À propos de la couverture médiatique récente
Acrimed : Un tapis de bombes sur Gaza, des dizaines de morts chaque jour, des corps d’enfants décharnés et démembrés, un plan de colonisation voire d’annexion assumé publiquement par le cabinet de défense israélien... Que t’inspire la couverture médiatique actuellement, tout particulièrement depuis qu’Israël a rompu la « trêve » à la mi-mars ?
Johann Soufi : Depuis quelques semaines, on assiste à une évolution du traitement médiatique de la situation à Gaza, en France notamment. On constate un regain d’attention après des mois, des années, d’indifférence. On a le sentiment que la parole s’ouvre progressivement, que des voix jusque-là marginalisées – humanitaires, juristes, sociologues – commencent enfin à être entendues. Selon moi, cette évolution ne relève pas d’une prise de conscience spontanée de la part des médias et des responsables politiques, mais d’un effet d’accumulation, de saturation.
D’abord en raison de l’ampleur des massacres, et des violations du droit international. On en est à plus de 53 000 morts et 120 000 blessés, selon les chiffres officiels. Et cela ne tient pas compte de tous ceux qui mourront tôt ou tard de leurs blessures ou de maladies non soignées, ni de ceux qui vivront avec des séquelles physiques et psychologiques permanentes, après dix-neuf mois de crimes, de persécutions et de privations. Depuis octobre 2023, un enfant est tué ou blessé toutes les 20 minutes à Gaza. L’aide humanitaire est entravée, instrumentalisée, la famine menace toute la population gazaouie. Les images qui nous parviennent nous rappellent les heures les plus sombres de l’histoire humaine. Chaque jour apporte son lot de nouvelles horreurs, de nouveaux traumatismes.
À ces crimes s’ajoutent des discours de responsables israéliens qui assument de plus en plus clairement leur projet colonial, voire leur intention génocidaire. Israël Katz, ministre de la Défense, a récemment parlé de la « destruction totale » de Gaza et de la déportation de ses habitants. D’autres, comme Bezalel Smotrich, tiennent des propos similaires. Des appels publics au meurtre des Gazaouis – hommes, femmes, enfants – sont diffusés sur des chaînes israéliennes sans la moindre censure. Cette intention génocidaire de plus en plus claire rend le silence des élites médiatiques et politiques d’autant plus intenable.
Un autre facteur essentiel de ce changement tient, j’en suis convaincu, à la pression croissante de la société civile, qui refuse l’immobilisme face à ces atrocités commises sous nos yeux. Les manifestations hebdomadaires, les appels au boycott et aux sanctions, mais aussi les actions judiciaires menées par des collectifs de juristes comme notre association JURDI contribuent à faire évoluer le positionnement des médias et des responsables politiques. Face à cette pression populaire, le prix du silence devient simplement trop lourd à porter – pour les médias, les artistes, les élus. Leur crédibilité et leur respectabilité sont aujourd’hui directement mises en cause. Il devient de plus en plus difficile – voire impossible – de continuer à ignorer ou à relativiser ce qui se passe à Gaza. Le silence est perçu comme une complicité.
Cette évolution – relative, tant elle ne remet pas fondamentalement en cause le cadrage médiatique initial édicté au lendemain du 7 octobre 2023 – arrive en plus bien tardivement...
Oui, c’est certain. Cette inflexion soudaine ne doit pas faire oublier les dix-neuf mois d’invisibilisation systématique – parfois même de déshumanisation – des Palestiniens de Gaza dans la plupart des médias. Elle ne saurait non plus absoudre la responsabilité de certains d’entre eux dans la minimisation des crimes, ou dans la stigmatisation de celles et ceux qui, dès le départ, demandaient simplement le respect du droit international en Palestine. Ces choix éditoriaux ont largement contribué à retarder la prise de conscience, et avec elle, toute réponse politique à la hauteur. L’Histoire, je le crois, les jugera sévèrement pour s’être tus si longtemps.
Et même aujourd’hui, les progrès restent limités. Dans les débats télévisés, les Palestiniens sont toujours largement absents. On continue à parler d’eux – de leur histoire, de leur souffrance, de leur avenir – sans jamais leur donner la parole. L’angle dominant reste souvent celui du « suicide d’Israël » ou de l’impact que ces crimes peuvent avoir sur la société française ou la « communauté internationale », reléguant le récit des victimes palestiniennes au second plan.
En réalité, le débat public évolue très lentement. On est passés progressivement d’un « soutien inconditionnel à Israël », à « c’est de la légitime défense » puis « c’est une catastrophe humanitaire », pour enfin reconnaître prudemment, depuis quelques semaines, les crimes commis... mais avec une ligne rouge que l’on n’ose toujours pas franchir : le mot « génocide ». Ce mot est devenu la nouvelle frontière du dicible. Ce glissement progressif, sur près de 20 mois, révèle à quel point la compassion reste difficile, sélective, et la souffrance palestinienne encore trop souvent relativisée. Je le vois encore avec une chronique récente de Caroline Fourest sur LCI qui, après avoir nié l’ampleur des massacres pendant des mois – elle affirmait, sans aucune source, fin octobre 2023, qu’il fallait « diviser le nombre de morts par cinq ou dix » – s’emploie aujourd’hui à délégitimer ceux qui utilisent le mot génocide alors que de plus en plus d’experts le jugent adéquat pour qualifier ce qui se passe à Gaza.
Alors non, on ne peut pas encore parler de traitement médiatique digne. Ce à quoi nous assistons depuis peu n’est qu’une tentative tardive de répondre enfin à des exigences minimales d’information. Le changement reste marginal, et met surtout en lumière tout ce qui aurait pu – et dû – être fait bien plus tôt.
