
Les premières analyses de Pierre Bourdieu sur l’émergence des « intellectuels-journalistes » paraissent dans les années 1970 [1], et celles sur la soumission du journalisme aux exigences du marché à la fin des années 1980 [2]. En 1992, les journalistes de Reporters sans frontières l’invitent à une émission sur la guerre du Golfe : le sociologue y analyse leur contribution inconsciente à la naturalisation de la vision dominante du monde social [3] ; et un hebdomadaire grand public (Télérama) se fait l’écho de ces critiques [4].
Pourtant, en 1996 la parution de son recueil Sur la télévision [5] déclenche une polémique particulièrement violente, mobilisant les plus grands quotidiens et hebdomadaires plusieurs mois durant, période pendant laquelle le livre est en tête de la liste des meilleures ventes. L’analyse des contraintes pesant sur le travail journalistique (urgence, concurrence, etc.), qui contribuent au « désenchantement de la politique », rejoint en fait, dans cette analyse des médias, les menaces que font peser, sur le débat public, les intellectuels médiatiques, dont la production est ajustée aux exigences de l’audimat. Mais alors que les textes plus savants de Pierre Bourdieu avaient été relativement peu lus, Sur la télévision fait tomber la barrière de l’ésotérisme savant.
Par ailleurs, la situation n’est pas à l’apaisement, notamment après la parution, dans Libération (17 janvier 1995), d’un libelle intitulé « Sollers tel quel », où Pierre Bourdieu dénonce le reniement des avant-gardes consacrées, condensé dans l’apologie par Philippe Sollers du Premier ministre et candidat favori des présidentielles d’alors : « Balladur tel quel » [6]. Ce travail de dévoilement est complété par la publication, également aux éditions Raisons d’agir, des Nouveaux Chiens de garde (1997), ouvrage dans lequel Serge Halimi, alors journaliste au Monde diplomatique, décrit les réseaux du « journalisme de connivence » et son rôle déterminant dans l’installation de l’idéologie de marché dans les opinions. Sur la même ligne et dans la même collection, un ouvrage collectif de jeunes chercheurs du Centre de sociologie européenne, Le Décembre des intellectuels français, revient sur les clivages politiques que le mouvement de Décembre 95 a fait apparaître (entre les intellectuels qui ont soutenu le plan Juppé et ceux qui ont accompagné la résistance des grévistes) et sur le rôle décisif que jouent les médias dans la construction du débat public [7].
En plus des effets paradoxaux de « publicité » que la violence de la critique des éditorialistes les plus en vue a engendrés, le retentissement de ces publications peut s’expliquer par le regain des luttes sociales mais également par l’attention croissante portée aux dérives des médias – ce que confirment le lancement, « pour une action démocratique sur le terrain des médias », de l’association Acrimed (Action-critique-médias), qui fait suite au mouvement social de novembre-décembre 1995 [8] ; la mobilisation en 1998 pour la diffusion du film de Pierre Carles, Pas vu pas pris [9] ; et, deux ans après, associé à ces initiatives, le lancement d’un journal satirique de critique radicale des médias, PLPL-Pour lire pas lu, qui regroupe aussi des membres du Monde diplomatique et des éditions Agone, dont le premier numéro est diffusé lors du rassemblement organisé à Millau, en juin 2000, à l’occasion du procès des membres de la Confédération paysanne pour le « démontage » d’un McDonald’s [10]. Pierre Bourdieu fait lui-même le déplacement à Millau et intervient dans plusieurs tables rondes.
À sa visibilité croissante depuis la parution de La Misère du monde et ses prises de position très médiatisées en faveur de Décembre 95 vient alors s’ajouter la polémique qui l’oppose à Daniel Schneidermann après son passage, le 23 janvier 1996, à l’émission « Arrêt sur images » (La Cinquième), qui propose une critique de certaines productions télévisuelles. Pierre Bourdieu était venu expliquer qu’aucun véritable décryptage de la télévision ne peut être réalisé à la télévision car « ses dispositifs s’imposent même aux émissions critiques du petit écran » [11]. Ce qui aurait dû être discuté comme une analyse est alors reçu comme une attaque, surtout lorsque le sociologue tente d’expliquer en quoi les contraintes du milieu journalistique installent une « vision cynique » de la politique réduite à un microcosme coupé du public et décrite comme un simple affrontement d’ambitions égoïstes [12].
