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Nathalie Heinich, experte médiatique en Bourdieuphobie

par Henri Maler, Patrick Champagne,

Le 4 septembre 2015, France Culture proposait une journée spéciale intitulée « Toutes les idées sont en débat sur France Culture ». À 7h41, pour commencer par le commencement, une question dénuée de sens était proposée aux « invités des Matins » : « À quoi pensent les intellectuels ? » [1]. Et pour résoudre cette énigme, France Culture s’est adressé notamment à Nathalie Heinich, sociologue, présentée à l’antenne comme l’auteure de Pourquoi Bourdieu ?, avec cette plaisante précision du présentateur Guillaume Erner, lui-même sociologue de formation : « Bourdieu, l’une des dernières figures de l’intellectuel engagé, également universitaire » [2].

France Culture ayant déjà salué le chef d’œuvre de Nathalie Heinich (comme nous l’avions relevé ici-même), on pouvait craindre le pire… et se demander, en l’occurrence, à quoi sert France Culture.

Pourquoi Heinich ?

Une fois achevée la présentation des invités, Guillaume Erner ajoute : « Mais tout d’abord, écoutons la voix de Pierre Bourdieu ». Les auditeurs ne sauront rien de l’origine de ce court extrait issu des rushes préparatoires du documentaire de Pierre Carles consacré à Pierre Bourdieu : La sociologie est un sport de combat. Sur le mode d’une conversation personnelle et sans apprêt, Bourdieu évoque les quelques règles, très raisonnables, qu’il s’efforce de suivre dans ses rapports avec les médias et, particulièrement la télévision : n’aller dans les médias que lorsqu’on a quelque chose à dire et quand on pense pouvoir être en mesure de la dire et le faire à certaines conditions, en particulier quand il s’agit du choix de ses interlocuteurs.




Bourdieu :

Je n’ai pas dit que j’irais jamais à la télé. J’essaie d’y aller que quand j’ai quelque chose à dire et que je pense que j’ai des chances de pouvoir le dire ; et parfois je me trompe ; je surestime mes chances de pouvoir dire quelque chose parce que je n’ai pas le talent qu’il faudrait pour pouvoir me débrouiller dans la situation, soit parce que les conditions sont très difficiles et que personne ne veut m’entendre. Donc j’y vais très peu mais le principe c’est quand même de n’y aller que quand je peux dire ce que je veux. Alors l’émission que j’ai faite sur la télévision, c’est l’émission ou j’étais tout seul devant la caméra, personne m’emmerdait, personne ne me posait des questions. Bon, ce n’est pas pour moi l’idéal de la télévision. J’aimerais mieux avoir une discussion avec un type… si on me demande d’aller parler demain avec un type comme Chomsky, bien sûr ça m’intéresse, d’ailleurs je vais le faire, mais discuter avec quelqu’un comme Bernard-Henri Lévy, j’ai aucune envie. Je sais d’avance ce qu’il va dire et d’ailleurs ça lui ferait tellement d’honneur. Il en tomberait malade si je lui disais « oui ». Il m’a supplié cent fois. Ça aussi, c’est une des raisons pour lesquelles je refuse de parler avec certaines personnes, c’est que toute leur vie (rires) ils diraient « j’ai parlé avec Bourdieu ».

Cet extrait sert de prétexte à la question suivante qui est d’autant plus pertinente… qu’elle n’a aucun rapport avec ce que l’on vient d’entendre et de lire : « Voilà Nathalie Heinich, vous êtes maintenant prise au piège de la radio. Vous êtes obligée de nous dire ce que vous inspirent à la fois le personnage de Pierre Bourdieu et ses prises de positions politiques. »

Ainsi Nathalie Heinich est « obligée » de dire ce qu’elle dit un peu partout, même quand personne ne le lui demande, non seulement sur le sociologue (dont elle ne pense pas grand bien), mais surtout sur son « personnage » (dont elle pense beaucoup de mal) et sur ses prises de positions politiques (dont elle pense pis que pendre). Tout cela sous le titre « À quoi pensent les intellectuels ? ».

Et Nathalie Heinich, une fois encore, ne va pas décevoir.



