en baisse, limitée à 31 % –, il est consternant que cela ait lieu au prix d’un fâcheux mélange des genres entre grandes formations politiques et médias.
Sans compter qu’être « incontournable », c’est obtenir le tampon du « bon client », disponible et télégénique. Ou comment instituer la proximité géographique avec les studios parisiens et l’aisance devant un micro ou une caméra comme principaux critères de choix des responsables politiques…
Ces pratiques permettent à certains journalistes de s’arroger un pouvoir qui n’est pas le leur en effectuant, comme dans un scrutin indirect, une présélection des figures aptes à occuper les responsabilités politiques les plus éminentes. Cela revient à dessaisir les militants des partis politiques et à contraindre le choix des électeurs, et conduit en outre inévitablement à une homogénéisation des parcours et des profils sélectionnés, sans même parler de la diversité des idées et des points de vue défendus par les candidats.
Le 26 septembre, la directrice de la rédaction de France Info expliquait donc sans même s’en rendre compte comment s’exerce l’un des pouvoirs des médias : les journalistes politiques et les chefferies rédactionnelles choisissent les discours qui doivent être mis en avant et décrètent quelles personnalités politiques méritent la visibilité publique. En d’autres termes, celles qui acceptent de se plier à l’agenda du moment et consentent à développer les points de vue attendus sur les sujets imposés. Voilà le cadre « légitime » du « pluralisme ». Un pluralisme détraqué, en forme de circulation circulaire de la notoriété, qui convergea obsessionnellement vers Emmanuel Macron en 2016 et 2017, et dont profite depuis quelques mois Éric Zemmour. Une dérive sans fin que ne sauraient endiguer les règles du CSA, si peu contraignantes, pas plus que son rôle de « régulateur », si dérisoire que les quelques garde-fous existants sont allègrement bafoués par les directeurs d’antenne. En toute impunité. Vous avez dit « débat démocratique » ?
Lucile Girard et Sacha Bercier, avec Blaise Magnin