À ce propos, as-tu regardé la « page spéciale » du 20h de France 2, le 7 mai dernier, qui montre le quotidien de familles gazaouies déchirées par la guerre ? Qu’en as-tu pensé ?
Oui, c’est un bon exemple de cette évolution, mais surtout, cela montre ce qu’aurait pu être une autre couverture médiatique depuis le début. On y voit enfin un long reportage, avec un angle humain, qui incarne la souffrance des habitants de Gaza, qui donne un nom, un visage, une voix aux victimes de ces atrocités. Ils ne sont plus de simples chiffres, des statistiques morbides, mais des êtres humains avec une histoire, des proches, des vies fauchées. C’est ce travail journalistique-là qu’il aurait fallu faire dès le mois d’octobre : montrer la réalité de la souffrance de toutes les victimes. Montrer la vie des Palestiniens de Gaza, donner à voir ce que signifient concrètement les chiffres effroyables qui nous parvenaient, semaine après semaine, des agences humanitaires sur place. Je n’oublierai jamais la campagne de certains médias pour minimiser ces chiffres. Quand on parle de 53 000 morts et de centaines de milliers de blessés, on parle de familles entières brisées par la souffrance, le deuil, la terreur, le désespoir. Ce sont ces histoires qu’il fallait raconter, et trop souvent, elles ont été ignorées. La population de Gaza a été déshumanisée, y compris par nos propres médias. C’est extrêmement violent comme sentiment.
La vraie question qu’il faut se poser à propos de ce beau reportage de France 2, c’est : pourquoi faire ce type de reportage maintenant, après dix-neuf mois ? Qu’est-ce qui a changé qui permet de le faire aujourd’hui et qui ne permettait pas de le faire avant ? Absolument rien. Les journalistes internationaux n’ont toujours pas accès à Gaza. Les images diffusées aujourd’hui sont filmées par les mêmes journalistes palestiniens qui sont pris pour cible par Israël depuis le début du conflit. En réalité, ce travail était déjà possible en octobre 2023, et tout au long de ces dix-neuf mois. Il n’y a donc aucune justification à ce silence, ni à cette longue invisibilisation.
D’autant que cette fenêtre du 20h se conclut par une interview de l’ambassadeur d’Israël en France. Le tout, sans contradiction digne de ce nom… Comment est-ce encore possible ?
C’est effectivement très problématique. En interrogeant l’ambassadeur israélien, immédiatement après ce reportage, on offre une tribune au représentant d’un gouvernement qui manie parfaitement la propagande. À une heure de grande écoute, il vient relativiser ce que le reportage précédent montrait pourtant de manière évidente : la souffrance d’un peuple victime des crimes contre l’humanité et d’un nettoyage ethnique, voire d’un génocide.
Ce réflexe médiatique est assez spécifique à cette situation. À chaque fois qu’une victime palestinienne témoigne, ou qu’un juriste, un humanitaire ou un expert prend la parole pour décrire la situation en cours à Gaza, il semble qu’il faille systématiquement « contrebalancer » ce témoignage. Ce dispositif place des observateurs indépendants, journalistes, humanitaires, juristes, dans une posture artificielle de simple « parties à un débat ».
Pourquoi cette mise en scène du « faux équilibre » est-elle si problématique ?
Parce que c’est exactement ce que cherchent à faire le gouvernement israélien et les journalistes qui le soutiennent : présenter les faits comme une simple divergence de points de vue. Les centaines de juristes spécialisés en droit international, les organisations humanitaires, les ONG de défense des droits humains, mais aussi les institutions de l’ONU – comme l’UNRWA, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, la Rapporteuse spéciale Francesca Albanese, ou même la Cour internationale de Justice – sont présentés comme des acteurs partisans.
Cette logique du « faux équilibre » brouille aussi les repères entre opinion et analyse. Il n’y a plus de faits établis, plus de vérité objective : absolument tout devient sujet à débat, à contestation. Dans ce brouillard intellectuel, où les « vérités alternatives » dominent, on finit par remettre en question jusqu’aux éléments les plus solidement documentés – y compris ceux des agences des Nations Unies présentes sur le terrain. C’est d’autant plus préoccupant qu’Israël interdit toujours l’accès à Gaza aux journalistes et aux observateurs internationaux, et qu’il a déjà tué plus d’une centaine de journalistes palestiniens. Cela limite drastiquement la possibilité de témoigner de ce qui s’y passe. Il ne peut pas y avoir d’équivalence entre des observateurs indépendants et des parties à un conflit armé. Et pourtant, c’est précisément cette frontière que certains médias contribuent à brouiller.
Qu’attendrais-tu concrètement des rédactions à ce sujet ?
Un cadre éthique clair qui distingue entre les parties à un conflit, qui cherchent naturellement à influencer l’opinion publique à leur avantage, et les observateurs indépendants, qui disposent d’une crédibilité en raison de leur impartialité et de leur expertise.
Concernant la parole des parties au conflit, en réalité, deux approches sont possibles. Soit on considère qu’il est inacceptable de tendre un micro à des représentants d’un groupe armé ou d’un État impliqués dans des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité. C’est une position juste – mais elle doit être appliquée de manière cohérente. On ne peut pas refuser au nom de ces principes la parole d’un représentant du Hamas tout en invitant, sans contradiction, un représentant d’un État dont le Premier ministre est visé par des mandats d’arrêt de la CPI pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Soit on estime qu’une interview ne revient pas à offrir une tribune, ni à valider la légitimité du discours tenu, et que le rôle du journaliste est en réalité d’interroger, de confronter. Dans ce cas, rien ne justifie qu’on fasse une distinction entre les parties à un conflit : entre les représentants israéliens et ceux du Hamas, entre les Ukrainiens et les Russes. En réalité, tout se joue dans la cohérence et la transparence. Il ne s’agit pas de neutralité abstraite, mais d’un cadre déontologique clair. Les médias doivent choisir une ligne, et s’y tenir.
