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La concentration des médias en Allemagne : un modèle, vraiment ? (4/4)

par Jean Pérès,

Les effets de la concentration des médias, en Allemagne comme ailleurs, ce sont des licenciements en séries, la réduction de l’indépendance et du pluralisme, le conformisme éditorial. Des résolutions de l’après-guerre, il ne reste plus grand-chose.


Licenciements


En 2009, suite à une concentration interne, 300 postes de rédacteurs sont supprimés au sein des journaux du groupe Funke, début d’une longue série. En 2012, le Frankfurter Rundschau et le Financial Times Deutschland, déficitaire depuis sa création, sont en liquidation, avec nombre de licenciements à la clé. En 2014, la plus longue grève du secteur des médias, 117 jours, du service client de Madsack s’est soldée par le licenciement des 90 salariés concernés [1]. En 2020, le groupe Bauer licencie 140 salariés, le Süddeutsche Zeitung, 50 journalistes. En 2023, à la crise s’ajoutent les effets du Covid, Bild Zeitung décide de licencier 200 journalistes remplacés, dit-elle, par l’intelligence artificielle. La même année, Bertelsmann annonce la suppression de 700 emplois dans la presse. Toujours la même année, P7S1 supprime 400 emplois. Liste non exhaustive.


Indépendance et pluralisme


On imagine facilement que, dans un tel contexte, les journalistes ne font pas preuve d’une indépendance excessive et veillent plutôt à conserver leur emploi. Et ce d’autant plus que, malgré des syndicats puissants, ils sont écartés de la cogestion « à l’allemande » et n’ont pas leur mot à dire pour s’opposer aux vagues de licenciement. Ni d’ailleurs en matière éditoriale qui est l’apanage des directions [2].

En plus des licenciements, les concentrations produisent du conformisme pour ainsi dire structurel. Le processus d’homogénéisation des contenus, appelé par euphémisme « synergies » ou « mutualisation », et qui consiste à produire des articles à partir d’une rédaction centrale et à les diffuser à l’ensemble des journaux possédés par le groupe, peut prendre des dimensions alarmantes. Le dernier rapport de la KEK [3] évoque ainsi « un exemple marquant de diffusion de contenu [ :] le RedaktionsNetzwerk Deutschland (RND) du groupe Madsack Media, qui fournit désormais du contenu national à plus de 90 marques de médias » (rapport KEK, 2025). En fait de pluralisme, il reste surtout les informations locales, diverses par définition.

En rassemblant dans un petit nombre de mains de plus en plus de médias, les concentrations confortent l’intégration de leurs richissimes propriétaires aux cercles dirigeants de la société. Dès lors, même si les médias sont juridiquement et économiquement indépendants de l’État et des groupes industriels, rien n’empêche qu’une coopération s’établisse entre eux dès lors qu’ils partagent les mêmes intérêts et une commune idéologie. Une idéologie dans laquelle, en Allemagne comme ailleurs, se confondent la droite et la gauche de gouvernement dans un ensemble qui penche de plus en plus vers l’extrême droite [4].

Du côté de la connexion entre médias et milieu politique, on a vu que le SPD possédait un important groupe de presse sur lequel il pouvait faire pression, et que les partis politiques influençaient fortement les organes de décision de l’audiovisuel public. Les deux plus gros groupes de médias, Bertelsmann et Springer, sont à ce propos parfaitement exemplaires.

Le principal actionnaire du groupe Bertelsmann, la fondation éponyme, a fait une campagne très soutenue pour l’adoption par le Bundestag des lois Hartz (2003-2005) promues par le chancelier Schröder (SPD), lois qui démantelaient le droit du travail et condamnaient les chômeurs à la misère. « L’œuvre "philanthropique" du groupe de médias et d’édition le plus influent d’Allemagne a été au cœur du processus d’élaboration de l’Agenda 2010 [5] : financement d’expertises et de conférences, diffusion d’argumentaires auprès des journalistes, mise en réseau des "bonnes volontés ". "Sans le travail de préparation, d’accompagnement et d’après-vente déployé à tous les niveaux par la Fondation Bertelsmann, les propositions de la commission Hartz et leur traduction législative n’auraient jamais pu voir le jour", observe Helga Spindler, professeure en droit public à l’université de Duisburg. » (Olivier Cyran, « L’enfer du miracle allemand », Le Monde diplomatique, septembre 2017).

