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Polémiques autour du déjeuner présidentiel : l’impossible autocritique

par Maxime Friot, Pauline Perrenot,

Le 17 janvier, Emmanuel Macron invitait dix éditorialistes à déjeuner à l’Élysée. À l’avant-veille du premier jour de mobilisation contre la réforme des retraites, le président de la République souhaitait leur confier ses états d’âme, pour qu’ils se chargent de les faire savoir, mais sans qu’ils mentionnent leur source, ni le déjeuner. Les dix heureux élus se sont empressés d’obéir, mais la tenue de cette rencontre a fuité, suscitant çà et là quelques critiques – aussitôt balayées d’un revers de main par certaines éminences médiatiques. Une règle d’or semble en effet primer sur toute considération déontologique : le journalisme politique est intouchable.

Un mot, pour commencer, des dix journalistes sélectionnés par l’Élysée. Sans trop de surprise figurent dans la liste des professionnels influents : ceux qui disposent d’un pouvoir éditorial dans leur rédaction (éditorialistes, chefs de service politique, rédacteurs en chef, intervieweurs) ; ceux qui accaparent de ce fait la parole dans d’autres médias que le leur, notamment dans l’audiovisuel (émissions de commentaire, éditos radiophoniques, interviews politiques) ; ceux qui, enfin, ne ménagent pas leurs efforts pour assurer le SAV des réformes libérales les unes après les autres. Ainsi va le pluralisme dans les médias dominants… et ainsi en profitent les chouchous du président : Françoise Fressoz (Le Monde), Guillaume Tabard (Le Figaro), Dominique Seux et Cécile Cornudet (Les Échos), David Revault d’Allones (Le Journal du dimanche), Stéphane Vernay (Ouest France), Nathalie Saint-Cricq (France Télévisions), Benjamin Duhamel (BFM-TV), Yaël Goosz (France Inter) et Alba Ventura (RTL).

Que les choses soient claires : ces professionnels n’ont pas ventilé les éléments de langage présidentiels sous contrainte, ni attendu, pour nombre d’entre eux, un déjeuner avec le président pour chanter les louanges de la réforme des retraites ! Pour une bonne et simple raison : tous (ou presque ?) l’approuvent, et profitent de leurs créneaux d’expression pour le faire savoir et prescrire leur opinion à cet égard [1].

Reste que cette opération de communication soulève trois problèmes majeurs du point de vue du journalisme, des médias français et du rapport des journalistes politiques à la parole gouvernementale :


1. La fabrique de l’agenda politique et médiatique. À la veille de la première grande journée de mobilisation, les lecteurs, auditeurs et téléspectateurs ont été invités à penser… à « ce que pense le président ». Que les éditorialistes soient louangeurs ou critiques de ses propos (nous y reviendrons…) ne change rien au problème fondamental : il suffit à Emmanuel Macron de lever le petit doigt pour que sa communication soit considérée comme une information – pour ne pas dire un « événement » – en tant que telle, et accapare aussitôt l’attention des commentateurs officiels. Peu importe que les éléments rapportés – déjà tenus par la plupart des ministres sur la plupart des plateaux, ainsi que dans la presse – relèvent d’ailleurs d’une « non-information » : il en va là du pouvoir d’agenda qu’exercent à sens unique les chefferies éditoriales ; agenda pouvant être, comme ce fut le cas ici, allègrement co-fabriqué avec le pouvoir lui-même.


2. La communication politique sans filtre. Dans des médias reconvertis en caisse de résonance du pouvoir, les frontières entre journalisme politique et communication sont poreuses, pour ne pas dire inexistantes. De cette opération en effet, la seule information digne de ce nom est logiquement la seule qui ne fut médiatisée par aucun des dix porte-parole officieux du gouvernement : les conditions mêmes du dispositif, choisies par Emmanuel Macron et respectées servilement par les éditorialistes. En lieu et place ? Des duplicata de la parole présidentielle sans distance critique, et une série de comptes rendus que l’on peine à distinguer des notes de communicants, ainsi que le démontraient par exemple Arrêt sur images, Le Média ou le compte « Structures minimalistes » sur Twitter. Pour Arrêt sur images, Pauline Bock relevait en prime cette petite facétie du quotidien « de référence » :