Neutralités

Ainsi, Bourdieu aurait perdu son âme de chercheur, en renonçant à une savante neutralité :

On voit bien dans cet extrait, hein, qu’il est très mal à l’aise, il est très tordu entre deux positions, la position de chercheur qu’il a d’abord été essentiellement, quelqu’un qui est payé pour produire et transmettre du savoir avec une visée de vérité et de l’autre côté ce qu’on appelle l’intellectuel, le tribun qui intervient dans l’espace public avec un impératif d’engagement et non pas de neutralité pour rechercher la vérité. Et donc il est totalement coincé, et d’autant plus coincé que dans la première partie de sa carrière, il a complètement joué le rôle du chercheur qui ne doit pas se commettre avec les médias, qui ne doit pas se commettre avec l’opinion et la politique et c’est seulement dans la seconde partie de sa carrière, dans les années 90 qu’il a pensé à s’engager au sens de Sartre et à devenir cette figure de tribun qu’il a beaucoup de mal à assumer.

« Ce qu’on voit dans cet extrait, hein », c’est, comme le souligne ce « hein » d’entrée en matière, que Nathalie Heinich tente de se convaincre et de convaincre que ce n’est pas elle, mais Bourdieu qui est « très mal à l’aise ». Le prétendu malaise de Bourdieu est tellement patent que son style plutôt relâché (« on m’emmerde pas ») et que son propos, très détendu, s’achève par un rire. Qu’importe d’ailleurs à notre experte ce qu’il dit, puisqu’il s’agit pour elle de ressasser, sans tenir aucun compte de ce qu’il dit à Pierre Carles, la thèse sociologique, pétrie de « neutralité », que notre spécialiste place à chaque fois qu’elle le peut : la thèse des deux Bourdieu, le Bourdieu savant jusqu’en 1995 (date de son soutien public au mouvement de grève) et le Bourdieu tribun médiatique qui commencerait à s’égarer à partir de cette date.

D’ailleurs, même le Bourdieu savant n’est peut-être pas aussi savant qu’on le pense car, dit-elle, il « a joué le rôle du chercheur » : peut-être parce qu’il faisait aussi semblant d’écrire des livres et des articles ? Quoi qu’il en soit, à supposer qu’on ait eu affaire successivement à deux Bourdieu, leur répartition ne serait pas si négative que cela, puisqu’ayant commencé sa carrière scientifique en 1958, il aurait donc été « savant » pendant 35 ans et « tribun » pendant seulement les 6 ou 7 dernières années de sa vie. On fera sobrement remarquer que d’autres n’ont pas attendu aussi longtemps avant de commencer à s’égarer.

Hélas, pour notre très neutre sociologue, la thèse (sociologique ?) des deux Bourdieu est totalement inconsistante. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir le recueil de textes choisis et présentés par Franck Poupeau et Thierry Discepolo sous le titre Interventions 1961-2001 : Science sociale et action politique et publiés en 2002 [3]. Nathalie Heinich n’a sans doute pas eu le temps de les lire.

Mais peu importe, du moins ici, la variété et les variations des engagements des Pierre Bourdieu [4]. Car ce qui a surtout changé, ce n’est pas Bourdieu, mais sa médiatisation. Une situation qui est l’inverse de celle de Nathalie Heinich : c’est parce qu’elle a changé qu’elle a été médiatisée et a intéressé les journalistes. Disons, à sa façon, qu’il y a, en réalité, deux Nathalie Heinich : celle qui fut d’abord l’auteure d’une thèse dont le directeur fut Bourdieu et celle qui très vite fit une seconde carrière comme tribun, spécialiste anti-Bourdieu. Et c’est ce type de spécialiste que les journalistes invitent lorsqu’il s’agit, ce qu’ils adorent, de voir dézinguer, selon la logique médiatique du contre-pied, les personnalités qu’ils ont parfois encensées à l’excès.


