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Les médias et la taxe Zucman : hystériser pour décrédibiliser l’idée de justice fiscale

par Michel Rocca,

Nous publions sous forme de tribune [1] une contribution de l’économiste Michel Rocca.

L’idée de la taxe Zucman agite fortement le débat politique au moment où des choix budgétaires difficiles du Premier ministre sont attendus. Pour une meilleure justice fiscale, l’économiste Gabriel Zucman propose en effet la création d’un impôt annuel minimal de 2% sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros.

En France, « toucher » au patrimoine des citoyens riches est toujours un moment où l’hystérisation tente de prendre le pas sur l’information et le débat citoyen.

Dans une déclaration au Sunday Times publiée le 20 septembre 2025, Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH et première fortune de France, qualifie ainsi l’économiste Gabriel Zucman de « militant d’extrême gauche ». « On ne comprend pas les positions de M. Zucman si l’on oublie qu’il est d’abord un militant d’extrême gauche. A ce titre, il met au service de son idéologie (qui vise la destruction de l’économie libérale, la seule qui fonctionne pour le bien de tous) une pseudo-compétence universitaire qui, elle-même, fait largement débat », déclare-t-il.

Une partie des observateurs s’inquiète évidemment de la forme, tout en rappelant que l’idée que les milliardaires contribuent davantage aux charges communes est très majoritaire dans l’opinion, quelle que soit l’orientation politique des citoyens. « De la part du premier contributeur potentiel, environ 3 milliards d’euros annuel, on aurait aimé des faits, des arguments, pas cette diatribe qui convint davantage de la panique des ultra riches que de l’ineptie de la mesure » (Patrick Cohen, France Inter, 22/09/2025).

Mais l’habituel train de l’hystérisation du débat public sur la question de la taxation des riches est bel et bien lancé. Redoutable d’efficacité, cette hystérisation (ou exaltation exagérée) a une dynamique : elle est comme un ensemble de vannes qui libèrent des flots. Des flots d’exagérations dans le but de réduire à néant l’idée de Gabriel Zucman.

Zucman, Piketty et les autres : de « véritables amateurs »


En évoquant la « pseudo compétence universitaire », le procès médiatique en amateurisme est légitimé. C’est la première vanne.

Agnès Verdier-Molinié, directrice de la fondation libérale IFRAP, est sans nul doute la plus offensive. Le 24 septembre sur BFM Business : elle a recalculé et les chiffres sont faux. Et d’ailleurs, il n’y a pas de taxation relativement faible des riches en France. Le 17 juin 2025 sur la même chaîne, elle parlait déjà « d’une manipulation des chiffres ». Zucman et son mentor Piketty s’appuient donc sur des données fausses.

Même si l’attaque est menée de manière plus civilisée, les opposants académiques à la taxe Zucman montent également au créneau en estimant, plus généralement, que l’idée ne tient pas.

Pour la journaliste Géraldine Woessner dans Le Point du 24 septembre, « si la taxe Zucman est plébiscitée par 68 % des Français, un sondage de l’institut Cluster17 pour "Le Point", révèle aussi une certaine confusion : on veut taxer les riches sans savoir vraiment qui ils sont ». Dans le même numéro du Point, Antoine Lévy, professeur à Berkeley, estime d’ailleurs que « les inégalités n’ont pas massivement augmenté ». Bref, il n’y a pas de problème de contribution insuffisante des riches à la solidarité nationale.

Pour Christian Saint-Etienne, Professeur d’économie, c’est encore plus simple : « Les fondements théoriques et politiques de la taxe Zucman sont faux. » (L’Opinion, 23/09)

Président du Conseil d’analyse économique, Xavier Barjavel explique pour sa part sur BFM-TV le 25 septembre qu’il serait plus efficace de proposer « un package de mesures » pour une meilleure justice fiscale plutôt qu’un dispositif inédit et « pas ciblé » comme la taxe Zucman. Ne voyant pas s’appliquer la taxe Zucman, il la considère comme une sorte de fenêtre d’Overton laissant la place à d’autres dispositifs… nécessairement plus efficaces.

Mais, dans tous les cas, ces interventions médiatiques ouvrent la première vanne du discrédit de l’économiste Zucman. Et, étrangement, le plein soutien de plusieurs Prix Nobel (Esther Duflo, Paul Krugman et Joseph Stiglitz) ne compte pas pour les médias. Les entrepreneurs peuvent dès lors déployer leur habituelle critique de la vérité du terrain entrepreneurial : les économistes ne connaissent rien à l’économie, « c’est pas ça la vraie vie » comme le rappelle Pierre Gattaz, ancien président du Medef sur Boursorama.


