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Tuer Bourdieu trois fois : quand Nathalie Heinich règle ses comptes dans L’Express

par Benjamin Ferron,

Nous publions, sous forme de tribune [1], un texte du sociologue Benjamin Ferron, en réaction à l’interview de Nathalie Heinich dans L’Express, le 26 janvier.

En janvier 2002, la mort de Pierre Bourdieu avait été une occasion en or pour la presse dominante, échaudée par ses analyses critiques des médias [2], de tuer le sociologue une seconde fois, comme l’avait notamment déploré l’écrivaine Annie Ernaux et documenté Acrimed. L’anniversaire des vingt ans de sa mort (1930-2002) qui voient les hommages au sociologue se multiplier, le plus souvent en contradiction avec le portrait stéréotypé que les médias français ont pu en faire depuis vingt ans, a contraint ces derniers à consacrer quelques articles obligés à l’événement. L’occasion de revenir à la charge, mais de manière plus subtile dans ce contexte moins favorable aux caricatures éhontées. Résultat : des articles sans intérêt distillant les poncifs habituels sur « l’intellectuel engagé » à la « gauche de la gauche » – reléguant l’essentiel de ses apports à la sociologie au second plan. Parmi cette production médiatique, une interview de notre experte médiatique en Bourdieuphobie préférée, la sociologue Nathalie Heinich, publiée dans L’Express le 26 janvier et délicieusement intitulée « Il aurait été embêté par le woke », a tout particulièrement retenu notre attention. Comment se (re)payer Bourdieu vingt ans après sa mort, et en tirer des profits symboliques ? Mode d’emploi.

Si le pire a le plus souvent côtoyé le médiocre au cours de cette séquence médiatique, on notera tout de même l’effort remarquable de L’Humanité – à l’origine de 22 articles sur les 30 parus dans la presse généraliste nationale en janvier 2022 –, qui a consacré un dossier spécial au sociologue, le décrivant comme « un scientifique très rigoureux, engagé dans les mouvements sociaux et politiques ». Un travail journalistique à la hauteur de l’œuvre et la reconnaissance scientifique de Bourdieu : l’auteur de La Distinction (1979), considéré comme l’un des dix ouvrages majeurs de sociologie du XXe siècle par l’American Sociological Association, est aujourd’hui l’un des auteurs les plus cités au monde dans le domaine des sciences sociales.

Mais le journalisme culturel, l’actualité scientifique et l’information sur la vie intellectuelle n’intéressent pas L’Express, qui préfère régler des comptes politiques avec le sociologue. Pour ce faire, l’hebdomadaire de Drahi et Weill sollicite Nathalie Heinich, ancienne doctorante de Bourdieu, spécialiste de sociologie de l’art, directrice (pardon : directeur [3]) de recherche au CNRS, et progressivement devenue une militante acharnée contre ses collègues dits « bourdieusiens ». Ce tournant s’affirme notamment en 2007 avec la publication de son livre-pamphlet Pourquoi Bourdieu [4] et se confirme jusqu’à la caricature dans un petit essai publié en 2021 : Ce que le militantisme fait à la recherche [5]. Ses thèses « Bourdieuphobes » n’ont pas manqué de provoquer des réactions indignées et navrées de ses collègues sociologues, dénonçant ses manquements à la rigueur scientifique et ses dénonciations politiques (très) à droite du PACS, du voile islamique, de la PMA, de « l’islamo-gauchisme » ou du « wokisme », distillées à coups de tribunes dans Le Monde, Libération, Le Figaro ou d’invitations sur les plateaux de France culture ou de l’extrême-droitière Radio Courtoisie.

Son propos dans l’interview de L’Express mérite qu’on s’y arrête. Présentée par le journaliste comme une ancienne doctorante de Bourdieu – ce qui est vrai, le chapô introductif explique leur « éloignement » par des « avancées de carrière » – ce qui est faux : les deux sociologues ont eu très tôt des désaccords scientifiques. Dans son cours du 6 janvier 1999 consacré à Manet, Bourdieu le dit très nettement :

Il y a une sociologie, à un faible degré chez Raymonde Moulin, à un fort degré chez Nathalie Heinich, qui propose un populisme scientifique : cette sociologie se sert de la connaissance, établie scientifiquement, des déterminants sociaux de la propension à consommer des œuvres d’art et à consommer des œuvres d’art d’avant-garde et peut donc s’armer de la connaissance de la distribution des goûts en matière de peinture pour justifier une certaine condamnation de l’avant-garde. La dénonciation de ce populisme de la sociologie […] conduit à une dénonciation, scientifiquement légitimée, de la réaction artistique. [6]

Bourdieu quant à lui est dépeint avec des métaphores religieuses comme un chef de secte autoritaire : ce « pape de la discipline », au « caractère impérieux et clanique », serait entourée d’une « aura », et « plus célébré que jamais au sein de la gauche de la gauche » (sic) [7].

