Pressions économiques sur des journalistes en Suisse romande
Depuis « l’affaire Bilan », en été 2000, la pression économique exercée sur les journalistes demeure un sujet brûlant dans la profession en Suisse romande. Le rédacteur en chef de Bilan avait accepté des avantages et fait pressions sur des rédacteurs. Cela a entraîné le départ de plusieurs membres de la rédaction, le licenciement d’un rédacteur et un blâme du Conseil Suisse de la Presse (CSP). Par la suite, le Forum des journalistes économiques (FORJEC) ainsi que le syndicat comedia ont organisé des tables rondes et des soirées de discussion sur ce thème. Ce syndicat et la Fédération Suisse des Journalistes (FSJ) ont en outre émis des recommandations pour lutter contre ces tentatives de pression.
De façon générale, on peut affirmer que l’indépendance du travail journalistique est surtout menacée voire supprimée dans les journaux gratuits, une partie des magazines spécialisés et dans les suppléments en tous genres. Au sein de ces rédactions ou rubriques, on emploie souvent des rédacteurs qui dépendent du secteur marketing et non de la rédaction : ils ne sont engagés que pour la réalisation de publi-reportages. Mon enquête ne traite pas de ces « rédacteurs hybrides », moitié journalistes, moitié publicitaires. Cependant, il pourrait être intéressant pour les associations professionnelles de contacter ces employés afin de connaître leurs conditions de travail et de savoir s’ils se définissent eux-mêmes comme des journalistes ou des publicitaires, ou s’il faudrait plutôt parler de la profession de publi-reporter.
Je limite mon exposé d’aujourd’hui aux conditions de travail des journalistes qui considèrent La déclaration des devoirs et des droits (la Charte) comme base déontologique de leur métier et qui essaient de la suivre au mieux. Mon enquête porte sur des quotidiens et des hebdomadaires ainsi que sur la presse économique francophones, des publications dont le lectorat attend une information indépendante et qui se réclament de standards éthiques élevés.
Mon enquête ne concerne que des pressions que je juge non justifiées selon les règles déontologiques. Donc, même la discussion vive et la relecture des textes dans les rédactions ne sont pas concernées. Evidemment, aussi des réactions comme des lettres à la rédaction ou des plaintes de personnes touchées par des textes, par exemple auprès du CSP, sont des élements indispensables de la discussion publique.
I. Pressions extérieures exercées par des entreprises, des associations et des personnes de contact
1. Cadeaux, invitations et autres avantages
Commençons avec l’aspect le plus facile pour toutes les personnes interrogées : les cadeaux, les invitations, les rabais et autres avantages en tout genre (chiffre 9 de la Charte). La montre d’une certaine valeur offerte discrètement, le billet de cent francs glissé dans le dossier de presse, l’invitation dans un restaurant chic ou pour un voyage coûteux : s’agit-il d’habitudes répandues ou non ?
Les journalistes de rubriques économique ou régionale pensent à l’unanimité que refuser des cadeaux ne leur pose pas vraiment de problème. Certains ajoutent que la plupart des entreprises et leurs conseillers en RP connaissent les règles du journalisme et qu’ils savent que des somptueux cadeaux mettent les journalistes dans l’embarras. Un journaliste du Bas-Valais explique que les habitudes ont bien changé : « Mon prédécesseur me racontait qu’il n’avait jamais dû acheter de vin. Moi, je reçois au total trois, quatre bouteilles à Noël ». « On sait très vite quelle entreprise a distribué des cadeaux ; celle-ci passe pour un mouton noir pendant des années », dit un rédacteur économique. Cependant, d’autres collègues confirment qu’ils reçoivent « régulièrement » ou « constamment » des cadeaux. Quelques exemples :
– Un rédacteur raconte qu’une entreprise de chimie avait offert une montre lors d’une journée de présentation de produits. « Devant la surprise du porte-parole lorsque je lui ai retourné la montre, j’ai compris que d’autres journalistes avaient accepté le cadeau ».
– « Nous pourrions partir en voyage gratuitement durant toute l’année », explique un rédacteur, « mais nous n’acceptons que les voyages qui présentent un intérêt journalistique. Certains autres grands éditeurs ont plutôt tendance à considérer ces voyages comme des gratifications pour les cadres ». Quand un armateur grec a invité la population de Gondo et des journalistes à une croisière d’une semaine sans intérêt journalistique, plusieurs rédactions de Suisse romande ont été du voyage.
