II. La pression interne de l’éditeur et de la direction du journal
1. Contraintes de faire des publi-reportages et de couvrir de façon positive
Dans la plupart des rédactions, le contenu rédactionnel du journal et les publi-reportages (point 10.2 de la charte) sont séparés et confiés à des personnes différentes. PME Magazine confie les publi-reportages à des journalistes indépendants. La rédaction en chef de 24 heures, qui dispose d’une rubrique séparée pour les publi-reportages, explique qu’on en fait l’acquisition comme pour des annonces et que les journalistes qui les rédigent travaillent sous la responsabilité du secteur marketing. Femina dit avoir supprimé tout publi-reportage.
Comptes-rendus sur des inaugurations d’entreprises, des jubilés ou des foires, les publi-reportages non signalés comme tels ou des articles qui s’apparentent à de la publicité me semblent plus problématiques. Dans les rubriques locales, on les considère comme des « exercices imposés ». Pour les journalistes, le souci est moins déontologique que pratique : trouver un angle de vue qui rende le compte-rendu suffisamment attrayant pour les lecteurs du journal.
Une journaliste qui travaille pour un journal en situation de monopole dans sa région, décrit le malaise qu’elle ressent : « Je n’ai pas encore fait l’expérience de pressions, même si je vois que la ligne éditoriale du titre dans lequel je travaille se plie parfois à des publi-reportages à peine dissimulés... » On raconte aussi comment des articles sont « lissés », avec ou sans mention explicite des intérêts publicitaires.
Les personnes qui travaillent dans les médias depuis plus d’une décennie font part d’une orientation généralisée vers des mécanismes et des réflexes de marketing, une tendance sournoise qui se répand dans la majorité des rédactions et qu’on ne connaissait pas avant. Ceci s’exprime par exemple dans la demande de se comporter de façon « réaliste », ce qui veut dire : tenir compte dans son travail journalistique de la situation de marché du journal. On entend aussi certains journalistes estimer qu’ils sont là « pour remplir les trous entre les pages de pub. »
Les médias comme organisateurs d’événements
Les journalistes peuvent rencontrer des problèmes éthiques quand ils doivent couvrir des événements organisés ou soutenus par leur propre éditeur. (Charte 10.2), ce qui est assez fréquent dans les festivals culturels, les manifestations sportives, l’attribution de prix ou des forums économiques et politiques. Malgré les affirmations rassurantes des directions de journaux, il est difficile pour leurs subordonnés de se soustraire à la pression interne de fait - surtout quand la rédaction elle-même lance ou soutient des actions. Pensons à deux exemples inoubliables, la campagne du Nouveau Quotidien pour l’aéroport de Cointrin et celle de la Liberté pour la Brasserie Cardinal. Un ancien journaliste fait la remarque malicieuse que la condition sine qua non pour faire campagne est d’avoir défini une ligne rédactionnelle, et que donc beaucoup de journaux serait incapable de lancer des campagnes.
L’autocensure
Les journalistes sont unanimes pour déclarer que l’autocensure est leur problème principal : « Soyons sincères », dit Claude Defago, « Qui n’a jamais cédé à la tentation de modérer un peu ses affirmations pour s’éviter des problèmes ultérieurs ? ». Un rédacteur économique résume : « On n’aura jamais le moindre problème avec des articles de complaisance. Mais celui et celle qui garde un regard critique sera rappelé à l’ordre, risquera son poste et n’aura pratiquement aucun moyen de défense. » La pression interne fait son chemin de façon insidieuse : entendre une collègue se faire tirer les oreilles, recevoir une remarque en passant d’être « prudent » avec tel sujet, rencontrer tel et tel visiteur dans le bureau du chef ou voir le rédacteur en chef partir gratuitement en voyage. C’est l’addition de ces petits incidents et l’atmosphère de travail dans une rédaction qui mènent à l’autocensure.
2. Le rôle central de la rédaction en chef et de l’éditeur
L’affaire Bilan
Comment ne pas évoquer ici l’exemplaire et désormais fameuse affaire Bilan. Alain Jeannet, rédacteur en chef de ce magazine, avait entre autres accepté un rabais exceptionnel pour une montre et retenu pendant des mois un article critique sur la firme. Il avait supprimé un article au sujet de la Rentenanstalt après une menace de boycott d’annonces et posé pour une annonce publicitaire dans le rapport annuel de Kudelski (André Kudelski est aussi administrateur d’Edipresse). En été 2000, deux membres de la rédaction ont démissionné, évoquant la clause de conscience du contrat collectif, une clause qui est formulée de façon moins explicite dans la convention suisse-alémanique. Un troisième rédacteur, en l’occurrence le représentant de Bilan dans la coordination des rédacteurs d’Edipresse, a fait part de ses critiques envers M. Jeannet devant la direction d’Edipresse et a été licencié suite à cette intervention, en août 2000. Entre-temps, la FSJ et le Syndicat Lémanique des Journalistes (SLJ) avaient porté l’affaire devant le CSP.