Précurseur, en quelque sorte, de la situation actuelle, le magnat de la presse Axel Springer, armé de son quotidien à sensation Bild Zeitung, s’est toujours situé bien à droite de l’échiquier politique. Cumulant successivement des attaques féroces contre des étudiants en 1968, un sexisme décomplexé avec les femmes nues en première page, les pratiques de délation de manifestants à la police, les atteintes à la déontologie journalistique : il est le journal le plus sanctionné par le Conseil allemand de la Presse, avec 219 sanctions prononcées à son encontre depuis 1986. Le deuxième, BZ (Berliner Zeitung), est très loin derrière (21 sanctions) et appartient aussi à Springer ! Tout journaliste travaillant pour Springer doit signer un contrat de travail où il s’engage à défendre Israël et l’entente de l’Allemagne avec les États-Unis [6]. Un journaliste vient d’être licencié pour n’avoir pas respecté cette clause. Mais le soutien à Israël n’est pas seulement idéologique, car le groupe Springer participe directement depuis 2014 à la vente de biens immobiliers situés sur les territoires de Cisjordanie illégalement occupés par Israël, par le biais de sa société Yad2, qui est revenue au fonds d’investissement KKR, au début 2025, avec la division des activités du groupe. Malgré son journalisme de caniveau, Bild était et reste fort courtisé par les responsables politiques, chancelière et chancelier compris ; c’est qu’il s’est vendu longtemps à plusieurs millions d’exemplaires et, malgré une baisse sensible de son tirage, demeure de loin le premier quotidien allemand.


Conformisme éditorial


Par contraste, mais pas seulement, les autres journaux et médias paraissaient beaucoup plus consistants, et ils furent longtemps estimés comme ce que l’on faisait de mieux en matière d’information, avec des magazines d’investigation comme le Spiegel, ou de grande qualité d’information et de culture, comme Die Zeit, Die Frankfurter allgemeine Zeitung, ou plus à gauche, mais pas trop, Die Süddeutsche Zeitung, quelles que soient leurs orientations politiques, quoique toujours libérales. Pareil pour l’information dans le service public de radio et de télévision. Un changement s’opère dans l’audiovisuel vers les années 1990, suite à l’arrivée des groupes privés et de leurs méthodes commerciales racoleuses, qui déteignent sur le service public, comme en témoigne le gouvernement fédéral dans son « Rapport annuel sur la télévision » de 1995 : « Tendance au sensationnalisme et au voyeurisme, avec présentation croissante d’images d’horreur, tendance au négativisme avec présentation très pauvre en contexte et en arrière plan de délinquance et d’accident, tendance à produire du scandale avec un penchant à interpréter l’actualité politique en termes de crises et de culpabilité, tendance à une représentation ritualisée de la politique avec un penchant à présenter sans distance les apparences de la mise en scène politique. » [7].

Plus récemment, comme l’expose Fabian Scheidler dans un article du Monde diplomatique, les médias dominants ont fait preuve d’un alarmant suivisme des options politiques gouvernementales en matière de militarisme, d’atlantisme [8], de traitement de la pandémie du Covid, de la guerre en Ukraine et du massacre de Gaza.


***


Nul doute, après ce tour d’horizon, qu’en termes de structures et réglementations favorisant le pluralisme et la démocratie dans les médias, le système allemand est nettement plus élaboré que le français.

La décentralisation des instances de contrôle des médias audiovisuels, publics et privés, composées de représentants de la société civile, la gestion et la production de l’audiovisuel public par les Länder et là encore par des représentants de la société civile, le dispositif du « tiers indépendant », la place prépondérante donnée à l’audiovisuel public soutenu par une redevance importante et animé de fortes préoccupations démocratiques et pluralistes, une information détaillée, accessible et mise à jour sur les médias et les groupes de médias, une méthode mesurant le pouvoir global des groupes incluant leur audience numérique, autant d’éléments constitutifs d’un ensemble peut-être unique au monde, si on y ajoute l’indépendance des médias vis-à-vis de l’État et des groupes industriels, indépendance qui, même imparfaite, a une effectivité certaine.