Des « gens » qui font de la politique…


En instillant l’idée – grossièrement fausse – que Gabriel Zucman est un « militant d’extrême gauche », Bernard Arnault ouvre encore plus la deuxième vanne de l’hystérisation. L’ensemble des médias réactionnaires se voit conforté dans ses messages.

Ainsi, le 21 septembre 2025, le plateau d’Europe 1 animé par Eliot Deval, journaliste sur Europe 1 et CNews, disserte sur « l’audiovisuel public qui a comploté avec la gauche pour imposer le débat sur la taxe Zucman ».

En vérité, c’est le pedigree, évidemment caché, de Gabriel Zucman qui est scruté en recherchant les indices d’un activisme politique malsain.

Ainsi, le Journal du Dimanche du 20 septembre « dévoile » que Gabriel Zucman « a également participé aux programmes économiques de la Nupes puis du Nouveau Front populaire, tous deux bâtis sur une explosion supplémentaire de la fiscalité dans un pays déjà champion du monde des impôts. Son nom circule aussi à l’Institut La Boétie, laboratoire d’idées mélenchoniste. Quant à l’UE Tax Observatory, qu’il dirige, il est financé par l’Open Society Foundations du milliardaire et philanthrope de gauche George Soros. Autant de détails rarement mentionnés quand il prend la parole sur les chaînes publique ». Visiblement, apporter un soutien de citoyen-universitaire à un programme économique proposé au suffrage électoral est devenu un acte fondamentalement subversif, empêchant toute compétence et devant être rappelé à chaque prise de parole.

Comme le synthétise Jules Torres dans la même livraison du JDD, la taxe Zucman est « une arnaque fiscale »… « C’est le nouvel oracle fiscal. Gabriel Zucman n’est pas un chercheur neutre, mais un pur produit de la gauche intellectuelle. Élève de Thomas Piketty, prophète de "l’impôt-monde", professeur en Californie, directeur d’un observatoire financé par Bruxelles : bref, la caution académique d’une idéologie qui ne connaît qu’un seul verbe depuis vingt ans – taxer ». Avoir une sensibilité politique empêche de raisonner.

Et de conclure, « la France n’a pas besoin d’une taxe Zucman, elle a besoin d’un grand coup de tronçonneuse ». Chacun comprend que l’aspiration aux méthodes du libertarisme argentin constitue la toile de fond.

Mais, après avoir successivement ouvert les vannes de l’amateurisme et de la politisation de Gabriel Zucman, il restait encore une dernière vanne de l’hystérisation du débat que Bernard Arnault semble bien franchir par l’allusion à « une pseudo-compétence universitaire qui elle-même fait largement débat ». Il s’agit de la vanne de la calomnie sur la personne. C’est sans nul doute la plus terrible tant l’histoire nous montre qu’elle peut, très vite, avoir des conséquences tragiques par les flots qu’elle libère.

Lorsque Bernard Arnault évoque presque incidemment l’existence d’un « débat », il fait en fait allusion au refus de l’université de Harvard d’embaucher Gabriel Zucman... en 2018. Même si l’article du Huffington Post du 15 septembre 2025, montre très bien que cette pseudo-information n’est qu’une fake news émanant d’un groupe de réflexion libertarien conservateur (déjà très violemment critique des travaux de Thomas Piketty), la calomnie se répand. Harvard n’aurait pas recruté Zucman, déjà professeur dans la grande université publique de Berkeley… car il n’est tout simplement pas bon ! N’importe quel apprenti économiste sait évidemment que Zucman comme Piketty sont de très brillants économistes, mondialement reconnus et parmi les meilleurs de leurs générations.

Pourtant, les flots sont libérés. Ainsi, Thierry Breton sur France Info le 15 septembre 2025 n’hésite pas à reprendre « l’information » pour discréditer la qualité du promoteur de la taxe Zucman. Le Point du 17 septembre relaie cette calomnie en rappelant, en chapô de l’article, cette « information », et indique, par ailleurs, que Bernie Sanders avait même renoncer à reprendre les idées de Zucman. Si même son « camp » le désavoue, alors...


Quand la calomnie tourne au tragique


Cette vanne de l’hystérisation par la calomnie de la personne qui porte l’idée de taxer les riches est malheureusement habituelle dans l’histoire du capitalisme. L’hystérisation du débat sur la taxation des riches a d’ailleurs une histoire parfois tragique.

Ainsi, à la veille de la Première guerre mondiale, 1% des plus riches concentrent 55% de la valeur des patrimoines déclarés. Plusieurs tentatives infructueuses de créer un impôt sur le revenu échouent du fait d’opposants dénonçant une « inquisition fiscale » comme le rappelle Le Point du 16 février 2024. Aujourd’hui, nombre d’intervenants sur les plateaux des chaînes d’information en continu évoquent très vite « l’expropriation » que représenterait l’application de la taxe Zucman.