Mais ce n’est pas du tout le cas.
Non il ne me semble pas, et c’est bien le problème. Ce sont ces doubles standards, ces règles et principes à géométrie variable qui troublent les téléspectateurs. Personne ne peut les comprendre. Il semble évident pour tous les journalistes de ne pas inviter de représentants de l’armée russe ou du Kremlin, mais parfaitement normal de tendre le micro à des représentants de l’armée ou du gouvernement israéliens. En outre, on ne traite pas les victimes israéliennes et palestiniennes de la même manière. Les premières ont droit à de longs portraits, les secondes ne sont généralement même pas mentionnées par leurs noms. On n’analyse pas non plus le bombardement d’une clinique à Rafah comme celui d’une maternité à Marioupol. Bref, tout est analysé, commenté, au prisme de standards différents.
À ces biais s’ajoute la faiblesse du travail de contradiction journalistique en France envers les représentants du gouvernement israélien et leurs soutiens. On les laisse généralement dérouler leur propagande sans contradiction, sans confrontation avec les faits. C’est une approche bien différente de ce qu’on observe dans certains médias anglo-saxons. Prenez les interviews de Mehdi Hasan, par exemple : les invités savent que ce ne sera pas une promenade de santé, et réfléchissent à deux fois avant d’accepter, car ils mesurent le coût politique et le risque pour la crédibilité de leur discours de leur passage à l’antenne.
En France, soit on offre une tribune sans contradiction, soit le simple fait de faire son travail de journaliste peut coûter cher. On se souvient de Mohamed Kaci, sanctionné sur TV5 Monde pour avoir simplement exercé son métier. Même si cela n’a pas donné lieu, à ma connaissance, à une sanction disciplinaire formelle, le message était limpide : lorsqu’un responsable israélien est invité, il doit pouvoir s’exprimer sans la moindre remise en question.
C’est, à mes yeux, un effondrement de la fonction journalistique. Car dans ce cas, je n’ai pas besoin de France Télévisions, de BFM-TV, ou d’une autre chaîne de télé ou de radio, pour entendre ce que l’ambassadeur ou un colonel de l’armée israélienne veut dire : je vais sur son compte Twitter. Et c’est aussi cela qui contribue à dévaloriser les médias, qui remplissent pourtant des fonctions démocratiques essentielles. La question qu’aujourd’hui les journalistes doivent se poser vis-à-vis du conflit israélo-palestinien est la suivante : quelle est la plus-value du travail journalistique ? Est-ce transmettre un discours de propagande, ou est-ce le remettre en question, le confronter, l’analyser ?
Pourquoi ne font-ils pas ce travail d’après toi ?
C’est difficile à dire. À mes yeux, il y a une forme de paresse journalistique, mais aussi un véritable manque de recul dans certaines rédactions françaises, une incapacité à s’interroger sur ce double standard ou à analyser ses propres biais, qui peuvent parfois exister de manière inconsciente.
Je pense par exemple à un échange que j’ai eu avec l’ancienne correspondante de France 2 à Jérusalem, Agnès Vahramian, fin 2023 il me semble. Elle m’avait contacté pour un reportage qu’elle faisait sur le bureau de l’armée israélienne spécialisé en droit international humanitaire. L’angle annoncé : « Comment ces juristes accompagnent l’armée israélienne en temps réel pour garantir que ses opérations respectent le droit international ». Je rappelle qu’à cette époque on comptait déjà plus de 20 000 morts et plus de 50 000 blessés à Gaza, dont une majorité de civils, y compris un grand nombre de femmes et d’enfants. J’espérais, naïvement peut-être, que ce reportage chercherait à montrer que l’armée israélienne est dotée de juristes qui connaissent le droit international et qu’elle agit donc en pleine conscience de ses violations lorsqu’elle bombarde de manière indiscriminée les infrastructures civiles, y compris les habitations, les hôpitaux et les écoles.
Mais lorsque j’ai tenté de lui expliquer les principes de distinction, de proportionnalité et de précaution, elle m’a expliqué que ce n’était pas l’angle du sujet. Elle m’a même dit ce que j’ai entendu trop de fois dans ma carrière : « Mais vous savez bien que c’est la guerre ». Me dire cela à moi qui travaille sur les crimes de guerre, les génocides, depuis plus de 18 ans… L’entretien a tout de même eu lieu – trente minutes d’échanges –, mais elle m’a ensuite demandé une réaction en trente secondes. Pour un sujet diffusé sur France 2. Moins d’une minute pour expliquer les crimes commis par Israël, la complexité du droit international humanitaire, la responsabilité des juristes qui facilitent ces crimes, la raison pour laquelle ils acceptent une équipe de France 2 dans leurs bureaux pour continuer à propager l’image de « l’armée la plus morale du monde »… C’est absurde. Et finalement, ils ont coupé toute mon intervention. Quand j’ai vu le reportage, j’ai eu le sentiment de regarder une opération de communication de l’armée israélienne. Aucun témoignage des victimes, rien sur les violations documentées par l’ONU. Simplement quelques secondes d’un confrère pour rappeler que « même la guerre a des règles ».
Ce n’est donc pas seulement de la paresse intellectuelle. Il y a une sorte de verrou cognitif, une vraie difficulté à concevoir la population palestinienne comme des victimes – et les soldats israéliens comme les auteurs de ces crimes. C’est cette asymétrie-là qui est profondément dérangeante.