Pas plus tard qu’en décembre dernier, Le Monde consacrait un long article au « off », décrit comme une « dérive politique ». « La tenue de propos anonymes est devenue une véritable arme de communication sous la présidence d’Emmanuel Macron », concluait le journal du soir […]. Côté pile, le Monde critique le « off » avec une plume acérée ; côté face, Le Monde donne raison au président qui abuse du « off » […].

Privilège réservé aux « grands médias » : donner d’autant plus volontiers des leçons qu’on ne se sent aucunement tenu de les respecter.


3. Le microcosme politico-médiatique. Emmanuel Macron n’est pas un marionnettiste et les dix éditorialistes en question avaient toute latitude pour refuser l’exercice. Le contrat tacite qu’ils ratifient pourtant tous – et de bon cœur – souligne un troisième problème : la proximité sociologique et la solidarité de classe qui unit fondamentalement cette élite journalistique avec un gouvernement au service des élites économiques, et l’homogénéité sociale des journalistes-vedettes – que ces derniers travaillent au Monde ou au Figaro, à RTL ou France Inter, à BFM-TV ou sur France Télévisions. Un entre-soi qui n’en finit pas de miner le pluralisme d’un côté, et l’information de l’autre.


« Les journalistes font leur travail »


On le voit : les critiques légitimes ne manquent pas. Rêvons : les conséquences de ce déjeuner mondain sur l’information auraient pu être l’occasion d’un débat sur les pratiques du journalisme politique. La rencontre ayant été mise au jour par des professionnels du sérail – le média Politico et l’émission « C médiatique » (France 5) – le sujet a effectivement été traité dans d’autres émissions… mais marginalement et expédié sans tarder.

Dans la famille Duhamel d’abord, on ne voit pas le problème. Benjamin bien sûr, l’un des convives du déjeuner : « Tous les responsables politiques font des déjeuners avec des journalistes pour tout simplement qu’on aille rechercher l’information ! » (BFM-TV, 29/01) Son oncle dirait même plus : « Moi ça me paraît plutôt quelque chose d’intelligent. » (Alain Duhamel, France 5, 27/01) Nathalie Saint-Cricq – mère du premier, belle-sœur du second –, présente elle aussi autour de la table d’Emmanuel Macron, n’a pas encore pris position, mais on l’imagine sans trop de peine.

« Les journalistes font leur travail, bon, voilà ! » renchérit Jean-Michel Aphatie (LCI, 26/01), tandis qu’une autre voix de l’indépendance journalistique s’insurge dans « Quotidien » : « Ils n’ont fait aucune faute. Ils sont allés à la source et ils ont raconté. » (Ruth Elkrief, TMC, 27/01) Pour réfléchir à la question, dans « Les Grandes gueules », Olivier Truchot et Alain Marschall sollicitent Guillaume Tabard (autre convive), qui confirme n’avoir rien à se reprocher : « On ne peut pas vraiment dire que je me suis fait le porte-parole servile de ce qu’Emmanuel Macron voulait ! » (RMC, 25/01) « Pas vraiment », en effet : il faut plutôt dire que ce fut « complètement » le cas. Piqué au vif par un tweet d’Edwy Plenel pointant du doigt le « journalisme de gouvernement », Yaël Goosz, autre convive, répond vexé : « Que savez-vous de l’usage qui a été fait de cet échange sur l’antenne ? Vous pensez que je suis une machine à recracher des EDL [2] ? Avez-vous écouté les journaux mercredi matin ? Un échange avec le président de la République ne fait pas de vous un perroquet » (Twitter, 24/01). « Porte-voix » siérait-il davantage au chef du service politique de France Inter ? Car en dépit de son assurance, « l’usage qui a été fait de cet échange » exclut que l’on puisse parler de journalisme. Si l’on écoute les journaux du mercredi matin (18/01), comme le réclame Yaël Goosz, et précisément celui de 7h, dans lequel est intervenu Goosz Yaël, le verdict est accablant (voir en annexe).