Le 15 janvier 1914, Joseph Caillaux, de nouveau ministre des Finances du gouvernement Doumergue, dépose un projet d’impôt annuel sur le capital, dans un but de solidarité nationale. Inspecteur des finances, spécialiste reconnu de fiscalité publique, précurseur de la lutte contre les paradis fiscaux, il revient, une nouvelle fois, avec un projet déjà maintes fois discuté puis rejeté politiquement dans les années 1900-1910.

Mais la calomnie (avérée ou pas) de la personne de Caillaux aura une nouvelle fois raison de son projet et de sa carrière. Le Figaro publie en effet une lettre qu’il adresse en 1901 à sa première femme. Cette lettre laisse apparaître une posture hypocrite de Caillaux [2] : « J’ai remporté un très beau succès : j’ai écrasé l’impôt sur le revenu en ayant l’air de le défendre » dit-il. Cet article s’inscrit en fait dans une stratégie violente de quotidiens de droite et du Figaro qui publie, à lui seul, 138 articles en 95 jours sur le projet de Caillaux.

Le 16 mars 1914, soit deux mois après l’annonce du projet d’impôt, Henriette Caillaux, seconde épouse du ministre, assassine d’un coup de revolver Gaston Calmette, directeur du Figaro. Caillaux démissionne immédiatement et le projet est abandonné. Lors de son procès, elle justifie son geste par le caractère insupportable de la campagne de presse calomnieuse dont son conjoint est la cible. C’est en 1916, après un chemin législatif encore compliqué, que l’impôt général sur les revenus sera finalement appliqué pour la première fois.

Les attaques de la presse de l’année 1914 ne sont en rien liées aux débats sur les problèmes techniques, politiques ou économiques que poseraient l’adoption d’une taxe nouvelle.

C’est systématiquement la moralité de la personne qui est visée jour après jour pendant des semaines. Ainsi, le 29 janvier 1914, le directeur du Figaro publie en première page un article intitulé « les combinaisons secrètes de Monsieur Caillaux ». Au moment où ce dernier présente son « fameux projet de fiscalité anti française et d’inquisition vexatoire » (l’impôt sur le revenu), l’article se propose de montrer, « chiffres à l’appui […] comment le Ministre des Finances a toujours été préoccupé d’obtenir les prébendes bien rétribuées, et que le souci des intérêts privés dont il s’est donné la garde […] l’a constamment porté à se concilier les sympathies agissantes des banques… ». Et chaque jour de ce début d’année 1914, Le Figaro aura cette posture. Et aucune parution des mois de janvier et février 1914 ne manquent de revenir sur la moralité, les étranges habitudes ou les prétendues errances du ministre Caillaux.

Si l’histoire de la taxation des riches n’est pas toujours aussi tragique (ici pour celui qui hystérise), l’hystérisation par la calomnie du porteur de projet reste par contre l’arme fatale dans le débat.

Sous l’ère progressiste aux États-Unis, par exemple, le projet de « recréer » un impôt sur le revenu [3] porté par les travaux du célèbre économiste progressiste Richard T. Ely dans les années 1880 fut ainsi très sévèrement combattu. Fait très inhabituel, le débat se déplaça de la sphère académique - il y avait des articles dans la revue Science - à la sphère médiatique. Et la violence du propos fut tout aussi inhabituelle pour le monde universitaire américain de la fin du 19e siècle.

Le plus écouté des libéraux de l’époque, Simon Newcomb, signa un article en 1886 dans The Nation, l’un des premiers magazines d’opinion américains à large diffusion. Critiquant plus globalement l’œuvre d’Ely, ses penchants socialistes et le caractère peu scientifique de ses travaux, le texte réclamait publiquement que Richard T. Ely soit chassé de l’université John Hopkins où tous deux étaient collègues. Et il fut entendu.

Proposer que la solidarité par l’impôt, en particulier celui des plus aisés, soit une règle de vie vertueuse en société est toujours risqué, en particulier pour celui qui le propose.


Michel Rocca

 
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Notes

[1Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’association Acrimed.

[2À lire le texte de Benoît Jean-Antoine de 2018 montrant de manière très intéressante les évolutions parfois étranges de la pensée de J. Caillaux.

[3Aux États-Unis, l’impôt sur le revenu a été créé en 1861 afin de générer des revenus pour la guerre civile. Le Congrès a abrogé la taxe en 1872. L’impôt fédéral sur le revenu est finalement mis en place par l’intermédiaire du 16e amendement ratifié le 3 février 1913.

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