Mais qui peut en revanche vous valoir des félicitations, comme celles qui furent adressées à BFM-TV par l’un des porte-parole de l’armée israélienne, Olivier Rafowicz, face à deux journalistes. Ou encore, fin mai, le prix décerné par l’organisation « Diaspora Defense Forces » – sous l’égide du publicitaire Frank Tapiro – à Laurence Ferrari pour « l’ensemble de son œuvre » depuis le 7 octobre 2023 au sein du groupe Bolloré, lequel avait d’ailleurs déjà été encensé en octobre 2024 par Benyamin Netanyahou lui-même…
En effet. Pour un téléspectateur lambda comme moi, cela entame sérieusement la crédibilité des journalistes concernés – et pas seulement sur le conflit israélo-palestinien, mais aussi sur l’ensemble des sujets qu’ils traitent, qu’il s’agisse de politique intérieure ou de géopolitique. Ce rôle de simple « passeur de plats », sans recul critique, ni véritable enquête sur les faits, explique en partie la perte de confiance croissante dans les médias traditionnels. Et cela contribue à ce que de plus en plus de personnes se tournent vers les réseaux sociaux pour s’informer – avec toutes les dérives que cela comporte, notamment en termes de biais de confirmation et de propagation des « fake news ». C’est désolant.
À propos de la caractérisation de génocide
J’aimerais que l’on s’attarde sur le traitement médiatique de la caractérisation de génocide, qui a été quasi systématiquement disqualifiée dans et par les grands médias. Que t’inspire la teneur du débat public à cet égard ?
Dans les médias, la question du génocide n’a pas été traitée pour ce qu’elle est : un débat juridique grave et complexe, qui doit reposer sur l’analyse de crimes documentés, des déclarations publiques de responsables israéliens, et sur le droit applicable, notamment les ordonnances de la Cour internationale de Justice, et sur l’avis d’experts en droit international. En réalité, l’approche dominante a été tout autre. Des journalistes comme Jean Quatremer, Caroline Fourest et d’autres – dépourvus de toute compétence juridique – se sont rapidement emparés de ce sujet, non pas pour discuter sérieusement des faits et du droit, mais pour nier la gravité des crimes commis à Gaza et en Cisjordanie, et disqualifier ceux qui utilisent le terme de « génocide », en les accusant d’exagération ou d’idéologie.
Très vite, le discours médiatique s’est déplacé vers le relativisme, voire l’absurde. On en revient toujours aux crimes commis le 7 octobre 2023 ou au prétendu caractère « démocratique » d’Israël, comme si cela suffisait à écarter tout risque de génocide à Gaza. Pourtant, cela n’a strictement rien à voir. Le résultat, c’est une véritable bouillie médiatique : un empilement de raisonnements sans lien logique, où tout se mélange. Dans ce brouillard intellectuel, ce sont toujours les mêmes éditorialistes qui occupent l’espace médiatique et imposent un point de vue aussi partisan que mal informé – sans jamais avoir étudié le droit international ou l’histoire du concept de génocide. Ce sont, en réalité, de véritables « toutologues » : omniprésents à l’antenne, mais profondément ignorants des notions qu’ils s’autorisent à commenter.
Le plus choquant, peut-être, reste le recours à des comparaisons historiques déplacées, comme celles faites par Jean Quatremer entre la Shoah et ce qui se passe à Gaza [1], comme si tous les génocides se ressemblaient. Ces parallèles sont fallacieux, confus, profondément indignes. Ils instrumentalisent en réalité la mémoire des victimes de l’Holocauste ou d’autres génocides, comme au Rwanda, pour délégitimer ceux qui, aujourd’hui, alertent sur un possible génocide en cours à Gaza, notamment en raison des conditions d’existence dans la bande de Gaza.
Et il y a une dernière question que je me pose : au bout de combien d’erreurs ces éditorialistes perdront-ils enfin leur crédibilité ? Devant un tribunal, un témoin pris en flagrant délit de mensonge, ou un expert visiblement incompétent, est immédiatement écarté. Dans les médias, rien de tout cela ne semble avoir de conséquences. Ces chroniqueurs se sont lourdement trompés, des dizaines de fois sur ce qui se passe à Gaza. Parfois, ils mentent ostensiblement. Et pourtant, on continue à leur offrir un siège réservé dans les grandes émissions à la radio et à la télévision. Pourquoi ? Pourquoi continue-t-on à leur tendre le micro, tout en invisibilisant celles et ceux qui, dès le départ, alertent avec sérieux, rigueur et des arguments fondés ? C’est une inversion totale des rôles et cela pose une nouvelle fois une question fondamentale : celle de l’intégrité et de la crédibilité du paysage médiatique français.
C’est en effet le cas de très nombreux commentateurs, BHL en tête… Tu signalais celui de Jean Quatremer : il se trouve que Libération continue de publier ses billets – celui du 28 mai dernier restera également dans les annales – alors qu’il y a plus d’un an, avec d’autres, tu avais immédiatement signalé les inepties à l’œuvre dans son article titré « La qualification de génocide à Gaza : une accusation de trop » (25/03/2024). Tu as réagi une première fois lors de la publication, et une deuxième fois près de deux mois plus tard [2].