Médiatisations

Encore faut-il préciser que si Bourdieu fut médiatisé, ce fut, somme toute, rarement de son fait et avec sa participation, ne serait-ce que pour les raisons qu’il invoque dans l’échange avec Pierre Carles. Ce sont les médias qui, pour l’essentiel, l’ont, tardivement, médiatisé pour soumettre ses travaux et ses prises de positions à des critiques pour lesquelles les journalistes ont trouvé parmi les intellectuels des auxiliaires… de l’envergure de Nathalie Heinich (comme nous l’avons plusieurs fois relevé, notamment à l’occasion de la mort de Pierre Bourdieu). Le prétendu Bourdieu « tribun » n’est en fait qu’une construction médiatique politiquement très orientée qui est alimentée par une petite fraction du milieu intellectuel et professionnel.

Mais Nathalie Heinich élargit son propos et se livre à une critique, voire une autocritique, plutôt lucide de la médiatisation des intellectuels.

Et aussi une autre raison explique qu’il est tellement mal à l’aise, c’est que ceux qu’on appelle des intellectuels sont des penseurs qui ont accès aux médias grâce à leur notoriété et donc ce qui fait qu’on fait appel à eux ce n’est pas tellement en raison de leur compétence sur un sujet précis, mais simplement parce qu’ils ont un capital de notoriété […]. Et ce qu’on appelle intellectuel finit par devenir une catégorie où l’on trouve aussi bien des sportifs et des chanteurs parce qu’ils ont signé des pétitions et donc ce qui est problématique c’est qu’ils sont censés intervenir au nom d’un savoir alors que de fait ils n’interviennent que parce qu’ils ont accès aux médias. Et je crois que c’est cette double tension qui fait que Bourdieu est tellement mal à l’aise.

Nathalie Heinich dit ici fort maladroitement ce que Pierre Bourdieu n’a cessé de dire clairement et sans « malaise ». Les intellectuels médiatisés ne sont à proprement parler des intellectuels médiatiques que lorsque, penseurs à grande vitesse (« fast thinkers », dit Bourdieu), ils interviennent à tout propos en dehors de leur champ de compétence (quand ils en ont une…), en raison de la notoriété qu’ils doivent pour l’essentiel à leur consécration médiatique et non à leurs œuvres.

Somme toute, ce qu’il faut peut-être surtout retenir de cet extrait, c’est moins la prestation radiophonique de Nathalie Heinich que la conception de l’émission qui lui a tendu le micro pour lui permettre de débiter ses obsessions sur Pierre Bourdieu. Cet extrait est en effet très représentatif d’un journalisme qui, même lorsqu’il se présente comme culturel, cède à la facilité et au n’importe quoi : « un journalisme de bas niveau », en quelque sorte. D’où des émissions incohérentes dont les thématiques reprennent les pires poncifs et mobilisent les recettes censées faire de l’audience. Curieuse émission de France Culture qui pour découvrir « à quoi pensent les intellectuels » commence par donner la parole à un mort. Mais pas n’importe lequel, puisque il s’agit de faire débat… en son absence.

Petite tambouille : on « invite » donc un mort encore vivant, on trouve une séquence dans laquelle il parle des médias, sujet hautement polémique, et, pour lui donner la réplique et entretenir la polémique, on invite une spécialiste des vindictes contre Bourdieu. Il suffit alors de demander à celle-ci, non pas ce qu’elle pense des propos tenus dans l’extrait choisi, si elle est ou non d’accord, mais de « réagir » à la voix par des commentaires… hors de propos. Et le tour est joué.

Somme toute, démonstration est faite, mais à ses dépens, que Nathalie Heinich a raison lorsqu’elle déplore que les médias fassent appel à certains intellectuels « pas tellement en raison de leur compétence sur un sujet précis mais simplement parce qu’ils ont un [petit] capital de notoriété ».



Patrick Champagne et Henri Maler

 
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Notes

[2Souligné par nous.

[3Éditions Agone, février 2002, 487 pages, 32,95 euros.

[4Bourdieu n’a jamais été ce savant coupé du monde que les médias ont inventé avant sa médiatisation des années 1990. Son œuvre scientifique a accompagné et souvent précédé nombre de questions qui ont agité la société française depuis une quarantaine d’années : sur la guerre d’Algérie, puis sur les inégalités scolaires, sur la question des classes sociales et le poids du capital culturel, sur le rôle des grandes écoles, sur le néolibéralisme, sur la souffrance sociale, sur la domination masculine.

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