Le plus plaisant ne réside toutefois pas dans ces courtes présentations de l’interviewée et de celui à qui elle rend un hommage assassin, mais dans les propos de Nathalie Heinich eux-mêmes. Difficile, on va le voir, de ne pas céder à la tentation de retourner contre elle-même les critiques qu’elle formule. Elle énonce en début d’entretien sa thèse centrale, avant de se lancer après une question de L’Express dans un exercice surprenant de ventriloquie :

Il me semble qu’on s’approprie souvent beaucoup certains aspects de la pensée de Bourdieu qui sont pourtant secondaires, et peu certains aspects qui ont été très importants En particulier, le Bourdieu militant, s’il existe bien (il a bien dit que « la sociologie est un sport de combat »), est un Bourdieu tardif […] À l’inverse, le Bourdieu qui me semble sous-estimé aujourd’hui, c’est le Bourdieu chercheur, avec une œuvre théorique abondante, bien au-delà du concept de « domination » qu’on cite en permanence […] ce concept est aisé à mobiliser car il permet d’articuler le Bourdieu théoricien et le Bourdieu militant : c’est la cheville qui permet de profiter de faire passer [sic] la légitimité du chercheur sur le terrain du militantisme […] Il ne faut pas essayer de faire un lecture unique de Bourdieu, car il s’est ingénié à dire tout et son contraire, selon les contextes […] Certains aspects de son œuvre relèvent de raisonnements problématiques, comme sa locution fétiche, « tout se passe comme si… » qui laisse entendre sans l’affirmer clairement l’existence d’une intentionnalité maléfique de la part d’entités abstraites – une porte ouverte aux discours plus ou moins complotistes […].

Question d’Étienne Girard : Se reconnaîtrait-il aujourd’hui dans la grille de lecture woke de la société ?

Impossible de le savoir, bien sûr, mais je pense qu’il aurait été bien embêté. D’un côté, le woke rejoint sa logique de dénonciation de toutes les dominations, et il aurait sans doute eu une sympathie militante pour ces combats. De l’autre, il aurait pu condamner les tendances totalisantes voire totalitaires de ce mouvement, qui ne respecte que superficiellement les exigences de scientificité à laquelle il est resté attaché – du moins, je le pense – jusqu’à la fin de sa vie. C’est pourquoi, probablement, il aurait défendu à ce propos, selon les contextes, des positions opposées.

L’indigence de ces propos, faux, malveillants et affligeants, n’aura pas échappé aux lecteurs attentifs de Bourdieu. Pour ceux et celles qui seraient moins familiers de son travail, prenons quelques exemples. Ainsi, l’usage du pronom impersonnel « on » permet – première dérogation à la rigueur scientifique en sociologie – de ne désigner personne en particulier. Il repose surtout sur une confusion intéressée entre les lecteurs savants et profanes de son travail, et joue à ce titre un rôle purement politique. Du côté du monde savant, ce qu’elle dit est tout simplement faux – comme le montre l’immense actualité scientifique autour de Bourdieu ces dernières années (voir annexe). Du côté des « profanes », seule une enquête de lectorat approfondie permettrait de se faire une opinion sur la question. Mentionnons à titre d’exemple les ouvrages de Raphaël Desanti sur « l’effet Bourdieu » qui tend à montrer que les aspects proprement scientifiques de son travail peuvent toucher profondément des non-spécialistes – sans être dissociés de leur dimension émancipatrice [8]. Il est en tout cas remarquable d’oser produire de telles fake news et approximations douteuses quand on se veut la pourfendeuse éclairée du « complotisme ».

Ensuite, sa distinction entre un Bourdieu « militant » et un Bourdieu « savant » part d’un postulat de schizophrénie du sociologue, qui se serait ingénié à « dire tout et son contraire ». Son exemple de l’affirmation « la sociologie est un sport de combat » montre à quel point elle ne saisit pas la continuité entre le travail scientifique et l’engagement politique : comme on le voit dans le documentaire de Pierre Carles qui porte ce titre [9], cette phrase est prononcée sur un plateau de radio associative pour décrire non pas l’engagement politique, mais le travail sociologique lui-même !