Oui, d’abord par un thread, comme j’ai l’habitude de le faire pour rendre les questions de droit international plus accessibles au plus grand nombre. L’idée était de décortiquer sa tribune pour en souligner les innombrables erreurs juridiques et factuelles. C’est important car beaucoup de gens, y compris des journalistes et des responsables politiques, s’informent sur X. J’ai ensuite publié une tribune dans Le Monde. À l’origine, je l’avais intitulée « Génocide : l’exigence de rigueur », mais elle a finalement été publiée sous un titre beaucoup plus neutre : « La qualification des actes commis à Gaza, notamment l’existence d’un possible génocide, mobilisera les juristes internationaux pour les années à venir ». Ce changement de titre en dit long sur la crainte que ce mot suscite – y compris au Monde, qui avait pourtant su, à certains moments, rester un îlot de liberté d’opinion dans un climat de silence pesant sur Gaza. Trop souvent, éviter la « polémique » semble primer sur le débat juridique.
Justement, concernant le débat juridique, pourquoi semble-t-il si difficile de qualifier la situation à Gaza de génocide ?
Le temps de la justice n’est pas celui de l’humanitaire ni de la politique, et cela crée forcément une grande frustration. Je la comprends. Mais qualifier juridiquement des crimes de masse de génocide implique de satisfaire à des critères extrêmement stricts. En droit, que ce soit devant la Cour pénale internationale (CPI), qui juge les individus, ou devant la Cour internationale de Justice (CIJ), qui tranche les différends entre États, il ne suffit pas de prouver l’ampleur des crimes pour établir le crime de génocide. Il faut aussi démontrer une intention claire – de l’individu poursuivi ou de l’État – de détruire, en tout ou en partie, un groupe protégé en raison de sa nationalité, de son origine ethnique, de sa race ou de sa religion. Et cela est toujours très difficile à établir.
C’est sans doute pour cela que, à ce stade, le Procureur de la CPI a choisi de poursuivre Benjamin Netanyahou et Yoav Gallant pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, et non pour génocide. Mais cela ne signifie pas que cette qualification est écartée. Le Procureur peut à tout moment modifier les charges, ou engager des poursuites contre d’autres responsables politiques. Et je suis convaincu qu’il dispose déjà d’éléments suffisants pour le faire à l’encontre de certains responsables. Dans d’autres contextes – au Rwanda ou dans les Balkans, par exemple – certains membres d’un même gouvernement ont été condamnés pour génocide, et d’autres non. Ce qui fait la différence, c’est l’intention. Et c’est précisément ce qu’il est le plus complexe d’établir, car on ne trouve que très rarement des ordres explicites. Mais lorsque des responsables politiques, comme c’est le cas en Israël, assimilent des enfants à des terroristes, ou affirment que toute une population doit « payer le prix » des attaques du Hamas, ce sont des signaux qu’on ne peut pas ignorer. Il y a, à mes yeux, une accumulation de déclarations publiques sans précédent qui démontre l’intention génocidaire de plusieurs membres du gouvernement de Benjamin Netanyahou. Par ailleurs, la Cour internationale de Justice devra elle aussi se prononcer, dans les prochaines années, sur le fond de l’affaire portée par l’Afrique du Sud contre Israël. Ce sera une décision historique, qui pourrait conduire à la toute première condamnation d’un État pour génocide dans l’histoire de la Cour.
Bref, le débat sur la qualification de génocide est loin d’être clos. Il ne fait que commencer. En tout état de cause, il ne doit pas servir de prétexte pour différer l’adoption de mesures concrètes, de sanctions contre Israël pour mettre fin à ces crimes. Cela fait plus d’un an que la CIJ a reconnu l’existence d’un « risque plausible de génocide » à Gaza. Toutes ses ordonnances ont été ignorées, violées. Il appartient maintenant aux États de montrer que le droit international n’est pas mort à Gaza.
Certains diront que la justice internationale ne sert à rien, car rien ne change en pratique.
Effectivement. On me dit souvent, avec une certaine résignation, que la CIJ ou la CPI « ne servent à rien ». Je comprends cette frustration, cette colère, de voir que le droit international n’est pas appliqué, y compris par ceux qui s’étaient engagés à le faire respecter. Mais ce que je réponds, c’est que même imparfaite et lente, la justice internationale a une utilité essentielle : elle fournit une boussole juridique, politique, morale et sémantique. Elle permet de sortir du brouhaha des opinions pour revenir à des faits, à des qualifications juridiques précises, avec des définitions qui font l’objet d’un consensus international. Pour pouvoir débattre convenablement, encore faut-il s’entendre sur la définition même des termes que l’on utilise. Le droit international permet d’éviter cet écueil.
Les chroniqueurs et commentateurs qu’on a évoqués tout à l’heure peuvent monopoliser l’espace médiatique, censurer ceux qui dénoncent, ou être en désaccord tant qu’ils veulent… mais leurs états d’âme n’ont aucun poids face à une décision d’une juridiction internationale. La plus haute juridiction des Nations Unies, la CIJ, s’est prononcée. Quinze juges, élus par les États pour représenter la communauté internationale, ont dit le droit : Gaza est un territoire occupé. L’occupation des territoires conquis en 1967 est illégale. Et il existe une situation de ségrégation raciale pouvant constituer un apartheid. À partir de là, le débat ne devrait plus porter sur des impressions, mais sur des responsabilités et sur la manière de mettre un terme à ces violations flagrantes du droit international.
On voit donc à quel point les « contributions » des commentateurs qu’on évoquait tout à l’heure sont nuisibles, tant elles occupent l’espace et polluent le débat.