Rien de tel en France, qui a supprimé la redevance et sous-finance le service public, dont elle a vendu le meilleur morceau et qu’elle se prépare à unifier sous une holding contrôlée à 100 % par l’État. Aucun contrôle citoyen n’y est institutionnalisé, ni sur le plan local, ni sur le plan national. Quant à l’indépendance vis-à-vis de l’État et des industriels…

Cela dit, on ne peut que constater que le « modèle allemand » souffre de nombre de porosités et que l’État et les puissances d’argent y gardent un rôle déterminant, avec les conséquences désastreuses que nous avons évoquées.

Si l’on s’en tient aux dispositifs anti-concentrations, on observe une législation plus laxiste en France, qui n’empêche quasiment aucune concentration, tandis que la loi allemande peut fluctuer au gré des politiques de l’État fédéral qui, par exemple, a fortement favorisé les concentrations au cours des vingt dernières années. Même plus démocratiques qu’en France, les contrôles de ces concentrations n’ont pas dû être d’une rigueur extrême pour que l’on ait constaté en 2009 que plus de la moitié des régions et des villes allemandes étaient désormais sous monopole de presse, et la télévision privée largement dominée par deux acteurs, pour qu’une dizaine de groupes fort prospères se maintiennent à travers le temps en tête des médias dominants. Et que, finalement, on se retrouve dans tout le secteur privé (hors radio) avec une concentration du même ordre que celle du système français, même si, du fait de la dimension beaucoup plus importante de la configuration allemande, un certain pluralisme y subsiste jusqu’à présent.

Ainsi, malgré l’originalité de son dispositif et son souci affirmé d’indépendance et de pluralisme, l’Allemagne n’échappe pas à la règle commune des concentrations des médias. C’est à croire que le capitalisme médiatique se moque des particularismes régionaux.


Jean Pérès



Annexe : Infographie réalisée par Katapult (2019)


 
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Notes

[1Pour rappel, le Parti socialiste (SPD) est l’actionnaire principal de Madsack.

[2Les journalistes ont toutefois un rôle décisif au sein du premier magazine, Le Spiegel, dont ils sont copropriétaires (50 % des parts), et également au Tageszeitung (TAZ), seul quotidien de la gauche radicale et écologiste pendant 46 ans, désormais en ligne et hebdomadaire papier. Sous le statut de coopérative, le TAZ est contrôlé par ses journalistes qui élisent leur directeur de rédaction. Il édite notamment la version allemande du Monde diplomatique. À un degré moindre, mais significatif, Le Stern et le Süddeutsche Zeintung, accordent une place importante aux journalistes.

[3Kommission zur Ermittlung der Konzentration im Medienbereich - Commission de contrôle de la concentration dans le domaine des médias.

[4Lire à ce propos le reportage d’Olivier Cyran « En Allemagne, la mémoire s’estompe et l’Afd donne le tempo » (Orient XXI, 29/09/25) dont une partie traite de l’implication des médias.

[5Ensemble de réformes, dont les lois Hartz

[6« Nous défendons la liberté, l’État de droit, la démocratie et une Europe unie. Nous soutenons le peuple juif et le droit à l’existence de l’État d’Israël. Nous soutenons l’alliance transatlantique entre les États-Unis d’Amérique et l’Europe. Nous nous engageons en faveur d’une économie de marché libre et sociale. Nous rejetons l’extrémisme politique et religieux ainsi que toutes les formes de racisme et de discrimination sexuelle. »

[7Cité par Klaus Wenger dans « La radio, une contribution à la culture politique », in Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°55-56, 1999, p. 82

[8Il cite notamment l’Atlantik Brücke (Pont atlantique), véritable rendez-vous pro-américain de la classe dominante (banque, affaires, politique, université, etc.) auquel participent une quarantaine de cadres du journalisme, et dont le président fut de 2009 à 2019 l’actuel chancelier Friedrich Merz.

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