« Complotisme », « populisme », « couillonnade », « ignominie » : disqualification de la critique


C’est que la corporation ne se contente pas de défendre la déontologie des dix convives : elle se dresse de toute sa hauteur face aux critiques et renvoie dans les cordes tous ceux qui ont l’outrecuidance de protester. « Un mauvais procès aux journalistes en question » affirme ainsi Olivier Truchot (RMC, 25/01), avant de proposer un argument audacieux : « Je ne crois pas que Françoise Fressoz, par exemple, du Monde, soit une macroniste pure et dure. » À de maintes occasions, et en particulier par temps de campagne présidentielle, la journaliste du Monde en a pourtant donné tous les gages !

Une « polémique inutile et stupide » corrobore avec modération Ruth Elkrief (TMC, 27/01), avant de poursuivre sur sa lancée : « C’est une forme de populisme de reprocher ça. » Mais encore ? « C’est vraiment une forme presque de complotisme, quoi. C’est pas bien. C’est pas bien d’accentuer la défiance. » Dans un bel élan de solidarité – qui ne saurait s’apparenter à du « corporatisme », Sophia Aram dégaine à son tour l’arme fatale du « populisme » (France Inter, 30/01), quand Jean-Michel Aphatie recourait déjà au même stigmate sur LCI : « La critique est complotiste ! […] C’est quand même le degré zéro de l’intelligence ou alors c’est très performant dans la bêtise. » Il faut dire que ce jour-là, le chien de garde – qui n’aime rien tant qu’aboyer contre la critique des médias en général, et de l’entre-soi des journalistes politiques en particulier – était en grande forme : « Une couillonnade terrible cette polémique ! » Pas touche aux confrères ! « Dominique Seux, on le connaît ici ! Les Échos, France Inter ! Un journaliste indépendant d’esprit, on peut le dire puisqu’il intervient souvent dans votre émission David [Pujadas]. » Défense de rire.

Claude Askolovitch, qui sait aussi défendre ses petits camarades, y va de son tweet : « Assener que les confrères qui ont déjeuné avec Macron se sont fait dicter des éléments de langages, tels des petits télégraphiste [sic], est un foutage de gueule et un [re-sic] ignominie. » (Twitter, 25/01)

« Ignominie » ? Nom féminin, Larousse : « Degré extrême du déshonneur ou de l’indignité, résultant d’un outrage public, d’une condamnation ou d’une action infamante. » À bon entendeur…


***


Il est d’autant plus aisé pour ces éditocrates d’écarter toute remise en cause qu’ils détiennent le monopole de la parole, et peuvent se dispenser de la moindre argumentation, au profit de l’invective et de l’injure, en toute bonne conscience. Et c’est ainsi que la critique des médias, qui n’a pas voix au chapitre, est une nouvelle fois disqualifiée et caricaturée… en son absence. Les tenanciers des médias n’étant pas de grands adeptes de l’autocritique – et c’est un euphémisme ! –, l’autolégitimation des pratiques journalistiques a de beaux jours devant elle. Ce qui fonde, du reste, la double impunité des chiens de garde : écraser d’un pied la déontologie pour mieux servir de caisse de résonance au pouvoir, et de l’autre, piétiner toute critique des dérives structurelles du journalisme politique pour mieux secourir les confrères…


Pauline Perrenot et Maxime Friot


Annexe : Le journal de 7h, France Inter, 18 janvier.