Très franchement, ce que pensent tous ces chroniqueurs de télévision, je m’en fiche. Ce qui m’importe en revanche, c’est de défendre l’esprit de la Convention de 1948, adoptée après la Shoah, pour que la communauté internationale réagisse dès les premiers signes d’un génocide. La promesse que l’humanité s’est faite à elle-même, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’était : « plus jamais ça ». Or ce que ces « fabricants de doute » remettent en question aujourd’hui, c’est précisément ce que Raphael Lemkin, l’inventeur de la notion de génocide, et d’autres juristes ont tenté de bâtir depuis plus de 75 ans : un outil juridique pour éviter à l’humanité de replonger dans les ténèbres.
D’ailleurs la position de ces chroniqueurs est profondément contradictoire. Ils refusent la qualification de génocide, au nom d’une prétendue « rigueur morale », mais dans le même temps, ils insistent sur la dimension émotionnelle et symbolique du mot parce qu’il est appliqué à Israël. C’est un argument absurde et franchement exaspérant. En réalité, je n’en peux plus non plus d’entendre, en boucle, des expressions creuses comme « les mots qui fâchent » [3], répétées à la radio ou à la télévision. Mais qui fâchent-ils, au juste ? Les auteurs des crimes ? Ceux qui les cautionnent ? Breaking news : il n’est jamais arrivé qu’un criminel ou ses complices apprécient d’être qualifiés comme tels. S’il y a un génocide, il faut avoir le courage de le nommer. Point.
Francesca Albanese évoque régulièrement le rôle des médias occidentaux dans la banalisation et la légitimation des crimes de l’État d’Israël, allant jusqu’à suggérer que des responsabilités pourraient être engagées sur un plan juridique. Qu’en est-il ? Existe-t-il des précédents historiques en cette matière ?
Oui, bien sûr, il existe des précédents historiques qui montrent que les médias peuvent jouer un rôle actif dans la commission de crimes internationaux et que les responsables de ces médias peuvent être condamnés à des peines très lourdes. Le cas le plus emblématique est celui de la Radio-Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) au Rwanda. Les responsables de cette radio ont été condamnés par le Tribunal pénal international pour le Rwanda pour avoir directement et publiquement incité au génocide des Tutsis. C’est ce qu’on a appelé le « procès des médias », dans l’affaire Nahimana et autres.
Dans le contexte actuel, il est aussi important de s’interroger sur le rôle de certains médias israéliens dans les crimes qui sont commis à Gaza et en Cisjordanie. Je ne prétends pas connaître en détail le paysage médiatique israélien, mais certains extraits qui m’ont été transmis relèvent clairement de l’incitation directe et publique au génocide.
S’agissant des médias français, la problématique est un peu différente. J’ai entendu des propos profondément choquants à l’égard des Palestiniens. Je pense notamment à cette déclaration de Céline Pina, qui a opéré une distinction entre les enfants israéliens et palestiniens en affirmant fin octobre 2023 sur CNews que les enfants de Gaza seront tués « mais pas en ayant l’impression qu’en face d’eux l’humanité a trahi tout ce qu’ils étaient en droit d’attendre. » C’est une formule d’un cynisme glaçant, qui participe à un processus de déshumanisation bien documenté, notamment par Hannah Arendt. En outre, certains discours diffusés sur des chaînes comme i24News — très suivie dans la communauté francophone israélienne — doivent également être examinées par les autorités judiciaires. Quand on entend des appels à « rayer Gaza de la carte » ou des propos délibérément déshumanisants, il faut interroger les responsabilités, à la fois individuelles et institutionnelles.
Sans aller dans ces extrêmes, les médias en France et en Europe ont un pouvoir immense de construction du réel. En invisibilisant, voire en deshumanisant les victimes, en décontextualisant le conflit, ils empêchent l’opinion publique de comprendre, de s’indigner, de se mobiliser. Cela influence aussi directement la capacité des États à agir.
La couverture des crimes commis en Cisjordanie
Cette inconséquence des grands médias contraste évidemment avec la gravité des enjeux puisque c’est la survie d’une société et l’existence même d’une question nationale palestinienne qui sont en jeu. On parlait jusqu’à présent de Gaza, mais les crimes et les violations du droit international se poursuivent également quotidiennement en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, où les Palestiniens passent sous les radars.
Totalement sous les radars. Cela traduit selon moi l’incapacité persistante des médias français à comprendre la dimension coloniale de ce conflit et, d’une certaine manière, la cohérence et l’unité de la politique israélienne concernant ces territoires. La Cour internationale de Justice est pourtant claire sur ce point : le territoire palestinien est un territoire occupé dans toutes ses composantes. Certes, jusqu’en octobre 2023, les statuts administratifs différaient entre la Cisjordanie, Jérusalem-Est et Gaza, mais on parle bien d’une Nation, d’un peuple unique, de droits liés à ce statut, et de crimes commis par les mêmes autorités politiques et militaires partout sur le territoire de Palestine. Alors pourquoi continue-t-on à distinguer Gaza de la Cisjordanie ? Pourquoi traiter séparément ces crimes, alors que les victimes sont les mêmes, et les auteurs également ? Et qu’ils s’inscrivent en définitive dans le cadre d’une même politique de domination du peuple palestinien et d’accaparement de ses terres et de ses ressources ?
Parler d’un traitement « séparé » n’est pas abusif puisque de nombreux médias décrivent encore la Cisjordanie comme un « autre front » ou évoquaient, au moment du « cessez-le-feu » début 2025, une « guerre » qui « se déplace » de Gaza à la Cisjordanie…
Oui, et c’est assez surprenant – pour ne pas dire préoccupant – car cette rhétorique contribue à brouiller la compréhension du conflit dans sa globalité. Elle donne l’impression qu’il s’agit de deux guerres distinctes, menées contre des acteurs différents : le Hamas à Gaza, d’autres groupes en Cisjordanie. On passe ainsi d’un conflit colonial global à une série d’opérations « antiterroristes » isolées. C’est une erreur d’analyse selon moi. Or, la manière de raconter un conflit influence profondément la façon dont il est perçu par le public. Ce récit fragmenté empêche aussi de voir la continuité d’une politique israélienne, pensée et mise en œuvre à l’échelle de l’ensemble du territoire palestinien occupé. Bien sûr, cette politique se manifeste différemment selon les territoires : les réalités ne sont pas identiques à Gaza et en Cisjordanie. Mais c’est justement tout l’enjeu du travail journalistique que d’expliquer cette diversité sans perdre de vue l’unité du projet politique qui la sous-tend.