Par ailleurs, la référence à la formule « tout se passe comme si… » est, là encore, une erreur scientifique stupéfiante. La clause Ceteris paribus (du latin « toutes choses étant égales par ailleurs ») est utilisée en épistémologie des sciences lorsqu’on veut comparer deux choses en postulant qu’elles ne diffèrent que sous un certain aspect. Cette clause est très importante « lorsqu’il s’agit de tester une loi, hypothèse ou théorie donnée en prédisant, par exemple, l’occurrence d’un certain événement E : elle sert alors à indiquer l’absence de conditions inhabituelles, susceptibles d’influer sur E » [10]. Chez Bourdieu, l’importance de cette formule est d’ordre scientifique : il s’agit d’acter le fait que toute théorie sociologique n’est qu’une approche imparfaite et simplifiée du monde social. Il invitait donc ses lecteurs, notamment dans Esquisse d’une théorie de la pratique, à prendre conscience du fait que toute affirmation dans le domaine des sciences sociales devrait idéalement être précédée de cette formule pour éviter de céder à un faux « réalisme » ou à ce que le sociologue Charles Wright Mills appelle un « empirisme naïf » [11]. Bourdieu aborde le monde par une théorie de l’action probabiliste (ce qui a le plus de chances, statistiquement, de se passer) et dispositionnaliste (par opposition à intentionnaliste) : la critique de Heinich d’une « intentionnalité maléfique » est donc en contradiction totale avec l’approche du sociologue. À se demander ce qu’elle a bien pu comprendre, ou retenir, de son travail de doctorat sous sa direction.

Enfin (il y aurait bien davantage à dire de cet extrait), Nathalie Heinich règle, de manière très grossière, ses comptes avec certains de ses contemporains en utilisant Bourdieu : les soi-disant défenseurs de la « pensée woke ». Pour mesurer le niveau de bêtise intellectuelle qui accompagne les usages de cette catégorie pseudo-savante, introduite par le journaliste et reprise sans distance par l’interviewée (une sociologue digne de ce nom y aurait détecté une simple « prénotion »), on peut lire le très bon article de Valentin Denis publié dans AOC en novembre 2021. Ou encore ce courrier de l’Association française de sociologie adressé à ses membres :

[Les] transformations [des] conditions d’exercice [du métier de sociologue] s’accompagne de discours attaquant directement notre discipline et particulièrement certains de ses champs de recherche. Les propos sur les universitaires qui « cassent la République en deux », les discours des ministres sur le supposé « islamo-gauchisme » ou plus récemment sur le « wokisme » sont non seulement sans fondements, mais aussi navrants, infamants et anxiogènes. [12]

L’ironie de la position de Nathalie Heinich, c’est que Bourdieu avait parfaitement bien analysé le procédé qu’elle emploie, qu’il appelait « stratégies de réhabilitation » :

Il y a une tendance à penser que ce qu’on peut faire de mieux à propos d’une pensée du passé, c’est de la repenser comme on la penserait aujourd’hui, c’est-à-dire de la faire fonctionner dans un champ dont elle n’a rien à faire et qui peut même être totalement différent de celui dans lequel elle a été produite. En fait, comme elle peut fonctionner [dans le champ contemporain] sur la base d’homologies de structure qui ne sont pas conscientes [...] réhabiliter un adversaire passé de l’homologue passé de l’adversaire contemporain est un moyen de taper sur un adversaire contemporain. Les luttes de réhabilitation sont donc d’une grande importance [...] Le principe de ces réhabilitations, de ces redécouvertes réside donc dans le présent [...] Aussi longtemps qu’ils ne sont pas explicités, les enjeux présents au principe de stratégies concernant le passé affectent le passé même qui est réhabilité : celui qui traite de ce passé ne sait pas ce qu’il fait en traitant de ce passé, il ne sait pas que le principe de sa perception même du passé est la transposition de structures de perception liées à un état du champ sur un champ qui n’était pas structuré de la même façon et qui ne s’accompagnait donc pas des structures de perception présentes. [13]

À la décharge de notre droitière « sociologue », le contexte de célébration des vingt ans de la mort de Bourdieu a été l’occasion pour beaucoup de se faire un peu de capital symbolique sur son nom. Bourdieu avait aussi très bien saisi ce mécanisme consistant à se « payer Bourdieu » pour en tirer des profits symboliques. C’est ce que faisait par exemple L’Obs dans un article publié en 1998, et republié le 23 janvier 2022. Alors que l’hebdomadaire avait largement participé au dénigrement médiatico-savant du sociologue – Aude Lancelin décrit avec précision dans Le monde libre la détestation de Bourdieu au sein d’une rédaction [14] se rachetant vingt ans plus tard une bonne conscience. Retenons toutefois la dernière phrase de cet article, non pas formulée par la journaliste, mais tirée d’une interview d’un des nombreux héritiers intellectuels du sociologue : « Bourdieu est dépassable comme n’importe quelle référence intellectuelle… Mais il faut admettre qu’il met la barre assez haut ».