La seule des trois personnes concernées qui a aujourd’hui un emploi fixe ne souhaite plus prendre position. Elle fait seulement remarquer : « Le fait que la rédaction en chef de ce magazine soit toujours en place malgré les pratiques dénoncées à l’époque montre bien que les problèmes d’éthique et de déontologie n’occupent pas une grande place au sein des rédactions ». Le rédacteur licencié attend toujours la décision du tribunal cantonal suite à sa plainte pour licenciement abusif.
« Je suis journaliste par conviction », dit-il, « Mais ça n’est pas facile de s’engager pour les règles éthiques de la profession et puis de s’entendre dire par des confrères : « bien sûr, mais Alain Jeannet n’est de loin pas le pire exemple ». »
Parapluie pour la rédaction ou homme de confiance de l’éditeur
Tous les journalistes estiment qu’il est relativement facile de résister à des pressions extérieures si la rédaction en chef a une attitude claire. « Un chef a aussi une fonction de parapluie », définit Roger de Diesbach, rédacteur en chef de la Liberté, en précisant, « Ce qui ne veut pas dire que les journalistes ont toujours raison… Là aussi, on a un rôle à jouer. ». Si la direction du journal fait front face aux pressions extérieures, mais aussi face à sa propre division marketing, à la régie publicitaire et aux interventions de l’éditeur, c’est la meilleure garantie pour un journalisme indépendant.
Mais de plus en plus, les éditeurs mettent en place de simples exécutants en guise de rédacteurs en chef. Si la direction de journal est essentiellement perçue comme les « hommes ou femmes de confiance » de l’éditeur, il en résultera peu ou prou une ambiance d’insécurité généralisée dans la rédaction. Ce sont souvent des réactions ou des interventions équivoques de la direction du journal qui mettent les journalistes dans des situations sans issue : « Soit ils s’autocensurent, se réfugient dans le journalisme de complaisance et laissent tomber des thèmes trop dérangeants, soit ils refusent certains mandats pour avoir la conscience tranquille : dans tous les cas, les conséquences pour la qualité du travail sont désastreuses », observe une journaliste.
Un exemple : Dans un grand quotidien, les rédacteurs qui ne partagent pas l’opinion du directeur de la publication sur certains sujets chauds (dont ils sont les spécialistes) sont priés de laisser écrire des commentaires sur ces thèmes par un collègue.
On le voit, ce ne sont pas les tentatives de pressions qui entravent la liberté de la presse, mais avant tout le malaise dans les rédactions et la zone grise de la déontologie.
A qui appartient le journal ? L’influence de l’éditeur
Plusieurs journalistes mentionnent le degré d’indépendance ou plutôt de dépendance du média selon la structure de propriété, même en absence de pressions concrètes : « Le point névralgique : à qui appartient le média ? » Citons encore Bilan, où André Kudelski, dont l’entreprise est un thème obligé pour toute publication économique, est non seulement administrateur d’Edipresse, mais figure désormais comme collaborateur du magazine. Ou le Temps et son administrateur Bénédict Hentsch dont la position soulève la question de la couverture des affaires Swissair ou de différentes affaires genevoises. Un confrère pose la question : « Quelle est l’indépendance d’un journaliste de Construire par rapport à la Migros ? Peut-il parler d’un bon produit Coop ? » Concernant les journaux gratuits de l’immobilier avec leur dépendance totale des annonceurs, ce ne sont que haussements d’épaules : il n’y a aucune illusion à se faire sur les conditions de travail dans ces rédactions.
La pression de l’extérieur est souvent relayée par le secteur marketing ou la régie publicitaire. « Les collaborateurs de notre régie d’annonces veulent boire le café avec ceux de la rédaction. J’interdis ce contact aux rédacteurs. », dit Alain Fabarez.
Il n’y a que les journalistes du Bas-Valais qui estiment que les conditions du travail journalistique se seraient plutôt améliorées ces dernières années. Des rédacteurs en chef trouvent que leurs collaborateurs sont devenus moins courageux, que la branche est actuellement comme paralysée par la peur de perdre son emploi.
Roger de Diesbach insiste sur un autre angle de vue qui mériterait aussi discussion : « J’estime qu’un rédacteur en chef d’un journal comme La Liberté est aujourd’hui obligé de s’occuper de la situation économique pour assurer la survie du média face aux pressions des grandes maisons d’édition. Ainsi, ma rédaction s’engage non seulement pour le travail journalistique indépendant de chacun, mais aussi pour la prospérité économique du journal en général. »
Lire la suite : III. Des possibilités de réagir faces aux pressions, surtout internes