Je l’ai constaté moi-même sur le terrain, en allant de Gaza à la Cisjordanie. À Gaza, les gens vivaient sous blocus, avec la peur permanente du bourdonnement des drones qui volaient au-dessus de nos têtes, les bombardements récurrents sur des immeubles d’habitation, le sentiment de vivre dans une véritable prison et l’absence d’espoir que la situation change. En Cisjordanie, l’occupation se vivait autrement : les contrôles permanents, les discriminations, les humiliations quotidiennes, les abus de l’armée, la violence des colons. Les traumatismes sont différents, mais ils relèvent d’une même réalité : l’oppression d’un peuple privé de son droit à l’autodétermination.
Et ce traitement différencié sert, en réalité, la stratégie israélienne : fragmenter la Palestine, diviser ses habitants, pour affaiblir toute revendication nationale et toute possibilité d’un véritable État palestinien. Or, le projet est désormais le même, de Jérusalem à Rafah, et repose toujours sur le même discours : « Pour notre sécurité, nous devons coloniser ». Cette logique est appliquée partout, même si ses formes varient. C’est aussi cela qu’il faut raconter.
Le traitement des journalistes palestiniens
On apprenait il y a quelques semaines le placement en détention administrative du journaliste Ali Samoudi, arrêté fin avril à Jénine par l’armée israélienne. Peux-tu nous parler de ce régime d’incarcération et, plus généralement, du sort des journalistes palestiniens, a fortiori depuis le 7 octobre 2023 ? Et que penses-tu de la réaction des journalistes français face aux attaques dont ils font l’objet ?
Ce qui m’a frappé le plus, c’est le manque d’empathie manifeste de certains journalistes français à l’égard de leurs consœurs et confrères palestiniens, qui sont visés non pour ce qu’ils font, mais pour ce qu’ils représentent : des témoins directs de la réalité des crimes commis à Gaza, ou de l’occupation en Cisjordanie. Pour un pays qui a connu une immense vague de solidarité après les attentats de Charlie Hebdo, c’est profondément décevant. Géraldine Woessner, rédactrice en chef du Point, l’a illustré de manière très brutale en affirmant qu’« il n’y a pas de journalistes palestiniens », alors même que des dizaines d’entre eux avaient déjà été tués. C’est une négation violente, fondée sur une mécanique bien connue : invisibiliser les victimes et justifier les crimes par leur proximité alléguée avec des groupes armés locaux, en l’occurrence le Hamas.
Les accusations de collusion entre journalistes et les parties au conflit ne sont ni nouvelles, ni propres au contexte israélo-palestinien. Dans tous les conflits sur lesquels j’ai travaillé, les auteurs d’attaques contre des civils invoquent cette prétendue proximité pour tenter de justifier leurs actes, pour présenter les victimes comme des cibles militaires légitimes. Or, le droit international humanitaire est clair : aucun civil – journalistes et médecins compris – n’a à prouver sa neutralité pour être protégé. C’est à l’attaquant de démontrer une participation directe aux hostilités pour légitimer l’usage de la force. Cela n’a pas été fait.
La détention administrative est, elle, emblématique d’un système discriminatoire que de nombreuses organisations ont qualifié d’apartheid. Elle permet à Israël de priver de liberté des personnes – y compris des enfants – sans inculpation ni procès, sous couvert de la lutte antiterroriste, et sans véritable contrôle judiciaire. C’est une pratique arbitraire, dénoncée par l’ONU et par les organisations de défense des droits humains, qui constitue un crime de guerre, et potentiellement un crime contre l’humanité.
Pourtant, dans la plupart des médias, on continue à présenter Israël comme « la seule démocratie du Moyen-Orient ».
Ce récit repose sur quelques slogans répétés à l’envi : en Israël, « les gens votent », « la justice est indépendante », « la communauté LGBTQ est protégée ». Mais ces affirmations ne tiennent que si l’on exclut les Palestiniens de l’analyse. Ceux-ci sont privés de leur droit à l’autodétermination, soumis à un régime juridique profondément discriminatoire, et l’homosexualité — réelle ou supposée —de certains Palestiniens est souvent exploitée pour les faire chanter. Par ailleurs, la démocratie n’est pas un label, ni une protection contre la commission de crimes internationaux. C’est un système qui se juge à la manière dont un État respecte les droits fondamentaux, y compris ceux des minorités et de ceux qui vivent sous sa domination. Or sur ce point, Israël ne respecte pas les standards minimaux dès lors qu’il s’agit des Palestiniens. D’ailleurs, bien avant le 7 octobre 2023, des rapports de Human Rights Watch, Amnesty International, B’Tselem ou des Nations Unies documentaient déjà un régime de ségrégation systémique. En juillet 2024, la Cour internationale de Justice a elle-même constaté une violation de l’article 3 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, en raison de régimes juridiques distincts imposés à des populations vivant sur un même territoire.
Que ces constats soient systématiquement absents du traitement médiatique dominant en France est profondément préoccupant car cela contribue à une perception biaisée de la réalité, et à la normalisation d’un système d’oppression structurelle.
