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Radio France et les coupeurs de têtes

par Henri Maler,

Sitôt installé et revenu du Festival de Cannes, le nouveau président de Radio France vire Jean-Luc Hees et Pierre Bouteiller. Pourquoi le pire est-il toujours possible ?

L’information a filtré d’abord (semble-t-il) sur le site internet du Nouvel Observateur dès le 27 mai 2004 : deux semaines seulement après sa nomination à la présidence de Radio France, Jean-Paul Cluzel « fait le ménage » et décide de licencier, notamment, Jean-Luc Hees (France Inter), ce si « bon directeur » [1], et Pierre Bouteiller (France Musiques), moins défendu car peu défendable. Il sont vidés, après avoir discuté avec Cluzel la veille des nouvelles grilles de programmes [2] : très classe ! Et Jean-Luc Hees l’aurait appris de son successeur pressenti : très chic !

Ces évictions (sans être officialisées) sont confirmées par France Inter dans la revue de presse du 28 mai 2004 dans le cadre de la revue de presse du matin : « Jean-Luc Hees, le directeur de France Inter est remplacé par Gilles Schneider, actuel directeur de l’antenne de Radio France Internationale (RFI). Pierre Bouteiller, le directeur de France Musiques, fait également ses bagages ». Stéphane Paoli, responsable de la tranche horaire de 07h00-09h00, rend un hommage appuyé à son directeur : « Puisque Jean-Luc Hees s’en va, je veux lui dire mon estime et mon amitié, parce que c’est un grand directeur sous le mandat duquel (...) nous avons connu les meilleures audiences de l’histoire de France Inter ».

Le même jour, les quotidiens font état de ce « double départ », comme le désigne avec une infinie douceur une dépêche de l’AFP.


A propos d’une « valse inhérente »
Sans doute le titre des Echos ne manque-t-il pas de rudesse - « Jean-Paul Cluzel fait le ménage à la tête de Radio France » - mais l’article multiplie les euphémismes : « Jean-Paul Cluzel s’apprête à faire d’importants changements » ; « Jean-Luc Hees, (...) , va quitter[sic] ses fonctions », « Pierre Bouteiller, directeur de France Musiques, va également partir [sic] ». Façon de ne pas dire nettement qu’ils sont virés !

Le Figaro titre, sobrement, « Radio France : Gilles Schneider remplacerait Jean-Luc Hees ». Mais c’est pour proposer un article lénifiant qui se conclut par ces propos... rassurants : « Cette valse des sièges, inhérente à tout changement de présidence, ne fait que commencer à Radio France. Mais Jean-Paul Cluzel sait qu’il lui faudra composer avec les inquiétudes d’une maison qui n’aime guère le changement. ». Il ne s’agirait donc que d’ « une valse inhérente » qui suscite des résistances au « changement » !

Le Parisien, de son côté, titre « Les têtes valsent à France Inter ». Mais la valse, pour Le Parisien, est moins « inhérente » que pour Le Figaro, puisque l’article souligne notamment ceci : « C’est Gilles Schneider lui-même qui lui aurait annoncé son éviction au cours d’un bref entretien dans son bureau avant-hier. Une façon de procéder qui en a choqué plus d’un. »
Et Le Parisien d’insister : « Salarié historique de France Inter où il travaille depuis trente-deux ans, considéré comme le garant de l’indépendance de la rédaction, Jean-Luc Hees bénéficie de la confiance de la plupart des journalistes, à qui son remplacement par Gilles Schneider fait craindre une reprise en main politique de la station. « Depuis l’arrivée de Cluzel, il était question que Schneider, qui est journaliste de formation, soit nommé à une fonction de directeur d’antenne. Cela aurait provoqué un tollé. En le nommant à la tête de France Inter, c’est une façon pour la direction de contourner le problème », analyse un salarié de la maison.

Le 28 mai, toujours : Libération, - sous le titre « Radio France : Hees et Bouteiller, premiers à trinquer » - et Le Monde, - sous le titre « M. Cluzel change les têtes à la direction de Radio France  » - relaient l’information, en faisant état des protestations venues de l’intérieur de Radio France. Ce faisant, Libération assez nettement, et Le Monde, beaucoup plus mollement, laissent entendre que la méthode est contestable et l’objectif peu avouable.

Mais AUCUN de ces quotidiens, alors qu’ils sont d’ordinaire peu avares de commentaires enflammés tous les sujets, ne s’insurge véritablement, alors qu’ils sont concernés, contre cette manifestation éclatante de la dépendance des médias et des journalistes, dont la liberté dépend, en l’occurrence, de la longueur de la laisse qui les relie au CSA et au pouvoir politique ! Quelques manifestations de déplaisir sur la méthode, quelques allusions à une éventuelle mise sous tutelle : mais rien qui soit à la hauteur des enjeux.