Après 18 secondes décrivant une « France au ralenti » à cause des perturbations à venir dans les transports, le journal de 7h de France Inter consacre un reportage d’une minute et trente-huit secondes à l’opposition des policiers à la réforme des retraites. Une partie de ce reportage est dédiée à la position de Gérald Darmanin, « droit dans les bottes du gouvernement », dont des propos sont diffusés à l’antenne. Vient ensuite « l’usage qui a été fait de [l’]échange » entre Yaël Goosz et Emmanuel Macron :

- Anaïs Feuga : L’enjeu de la journée de demain, pour les syndicats, c’est d’afficher une mobilisation massive : combien de personnes dans les rues ? Certains en espèrent plus d’un million, comme lors des grandes grèves de 1995. Mais pour l’exécutif, peu importe le chiffre qui sera annoncé demain soir – bonjour Yaël Goosz, chef du service politique d’Inter –, car selon le président, la mobilisation ne reflète pas forcément l’état d’esprit des Français.

- Yaël Goosz : Et vous alors Anaïs, comment vous sentez les choses ? C’est la question que pose inlassablement le président en ce moment. Et ce qui remonte ne fait pas paniquer l’Élysée, loin de là. Oui, il y a une inquiétude, une lassitude profonde, les Français enchaînent, encaissent les crises, énergétique, inflationniste, parfois dans leur chair, le Covid. Mais de là à vouloir tout renverser, au contraire pense le président, les Français n’ont pas envie d’un pays bloqué. Et sa réforme va aider. Il n’y a pas que les intérêts défendus par les syndicats, les intérêts de ceux qui sont déjà insérés dans le monde du travail. Emmanuel Macron pense que sa réforme marque un progrès pour les jeunes, les chômeurs et les retraités modestes. Une réforme vue comme un moyen de réarmer le pays, en dégageant de la richesse grâce au fait de travailler plus longtemps, richesse qui peut permettre d’aider l’école et l’hôpital.

- Anaïs Feuga : Et plus question non plus de reculer.

- Yaël Goosz : Alors non, ça, c’est exclu. Que la CGT et la CFDT aient un mandat de leur base pour s’opposer, d’accord, mais lui, il a reçu un mandat démocratique clair des Français, c’est la présidentielle. Personne n’est pris par surprise contrairement à 1995. Alors est-ce le bon moment pour la faire cette réforme ? Le président pense qu’il n’y a jamais de bon moment mais lui est aux responsabilités, en prise avec le réel. Il faut arrêter, nous dit-on, avec l’argent magique d’un État et donc d’un contribuable qui bouche les trous. Un président déterminé, mais caché pour l’instant derrière Matignon. Y a-t-il encore une marge de négociation ? Seulement si c’est neutre financièrement, on fait des économies, quoi qu’il en coûte.

- Anaïs Feuga : Volonté de l’exécutif de rendre cette réforme incontournable, on l’a compris. Mais prenons du recul pour voir ce qu’on en pense ailleurs, et en particulier au forum économique de Davos, en Suisse.

Alors, journalisme... ou communication ? L’usage – extensif – du discours indirect libre [3] implique qu’à de nombreuses reprises, on ne distingue pas qui s’exprime d’entre Emmanuel Macron ou Yaël Goosz – a fortiori à l’oral et sans la moindre prise de distance critique de la part du journaliste. Les propos du premier sont ainsi, de fait, « servilement » endossés par le second. Et comme nous le soulignions plus haut, le résultat est qu’à la veille de la mobilisation du 19 janvier, la parole présidentielle occupe le devant de la scène. Pour boucler le dossier « retraites », le journal de 7h se fend dans la foulée d’un reportage au forum économique de Davos (une minute et vingt-cinq secondes), où s’expriment trois experts de taille : une « experte financière allemande », un « ancien gouverneur de la banque de Finlande » et la « présidente du Conseil européen de la recherche » : les deux premiers soutiennent la réforme, et la troisième alerte sur « la montée de la contestation et des populismes un peu partout sur la planète »... !

 
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Notes

[1On retrouve d’ailleurs une partie de ces éditorialistes dans nos précédents articles consacrés au traitement médiatique de la réforme des retraites.

[2Éléments de langage.

[3Ainsi que le définit Wikipédia, la particularité du discours indirect libre « est de ne pas utiliser de verbe introducteur (parler, dire, demander ou interroger...) […] De même, le locuteur n’est pas identifié de façon explicite. »

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