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Gaza : Guillaume Erner face à « deux visions de la réalité »

par Pauline Perrenot,

Où il est question d’un léger « différend » à l’antenne de France Culture, le 26 mai 2025.

« Cette nuit encore, il y a eu des bombardements sur la bande de Gaza et un bilan donné par la défense civile de Gaza qui est très lourd, avec 20 morts au moins, après une frappe israélienne tôt ce matin sur une école de la ville de Gaza. Et c’est hélas quelque chose que nous avons déjà vu puisque d’un côté, la défense civile de Gaza évoque des morts civils. De l’autre, l’armée israélienne affirme qu’il y avait des terroristes, je cite, de premier plan, à l’intérieur de cette école. Qu’en pensez-vous ? » Sur France Culture (26/05), quelques heures après le bombardement par Israël de l’école Fahmi Al-Jarjaoui (Gaza ville) ayant tué « plus de trente Palestiniens parmi lesquels dix-huit enfants et six femmes » (Middle East Eye, 26/05), c’est à un ex-officier militaire israélien que le journaliste Guillaume Erner confie le soin d’arbitrer entre deux récits faussement présentés aux auditeurs comme équidistants [1]. Tamir Hayman – président de l’Institut d’études de sécurité nationale (INSS) à Tel Aviv et ancien chef de la direction du renseignement militaire – choisit-il plutôt les faits… ou la propagande ?

Si la question est hors-sol, c’est parce que le choix de l’invitation est hors-sol en premier lieu. Dans une deuxième partie d’émission – dont la sociologue Eva Illouz est l’invitée principale –, la matinale de France Culture décide en effet de tendre le micro au président de l’INSS, que Guillaume Erner se garde bien de présenter aux auditeurs : un établissement rattaché à l’université de Tel-Aviv, dont BDS soulignait en 2022 l’« influence non négligeable sur la politique israélienne de sécurité » : « [l’institut] entretient des liens étroits avec des politiciens et des généraux », en plus d’avoir « promu les principes de la "Doctrine Dahiya » [2], ce que pointe également Camille Stineau dans un article pour La Croix (23/06/24) portant sur les « liens entre universités et complexe militaro-industriel ».

Que pouvait-il dès lors advenir sinon une longue séquence de propagande ? « Le Hamas se cache encore beaucoup plus que ce qu’il fait parmi les civils », « utilise les écoles, les hôpitaux en tant qu’abris », « Tsahal fait le minimum de dégâts aux personnes qui ne sont pas impliquées », « on ne frappe pas des civils », « il n’y a pas de famine dans la bande de Gaza ». Et ainsi de suite. Si Guillaume Erner avance bien quelques franches oppositions, il renonce, de fait, à démentir pied à pied une propagande déversée telle une avalanche à l’antenne… pendant plus de dix minutes. Signalée jusque dans le « live » du Monde le matin même (voir en annexe), cette séquence témoigne du crédit que les journalistes les plus en vue accordent encore, envers et contre tout, aux autorités civiles et militaires israéliennes et à leurs porte-voix. Continuant d’être invités à des heures de grande écoute dans les formats les plus exposés du PAF, ces derniers bénéficient d’une légitimation de premier plan. Les œillères volontaires ? C’est encore Guillaume Erner qui en parle le mieux :

Guillaume Erner : Tamir Hayman, on le voit dans l’échange que nous avons, on est vraiment sur deux visions de la réalité qui sont diamétralement opposées. Moi je vous dis qu’il y a une famine, vous me dites qu’il n’y en a pas. Je vous dis qu’il y a des morts civils inutiles, vous me dites que ceux-ci sont des victimes collatérales de frappes sur des terroristes. Est-ce qu’il n’y aurait pas une solution plus simple, vous qui êtes ancien chef du renseignement militaire, est-ce qu’il ne suffirait pas, par exemple, de laisser entrer des journalistes à Gaza parce que s’il y avait des journalistes à Gaza, alors que ceux-ci sont aujourd’hui interdits par Israël, on n’aurait pas ce type de différend. Ils documenteraient la réalité sur place.