– On ne peut nier que les mandats de relations publiques confiés à des employés d’une rédaction ou à des journalistes indépendants peuvent influencer le travail journalistique. Certains services publics, des entreprises, des associations engagent volontiers des journalistes, spécialisés dans leur domaine d’activité. Et lorsqu’un rédacteur refuse le mandat juteux pour rédiger un rapport annuel, le mandataire s’étonne : « Mais la moitié de vos collègues le fait ! »
La situation est surtout problématique pour des journalistes indépendants qui ne parviennent pas à joindre les deux bouts sans ce genre de mandats. Pour certains rédacteurs en chef, il est du devoir des indépendants de se soucier des conditions éthiques de leur travail.
François Schaller, rédacteur en chef de PME Magazine, indique qu’il s’est séparé d’un ou deux journalistes indépendants qui ne faisaient pas une distinction claire entre leur travail journalistique et leurs mandats d’entreprises.
Des rubriques particulièrement exposées
Le CSP a déjà traité plusieurs fois de la problématique des avantages accordés aux journalistes des rubriques automobiles, gastronomiques, touristiques et de sports. Pour les collègues, c’est là, que l’objectivité de l’information est la plus menacée. Quelques exemples de réaction :
– Après de mauvaises expériences, Roger de Diesbach, rédacteur en chef de La Liberté, a décidé de ne plus reprendre les suppléments touristiques usuels. Marie-Pierre Dupont, rédactrice en chef de Femina déclare aussi : « Nous ne participons plus à des voyages de presse. »
– Des doutes s’imposent pour beaucoup de critiques gastronomiques ou culturelles. Les règles de la visite anonyme du restaurant et de la critique indépendante de manifestations culturelles sont en général mieux garanties dans des rédactions d’une certaine importance. Mais si le repas offert ou l’entrée gratuite au concert constituent l’essentiel de la rémunération, on comprend que l’indépendance du compte-rendu est gravement compromise. En outre, la lettre g de la Charte, qui préconise une rémunération convenable, n’est pas respectée. Dans la presse régionale et locale, ce genre de contributions de collaborateurs indépendant est monnaie courante. Le correspondant d’un petit journal fait remarquer : « Dans la plupart des grands quotidiens alémaniques, les articles concernant Roland Pierroz à Verbier n’étaient pas vraiment très critiques... ».
– Même les collègues d’autres rubriques s’interrogent sur les habitudes dans beaucoup de rédactions de suppléments automobiles. Ils ne voient pas l’intérêt pour le lecteur, de reportages réalisés à propos de voitures mises à disposition gratuitement pendant des semaines.
– Lors de nombreuses manifestations sportives, il est devenu normal que le nom des sponsors apparaisse fréquemment à l’image, que les reporters le répètent à l’envi : la manifestation elle-même porte souvent le nom du sponsor. Là, les journalistes de presse montrent volontiers du doigt la radio et la télévision : des émissions entières sont réalisées dans le studio entièrement décoré aux couleurs du sponsor, la publicité est omniprésente dans le ski, le tennis ou les régates ; en athlétisme, les concurrents se font tatouer le logo de leur fournisseur sur l’épaule. Claude Defago, directeur de Radio Chablais, demande à ses journalistes de parler par exemple du « tournoi de golf de Montana » au lieu de l’« Omega Golf Cup ». Mais ce soin du détail me semble extrêmement rare.
– Les magazines féminins se font courtiser par les branches de la mode et de la cosmétique. La rédactrice en chef de Femina interdit strictement à ses stylistes d’accepter des cadeaux, et elle confie la rubrique cosmétique à une rédactrice expérimentée qui a appris à résister aux nombreuses tentatives de pression.
La zone grise des relations personnelles
Ce sont les relations personnelles qui sont le plus difficile à gérer pour tout le monde. La proximité voile le sens critique. Lorsque le chef d’entreprise ou son porte-parole est aussi un gentil voisin, un ami de collège ou un ancien collaborateur du journal, la tentation d’autocensure augmente déjà. Les professionnels des relations publiques le savent et utilisent cette faille. Les journalistes chevronnés récoltent leurs meilleures informations grâce à leur réseau de contacts, mais ils courent aussi le danger de s’y empêtrer.