Désenchantement politique, méthode marketing et soumission au marché concurrentiel sont également les thèmes qui motiveront la participation de Pierre Bourdieu, pendant l’automne 1999, à une action, à l’initiative d’Acrimed, « pour la défense de France Culture ». Il s’agit alors de s’opposer au bouleversement des programmes qui a suivi la nomination de Jean-Marie Cavada à la présidence de Radio France et de Laure Adler à celle de France Culture. « Véritable liquidation », une telle réforme des programmes par l’importation de « “recettes” censées avoir fait le succès des stations publiques et privées » est accusée de transformer les radios publiques en outils « à peine déguisés de publicité pour les livres, les disques ou les films les plus commerciaux » [13].
L’attention du sociologue au fonctionnement des médias dominants, de plus en plus ouvertement au service de la pensée de marché, tient avant tout au fait que cette puissance fait obstacle aux luttes progressistes :
Un des grands obstacles à la constitution de forces de résistance est le fait que les dominants contrôlent les médias comme jamais dans l’histoire. […] De nos jours, tous les grands journaux français sont complètement contrôlés. Même des journaux apparemment autonomes comme Le Monde sont en fait des sociétés d’actionnaires dominées par les grandes puissances d’argent. (2001 [14])
Par-delà une critique des médias, c’est le mouvement social comme « internationale de la résistance au néolibéralisme et à toutes les formes de conservatisme » qui est au fondement des questions que Pierre Bourdieu adresse aux « maîtres du monde, ces nouveaux pouvoirs que sont les puissances conjuguées de l’argent et des médias » [15].
Thierry Discepolo et Franck Poupeau
Introduction au chapitre XI de Pierre Bourdieu, Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique, Agone, 2022.
Au sommaire du chapitre XI
— Libé 20 ans après (1988)
Commandé par Libération pour accompagner des statistiques de lectorat à l’usage de ses annonceurs, ce texte n’est finalement pas paru dans le quotidien mais, six ans plus tard, en version abrégée dans Actes de la recherche en sciences sociales (mars 1994, no 101/102).
— Questions de mots. Une vision plus modeste du rôle des journalistes (1992)
Intervention lors d’un colloque de Reporters sans frontières, parue dans Les Mensonges du Golfe (Arléa, 1992, p. 27-32).
— Du fait divers à l’affaire d’État. Sur les effets non voulus
du droit à l’information (Mars 1994)
Texte additif à « L’emprise du journalisme », Actes de la recherche en sciences sociales (mars 1994, no 101/102, p. 8).
— La misère des médias (Février 1995)
Entretien avec François Granon paru dans Télérama le 15 février 1995.
— Questions sur un quiproquo (Février 1998)
Paru dans Le Monde diplomatique (février 1998, p. 26), ce texte répond à un article d’Edwy Plenel, « Le faux procès du journalisme », remontrance du directeur de la rédaction du Monde s’érigeant en avocat des soutiers et des artisans de la profession contre le livre de Pierre Bourdieu, Sur la télévision, et celui de Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde, érigés en procureurs du journalisme.
— La télévision peut-elle critiquer la télévision ? Chronique d’un passage à l’antenne (Janvier 1996)
Version initiale d’un texte paru avec le sous-titre « Analyse d’un passage à l’antenne » dans Le Monde diplomatique (avril 1996, p. 25).
—Questions aux vrais maîtres du monde (Octobre 1999)
Intervention aux journées Canal+ / MTR (Paris, 11 octobre 1999) devant un parterre réunissant les patrons des plus grands groupes de l’industrie de la communication, parue deux jours plus tard dans L’Humanité, Le Monde et Libération sous le titre « Maîtres du monde, savez-vous ce que vous faites ? ».