Une fois n’est pas coutume, commençons par la fin de l’entretien. La journaliste Florence Paracuellos, remplaçante temporaire de Nicolas Demorand, lance Sophie Binet sur sa mise en examen pour « injure publique », à la suite d’une plainte déposée par un syndicat patronal :
Florence Paracuellos : Un mot sur les grands groupes, et un grand groupe en particulier, Sophie Binet, c’est LVMH, puisque vous voulez revenir ce matin sur votre mise en examen à la suite de propos que vous avez tenus sur Bernard Arnault et d’autres grands patrons. En janvier dernier, ils ont protesté, ces patrons, contre une surtaxe de l’impôt sur les sociétés qui « pousse à la délocalisation », c’est justement ce que disait Bernard Arnault, et vous avez réagi en disant la chose suivante : « les rats quittent le navire » [Elle insiste sur le mot « rat », NDLR]. C’est cette phrase qui vous vaut d’être poursuivie en justice aujourd’hui par le mouvement patronal ETHIC.
Florence Paracuellos avait à ce stade plusieurs possibilités devant elle : rappeler aux auditeurs que la mise en examen est automatique dans ce type de procédure ; resituer le lobby patronal en question, dirigé par l’ex-Grande gueule Sophie de Menthon, « entremetteuse entre l’extrême droite […] et les milieux d’affaires » [1] ; ou encore s’étonner que l’on puisse être poursuivie pour avoir employé une expression aussi banale de la langue française. Voire – mais il était peut-être optimiste de l’espérer – dénoncer ce qui s’apparente assez manifestement à une procédure-bâillon. La matinalière ne va choisir aucune de ces options : « Est-ce que vous la regrettez, cette phrase ? »
Du prêt-à-penser patronal…
S’en suit un échange mémorable avec Benjamin Duhamel, formé au moule BFM-TV et qui en reproduit les pires pratiques sur le service public :
Benjamin Duhamel : [Cette] expression « les rats quittent le navire » […] donnait l’impression que Bernard Arnault, LVMH, était sur le point de quitter la France. […] LVMH paie un peu plus de 2,3 milliards d’euros d’impôts en France, fait travailler directement et indirectement 200 000 salariés. Est-ce que tout cela justifie de faire de Bernard Arnault l’ennemi de l’économie française ? C’est une entreprise qui paye des impôts, c’est une entreprise qui crée de l’emploi. Là, il n’y a pas de rat qui quitte le navire…
Ce n’était là que la première d’une longue série de sommations, adressées à la récalcitrante par l’attaché de presse de LVMH : « Mais vous reconnaissez l’apport de LVMH à l’économie française, ou pas ? » ; « Mais c’est un point fort de l’économie française LVMH, ou pas ? » « C’est difficile à dire que c’est un point fort de l’économie française… » ; « Donc un fleuron du luxe comme LVMH, c’est un handicap pour l’économie française ? » ; « Donc LVMH, handicap pour l’économie française ? »
Bref, pas moins de cinq relances pour tenter d’arracher à la secrétaire de la CGT des louanges à propos du premier groupe capitaliste français. Sophie Binet aura bien l’occasion de dire, dans sa dernière réponse, qu’il s’agit selon elle d’une procédure-bâillon (« Je trouve que c’est grave qu’on ne puisse plus tenir ces propos dans les médias sans être attaqué et avoir une procédure en justice, il est là le souci ! »). Mais ça ne sera jamais un angle pour Benjamin Duhamel, qui ose en revanche se vanter : « Vous avez eu l’occasion ce matin, Sophie Binet, de vous expliquer sur cette mise en examen pour injure… »
Si cette séquence finale a constitué l’apothéose de l’entretien, les vingt premières minutes n’étaient pas bien meilleures… Un simple florilège des questions posées par les deux intervieweurs suffit à donner le ton et l’orientation de celles-ci :
- Florence Paracuellos : Vous appelez aujourd’hui à une journée de grève, sans les autres grandes centrales syndicales […]. Elle sert à quoi, Sophie Binet, cette journée ? Vous ne vous sentez pas un peu seule ce matin ?
- La mobilisation s’annonce assez faible […] comment faire croire que cette mobilisation va marcher aujourd’hui ?
- Benjamin Duhamel : Mais justement Sophie Binet […], en fait, est-ce que vous ne criez pas avant d’avoir mal ? […] En fait, vous vous mobilisez contre quoi ?
- Quand le Parti socialiste et les responsables du Parti socialiste sortent hier de Matignon en disant « il y a la possibilité d’un compromis », […] est-ce que c’est bon pour l’économie ? Et est-ce que si c’est bon pour l’économie, la patronne de la CGT s’en félicite ?
- Et donc la suspension de la réforme des retraites, des augmentations d’impôts comme vous les demandiez… Ça ne suffit pas à donner un début de quitus à ce budget ?
- Florence Paracuellos : Mais Sophie Binet, l’optimisme des socialistes, ça vous rassure pas, ça ?
- Benjamin Duhamel : Si une entreprise a le choix entre un pays qui propose une augmentation d’impôts et un pays comme l’Italie, pourquoi une entreprise choisirait d’investir en France plutôt qu’en Italie ?
N’en jetez plus !
… aux « évidences » militaires
Cette longue série de questions sans concessions intervient après un épisode dans l’air (militariste) du temps, au cours duquel Benjamin Duhamel s’offusqua du manque d’entrain patriotique de Sophie Binet :
Benjamin Duhamel : Dans la foulée de l’annonce d’Emmanuel Macron d’un service militaire volontaire, vous avez dit : « La seule perspective que nous ouvre ce gouvernement – sur ce budget donc –, c’est la guerre. » Et vous rajoutiez : « On ferme des lits d’hôpitaux pour fabriquer des obus ». Euh… si on vous suit, ça veut dire que le réarmement, les 6 milliards supplémentaires sur le budget de la défense, c’est inutile ?
L’invitée ayant de surcroît l’outrecuidance de dénoncer un « parallélisme […] troublant » entre le fait « qu’on augmente le budget de la défense de 6 milliards et qu’on baisse le budget des hôpitaux de 6 milliards », Duhamel ne se tient plus : « On ne baisse pas le budget des hôpitaux de 6 milliards. » Refusant de se laisser conter les éléments de langage gouvernementaux par son hôte, Sophie Binet est alors obligée de prendre une minute de son temps de parole pour expliquer au jeune Duhamel les mécanismes basiques de l’inflation : « Pour ne pas baisser, le budget des hôpitaux […] doit augmenter de 4%. S’il augmente de moins de 4%, ça veut dire qu’il baisse. » Un camouflet pour l’intervieweur, qui ne perturbe pas sa consœur. Loin de faire amende honorable, Florence Paracuellos trouve au contraire dans ce développement matière à une nouvelle réplique à charge : « Mais c’est pas un peu simpliste ou démagogique d’opposer les dépenses de la défense aux dépenses de la santé, Sophie Binet, dans le moment qu’on traverse ? »
Insistons-y : loin de relever de la « contradiction » journalistique, ce type de réactions vise à disqualifier l’invitée. Ce matin-là, les deux intervieweurs auront encore mis beaucoup de cœur à l’ouvrage !
Jérémie Younes