Un journaliste économique devenu employé de banque recommande la même chose que le CSP : « Si des liens amicaux vous amènent à écrire de façon moins critique, à taire des informations, il n’y a qu’une solution : ne plus traiter ce sujet et le confier à un autre membre de la rédaction auquel on passe aussi les informations ». Ce conseil est certes applicable à une grande rédaction, mais il est par exemple difficile à mettre en œuvre pour l’unique correspondant régional qui n’a pas la possibilité de déléguer des tâches.
Plusieurs rédacteurs déclarent avoir peu de relations privilégiées avec le monde de l’économie : ils ne jouent pas au golf, ne fréquentent pas les mêmes établissements. Mais dans les directions des journaux et chez des rédacteurs hautement spécialisés, les relations sont beaucoup plus étroites.
Encore une remarque significative : tous les journalistes qui s’y connaissent, aussi bien en journalisme politique qu’économique, trouvent que les pratiques en ce qui concerne l’amalgame relationnel et les pressions exercées sont les pires dans le monde politique : « A certains égards, travailler en rubrique économique entraîne souvent moins de réactions et d’incitations qu’en rubrique politique où certaines personnes ou groupements attendent du journaliste qu’il fasse un certain nombre de concessions préalables pour avoir accès à l’information. »
Réactions possibles - expériences et opinions
Comment procéder avec les cadeaux et avantages ? Pour les vieux briscards du journalisme : « C’est une question de caractère. Celui qui se laisse impressionner n’est pas fait pour ce métier », ou aussi « Il faut être solide et sincère. La critique est une bonne chose si on peut la soumettre à la personne concernée et aller boire un verre avec elle le lendemain sans problème ». Mais pour les nouveaux de la rédaction ou les journalistes qui n’ont pas la peau dure, des règles internes rigoureuses seraient nécessaires et utiles.
Cependant, la plupart des rédactions n’ont pas défini clairement leur position à ce sujet. Tout au plus dit-on que la bouteille de vin offerte doit finir au réfrigérateur de la rédaction. D’autres ont fixé une limite personnelle d’une valeur estimée de 50 francs par cadeau. Depuis l’affaire de l’année 2000, Bilan a développé une charte qui est même publié sur internet. Elle prescrit une limite de 100 francs, les autres cadeaux doivent être déposés au secrétariat de rédaction qui les retourne au donateur ou à une œuvre d’entraide. Alain Fabarez, directeur du groupe Agéfi, fait la leçon à tout nouveau journaliste : « Celui qui accepte un cadeau, est licencié. » En outre, il leur recommande de renoncer à acheter et vendre des titres en bourse.
Pour le reste, les rédactions partent du principe que leurs employés connaissent et respectent les règles déontologiques.
2. Des interventions, des menaces, des boycotts et des plaintes
Evidemment, ce sont les journalistes au regard et à la plume critiques qui se voient plus exposés aux tentatives de pressions mentionnées au chiffre 10 de la Charte qui stipule qu’on ne doit accepter « aucune consigne, directe ou indirecte ».
Le correspondant qui couvre seul la région ou le chef de rubrique qui décide des manifestations et des thèmes à traiter sont aussi relativement exposés et seront plus souvent abordés par des entreprises ou des sociétés. « Les lobbyistes d’associations ou de fédérations sont plus pénibles que les représentants des firmes eux-mêmes », indique un correspondant régional, mais il ajoute « qu’on peut simplement ne pas tenir compte de leurs pressions et décider librement de couvrir des sujets ou non. »
« La plupart des chefs d’entreprise ont plutôt peur des médias. S’ils essayent de faire pression, il suffit d’habitude de leur expliquer gentiment les règles journalistiques », disent des journalistes économiques. « Les boycotts et les menaces, c’est un mythe, ça n’existe pas : je ne connais aucun exemple en Suisse romande », dit l’un d’eux, alors qu’un autre fait part du contraire : « Nous recevons constamment des menaces. ». Claude Defago, président de l’association de la presse valaisanne, explique : « Il y a bien des réactions de vengeance, comme le retrait d’annonces, mais dans neuf cas sur dix, nous n’avons pas de preuve qu’il s’agit d’un boycott ».