Des naïfs auraient pu croire que des éditorialistes et commentateurs qui mettent tant de zèle à dénoncer toute critique des médias comme une menace contre la liberté et la démocratie auraient protesté avec véhémence et saisi les autorités contre le règne de l’arbitraire, labellisé CSA. Non pour défendre tel ou tel, mais pour se situer - comme ils proclament savoir le faire - à la hauteur des principes ! Mais non...

Questions de fond ?
... Quand, enfin, Charlie hebdo, parut ! Le 2 juin 2004, l’hebdomadaire consacre sa « une » à Cluzel-le-fidèle : un dessin de Luz le représente en chien de chasse rapportant le bras sanglant d’un journaliste de Radio-France à Raffarin qui déclare : « Maintenant, ramenez-moi les oreilles des auditeurs ». Et Philippe Val (« France Inter, écartez la différence ») de s’insurger contre l’éviction de Jean-Luc Hees, promu grand défenseur de la culture. Sans commentaires...

Cluzel, chargé de mission par nos seigneurs pour « casser » Radio France ? Le Canard Enchaîné, du même jour, titre : « Le zèle de Cluzel énerve même l’Elysée ». Sans doute parce que ce zèle est trop voyant. Il reste qu’un rapprochement entre les rédactions de RFI et de France-Inter est envisagé sous l’appellation de « synergie », généralement annonciatrice suppression de postes. Un projet d’ailleurs Le Figaro Economie du 2 juin salue ainsi : « De quoi permettre quelques économies budgétaires non négligeables  » par Le Figaro Economie du 2 juin. Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, le quotidien croit savoir, en « brève », que « le gouvernement repense [sic] l’audiovisuel public ». Au menu : « rationaliser ».

Le problème, avant d’être une question de personne est d’abord une question de projet pour l’audiovisuel public. Mais si la question est politique et, à ce titre, en effet, une question de politique culturelle, c’est aussi parce que les formes d’appropriation des médias et d’exercice du pouvoir en leur sein conditionnent leur orientation.

Tous - ceux qui « partent » et celle qui reste (Laure Adler) - ont usé et généralement abusé, de leur pouvoir discrétionnaire qui leur permettait (et permettra à leurs successeurs) de composer à leur gré les « équipes » dont ils s’entourent, de recourir aux « collaborateurs » qu’ils agréent et de muter ou de licencier les préposés qui leur déplaisent. Des subordonnés, plus ou moins récalcitrants, portent au crédit de Jean-Luc Hees la relative liberté dont ils ont pu disposer. Et il est vrai qu’il y en eut, qu’il y en a et qu’il y en aura de plus autoritaires que lui et de moins disposés à préserver quelques « niches » ouvertes à la contestation. Mais comment oublier qu’il fut le licencieur de Martin Winckler ?

Le pire est toujours possible : c’est vrai. Mais faut-il se borner à souhaiter que Laure Adler, spécialiste des embauches de complaisance et des relégations ou des évictions brutales ne fasse pas des émules ? Ou que Pierre Bouteiller ne trouve pas plus méprisant que lui ? Ou que la « bande à Cluzel » ne soit pas plus arbitraire que celle de Cavada ?

Le pire est toujours possible et, en l’occurrence, vraisemblable. Car si la « méthode Cluzel » n’est pas nouvelle, ses résultats inquiètent à juste titre une partie des personnels de Radio France qui y voient les risques d’une reprise en main politique.

Mais tant que l’audiovisuel public sera placé sous la tutelle d’un Conseil Supérieur de l’Audiovisuel nommé exclusivement par les gouvernants (et décidant seul de la nomination des Présidents, qui a leur tour disposent d’autant de pouvoirs discrétionnaires qu’un Ministre composant son cabinet ministériel), les salariés, les animateurs et les journalistes de l’audiovisuel public seront à la merci du pouvoir politique. Comment peut-on rêver qu’ils soient indépendants s’ils ne disposent d’aucun pouvoir sur le choix de ceux qui les dirigent ?

L’appropriation démocratique des médias suppose que les salariés des entreprises médiatiques disposent d’un véritable pouvoir en leur sein. Ce ne serait pas suffisant, mais ce serait déjà mieux.

 
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Notes

[1Dixit Pascale Clark dans France-Soir, 1er juin. Avec récidive le 3 juin dans Le Parisien et Libération.

[2L’Humanité, 2 juin.

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