Benjamin Ferron


Annexe : Petit état de la recherche


Le travail des collaborateurs et héritiers de Bourdieu n’est sans doute pas pour rien dans la reconnaissance post-mortem dont il a bénéficié en janvier 2022. En dix ans, une équipe de chercheurs a publié ou republié ses cours au Collège de France sur l’Etat (2012), Manet et le champ de la peinture au XIXe siècle (2013), la sociologie générale (2015-2016), l’anthropologie économique (2017), les travailleurs algériens (2021) et, tout récemment, la théorie des champs sociaux. Un volumineux Dictionnaire international Bourdieu, dirigé par Gisèle Sapiro, a été publié aux éditions du CNRS en 2020. Enfin, ses interventions publiques ont fait l’objet d’une réédition chez Agone (2022). L’œuvre du chercheur est si importante qu’un ouvrage entièrement consacré à sa bibliographie a également été publié par Yvette Delsaut aux éditions Raisons d’agir. Et l’actualité de la recherche liée aux travaux de Bourdieu ne s’arrête pas là, si l’on inclut les nombreux articles publiés chaque année dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales, fondée en 1975, ou encore dans Biens Symboliques/Symbolique goods consacrée à la production et la diffusion des biens symboliques dans les champs culturels artistiques et journalistiques, les ouvrages de ses anciens collaborateurs et héritiers dans la collection Cours & travaux, ou encore les petits opus de la collection de Raisons d’agir – dont une réédition augmentée du (malheureusement) toujours très actuel Les nouveaux chiens de garde de Serge Halimi (2022).

 
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Notes

[1Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’association Acrimed, mais seulement leurs auteurs dont nous ne partageons pas nécessairement toutes les positions.

[2Les relations souvent conflictuelles entre Bourdieu et les médias, lesquelles confirment paradoxalement les thèses que le sociologue avait exposé dans Sur la télévision (1996), ont donné lieu à de nombreuses analyses documentées. Voir notamment Patrick Champagne, « Sur la ‘médiatisation’ du champ intellectuel. À propos de Sur la télévision de Pierre Bourdieu », in Louis Pinto, Gisèle Sapiro, Patrick Champagne (dir.), Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, coll. « Histoire de la pensée », 2004, p.431-458 ; Julien Duval, « Bourdieu, le journalisme et les médias », in Fabien Granjon (dir.), Matérialismes, culture et communication, Paris, Presses des Mines, 2016, p. 405-422.

[3Opposée à la féminisation des noms de métiers, Nathalie Heinich est la seule membre de son laboratoire, le CRAL, à se faire appeler « directeur de recherche ».

[4Nathalie Heinich, Pourquoi Bourdieu, Paris, Gallimard, collection « Le débat », 2007. Pour une recension critique de cet ouvrage, voir Stéphane Olivesi, « Nathalie Heinich, Pourquoi Bourdieu », Questions de communication [En ligne], 14 | 2008, mis en ligne le 24 janvier 2012, consulté le 18 février 2022.

[5Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, éditions Tracts Gallimard, n° 29.

[6Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique…, p. 27-28.

[7Rappelons que Bourdieu ne parlait pas de « la gauche de la gauche », mais d’une gauche de gauche… distincte de la gauche… « de droite », convertie aux vertus du néolibéralisme.

[8Raphaël Desanti, Henri De Monvallier, L’effet Bourdieu. Dialogue sur une sociologie libératrice, Paris, Connaissances et savoirs, 2021.

[9Pierre Carles, La sociologie est un sport de combat, CP Productions, 2001.

[10Robert Nadeau, Dictionnaire technique et analytique de l’épistémologie, Paris, PUF, Premier Cycle, 1999, p. 54.

[11Charles Wright Mills L’imagination sociologique (1959), trad. Pierre Clinquart, Paris, La Découverte, 2006.

[12Association française de sociologie, « Vœux de l’AFS : la sociologie résolue pour 2022 », 31 janvier 2022.

[13Pierre Bourdieu, Sociologie générale, volume 2…, p. 571-572.

[14Aude Lancelin, Le monde libre [2016], Paris, J’ai Lu, 2017.

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