Voici quelques exemples, plus ou moins importants :
– Un rédacteur économique chevronné raconte la longue série de menaces d’une entreprise internationale dont la direction a changé entretemps. Ces interventions avaient incité Bilan à reléguer le texte prévu en « une » à un simple portrait. Au Journal de Genève, le rédacteur en chef avait prévenu le journaliste : « Le conseil d’administration du journal a téléphoné, ils ne veulent plus que tu écrives sur cette entreprise. »
– Le dirigeant d’une entreprise horlogère est réputé pour ses menaces virulentes, mais sans suites. On raconte la même chose d’un promoteur immobilier genevois.
– Yeslam Binladin a porté plainte contre L’Hebdo (affaire classée par le Tribunal fédéral).
– Un rédacteur s’étonne des courriels occasionnels d’une filiale de la Publicitas à la rubrique économique pour informer du jour de publication d’annonces de telle et telle entreprise.
– Suite à la première candidature de Sion aux Jeux Olympiques que Radio Chablais avait traité le sujet en donnant la parole aux deux camps : des budgets de publicité ont été réduits ou supprimés, mais le lien direct entre les deux choses n’a pu être démontré formellement.
– Alain Fabarez raconte qu’à la suite d’un article critique sur Nestlé (encore sous le règne de Marc Moret) la multinationale avait résilié tous ses abonnements de l’Agefi ainsi que ses annonces. Le rédacteur de l’article se souvient seulement de la résiliation des abonnements.
– Les banques ont exercé des pressions massives à plusieurs reprises. Ainsi, concernant un texte sur une affaire immobilière, les avocats du Journal de Genève ont conclu un accord avec les avocats d’une banque, ceci en l’absence du journaliste concerné. L’accord avait pour but d’éviter le dépôt d’une plainte, alors même que le journaliste disposait de toutes les preuves nécessaires. La publication d’une quasi-excuse a constitué un préjudice professionnel pour lui.
– L’ ex-président de l’Association de défense des clients des banques ASDEB a menacé, par oral et par écrit, de plainte pénale un rédacteur du Temps, s’il révélait qu’il avait été condamné pour escroquerie. L’article a quand même paru.
– Dans Le Temps du 3 octobre dernier paraît en page Opinions une violente critique contre le livre de Sylvain Besson, rédacteur économique du quotidien, qui traite du secret bancaire et des paradis fiscaux. L’auteur de l’article est Michel Wyler, membre de la direction générale de l’Union Bancaire Privée (UBP). Pour les uns, ce pamphlet serait simplement « l’expression du caractère débordant de Monsieur Wyler », mais d’autres y voient une tentative de pression du côté des banquiers privés contre un journaliste critique.
Plus exposés encore sont les journalistes qui traitent de la criminalité économique. Cela semble être le seul domaine où des plaintes pénales et civiles sont utilisées de façon répétée comme moyen de pression. Un journaliste confirme qu’il est objet de quatre plaintes, dont deux en France. Il estime que « de telles plaintes, surtout déposées par des gens très comme il faut, sont de manière générale susceptible d’influencer la rédaction en chef de n’importe quel journal. Cela dit, nous n’avons jamais ’écrasé’ un sujet en raison de ces menaces. Je pense qu’il y a dans certains milieux une forte tentation de multiplier les plaintes pour museler les journaux un peu trop agressifs (…) C’est certainement la menace la plus sérieuse qui existe pour la liberté de journalistes qui traitent de sujets un peu sensibles. »
Des conséquences considérables sont aussi à craindre lorsqu’une plainte est déposée contre des journalistes, soit devant le Conseil de la Presse ou devant les tribunaux. Comme le démontre l’exemple du Journal de Genève, même le rédacteur employé du journal, qui devrait être défendu par son éditeur, n’est pas à l’abri d’une mauvaise surprise. L’éditeur peut très bien conclure derrière son dos un arrangement qui lui porte préjudice.
Même si, comme il en a le devoir, l’éditeur assure la défense du journaliste concerné, des conséquences peuvent se faire sentir par la suite : « Disons simplement qu’il y a peut-être un degré de prudence supplémentaire de ma hiérarchie dans certains cas… »
Ici, la pression extérieure se transforme en pression intérieure. Le ton souvent léger, voire amusé sur lequel les confrères et consœurs m’ont fait part d’anecdotes de pressions, change aussi abruptement.
Lire la suite : II. La pression interne de l’éditeur et de la direction du journal