C’est donc cela, la « post-vérité » [3]. La « vision » israélienne « de la réalité » a beau être balayée depuis de longs mois par les ONG qui documentent un génocide à Gaza, par l’ONU et les instances de la justice internationale, par l’ensemble des témoins présents sur place ou de retour de Gaza depuis dix-neuf mois, rien n’y fait : Erner concède à son interlocuteur qu’il ne peut pas lui-même trancher entre ce qui relève des faits… et de la propagande, regrettant que « le dialogue » soit rendu « complexe parce qu’il y a vraiment deux visions qui s’opposent terme à terme ». Lapsus révélateur – et cerise sur le gâteau : selon lui, « ce type de différend » n’aurait pas lieu « s’il y avait des journalistes à Gaza ». Il y en a. Mais ils ont à la fois le malheur d’être Palestiniens et, pour plus de 200 d’entre eux, d’avoir été tués par l’armée israélienne au cours des dix-neuf derniers mois. À son insu, Guillaume Erner accrédite le précepte de la rédactrice en chef du Point, Géraldine Woessner, selon laquelle « il n’y a pas de journaliste palestinien » (X, 30/05/24). À tout le moins, le matinalier de France Culture donne à voir l’imaginaire dominant à travers lequel, consciemment ou non, les journalistes français les perçoivent : entre parties prenantes, « suspects » a priori et « victimes coupables » [4]. Erner croirait volontiers des journalistes internationaux, mais ne pense même pas à citer ses confrères palestiniens qui, chaque jour, documentent (sans conditionnel) « la réalité sur place », y compris sur son antenne…

Reste que pour résoudre le « différend » auquel il est confronté, Guillaume Erner est vraisemblablement en quête d’une « solution simple ». En voici une : cesser de polluer le débat public en invitant les propagandistes d’un État dont deux des dirigeants sont actuellement sous mandat d’arrêt international pour crime contre l’humanité.


Pauline Perrenot


Annexe – La propagande de Tamir Hayman questionnée sur le tchat du Monde

Peu de temps après la diffusion de cette matinale, à 10h55 le 26 mai, un lecteur du Monde pose la question suivante dans le tchat : « Est-ce vrai ce que l’on a entendu ce matin sur France Culture ? Un ancien militaire israélien affirme qu’il n’y a pas de famine à Gaza et que c’est le Hamas qui stocke tout[e] la nourriture ? » Chargé de répondre aux internautes à ce moment-là, l’historien Jean-Pierre Filiu avance une réponse qu’on aurait aimé entendre de la bouche du journaliste Erner : « Les affirmations israéliennes, entre autres sur l’aide humanitaire, relèvent bien plus de la propagande que de l’information. Aucune des très nombreuses institutions engagées dans l’assistance humanitaire à la population de Gaza n’a pu confirmer les allégations israéliennes de détournement systématique [par le Hamas]. En revanche, j’ai documenté, durant mon séjour sur place, de nombreux cas où des bandes de pillards, armés et soutenus par Israël, se sont attaquées à des convois humanitaires. »

 
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Notes

[1Rappelons, comme s’échignent à le répéter les juristes spécialistes depuis dix-neuf mois, que quelles que soient les allégations des autorités israéliennes, le droit international proscrit le bombardement des hôpitaux et des écoles. Déplacées en permanence, des familles s’étaient réfugiées dans l’école en question (Libération, 27/05).

[2Une doctrine militaire édictée, comme le rappelle le journaliste Sylvain Cypel, « après l’échec de l’opération militaire au Liban en 2006 », consistant en une « destruction massive des infrastructures et de l’habitat en zones civiles […] pour imposer [l]a "dissuasion" » (Orient XXI, 9/10/2023).

[3Cette « post-vérité » qu’en d’autres temps et en d’autres lieux, Guillaume Erner entend régulièrement « décrypter » à l’antenne de France Culture, par exemple en mars, en juin ou en octobre 2024, principalement autour de Donald Trump.

[4Voir « "Des victimes coupables" : comment les journalistes français voient leurs confrères palestiniens ? », Arrêt sur images, 29/04.

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