Non seulement cette analyse n’apparaît pas, mais le terme « apartheid » est lui aussi tout simplement proscrit.
Bien sûr. Et ce qui est frappant, c’est que chaque fois que quelqu’un ose utiliser ce mot sur un plateau, il ou elle est immédiatement interrompu par un journaliste ou par un invité. Pourtant, ce terme ne sort pas de nulle part. Ce n’est pas une opinion ou une exagération militante : il correspond à une réalité juridique, un système d’oppression et de domination systématiques des Palestiniens, reconnue par de nombreuses organisations de défense des droits humains et désormais par la Cour internationale de justice.
Le traitement des audiences de la CIJ
Parlons justement de la CIJ. Tu as récemment critiqué le désintérêt médiatique pour les audiences qui se sont tenues à la CIJ entre la fin avril et le début du mois de mai… et ce n’était pas la première fois.
Oui. Il y a un véritable travail d’éducation à faire pour expliquer les enjeux juridiques, politiques et symboliques des procédures engagées devant la Cour internationale de Justice. Je ne reproche pas aux journalistes de ne pas tout connaître au fonctionnement de la CIJ – c’est une matière complexe, souvent éloignée de leur formation. En revanche, leur rôle est d’informer, de rendre ces enjeux accessibles au grand public. C’est non seulement possible, mais nécessaire. Quand je prends le temps de le faire sur X ou Instagram, je constate que les gens comprennent, s’intéressent, et réalisent que ce n’est pas si compliqué dès lors qu’on prend la peine d’expliquer. Le problème, c’est que les grands médias ne font pas toujours ce travail. Ils ignorent ou minimisent des audiences pourtant historiques, qui condamnent la politique coloniale israélienne, consacrent le droit des Palestiniens à l’autodétermination, et qui engagent potentiellement la responsabilité d’un État pour génocide. Ce silence nuit à la compréhension collective et, plus largement, à la place du droit international dans le débat public.
Tu considères donc que les médias ont une part de responsabilité dans le manque de compréhension du droit international, et dans sa dévalorisation ?
Oui, c’est certain. Les grands médias ont contribué à donner l’impression que le droit international n’était qu’un instrument politique, à géométrie variable, mobilisé ou écarté selon les intérêts du moment. Mais je pense que cela tient aussi à un manque de recul, à une incapacité réelle à comprendre l’esprit du droit international humanitaire, et sa profonde impartialité.
Pour un juriste en droit international, les motivations d’une guerre sont reléguées au second plan. Ce qui compte, ce sont les normes fondamentales : la distinction entre civils et combattants, la protection des infrastructures civiles, le respect du droit, quelles que soient les parties. C’est exactement comme un médecin, qui soigne indépendamment de l’identité du blessé, il ne prête pas attention à d’autres facteurs, il soigne. Le rôle du juriste, de l’avocat, du procureur est d’évaluer objectivement si les règles sont respectées, sans entrer dans le débat sur la prétendue légitimité politique d’un conflit. C’est aussi de baser ses conclusions sur la base de preuves, d’éléments factuels, pas sur des opinions.
Or, c’est quelque chose que beaucoup de journalistes ont du mal à saisir. Je me souviens d’une émission sur LCI, en novembre 2023, à mon retour d’Ukraine. J’y avais travaillé avec le procureur général ukrainien sur les crimes de guerre commis par l’armée russe. Lors de l’émission, j’ai simplement expliqué que les crimes commis par l’armée israélienne à Gaza relevaient du même ordre juridique que ceux commis par la Russie en Ukraine. Qu’il y avait des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par la Russie en Ukraine. Qu’il y avait eu des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par le Hamas le 7 octobre. Et qu’Israël commettait des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité en Palestine. On m’a immédiatement reproché de « mettre sur le même plan » une dictature, un groupe terroriste et une démocratie. Mais en droit humanitaire, cette distinction n’a aucun sens : on juge des actes, pas des régimes politiques. Un civil reste un civil, un combattant reste un combattant, quelle que soit sa nationalité ou le système politique en place.
Ce sont des évidences pour quiconque travaille en droit international humanitaire. Et pourtant, elles deviennent polémiques dès qu’il s’agit d’Israël. Il y avait, surtout au début, un décalage abyssal entre les réflexes cognitifs de la sphère médiatique et la rigueur juridique que j’essayais de défendre.
À propos de l’UNRWA
J’aimerais aussi qu’on parle de l’UNRWA, que tu connais bien. Quel regard portes-tu sur la manière dont cette agence a été traitée par les médias ces derniers mois ?
J’ai travaillé plus de deux ans à l’UNRWA. Je connais les grandes forces de cette agence, le travail extraordinaire qu’elle réalise, mais aussi les défis immenses auxquels elle fait face. Pourtant, une partie des médias n’a pas cherché à comprendre la complexité de son travail, et s’est contentée de relayer les accusations israéliennes à son encontre. D’ailleurs, peu de médias se sont interrogés sur les raisons de ces attaques. Il faut comprendre une chose. L’UNRWA incarne une mémoire forte : celle de la Nakba, du déplacement forcé des Palestiniens, et de leur droit au retour. C’est aussi l’un des derniers témoins institutionnels présents sur le terrain, capable de documenter ce qui se passe à Gaza. C’est d’ailleurs pour cela que la CIJ et le Procureur de la CPI s’appuient en partie sur ses rapports pour en tirer des conclusions juridiques. Alors, pour discréditer ces procédures, il fallait d’abord s’en prendre à la crédibilité de la source et présenter l’UNRWA comme une organisation terroriste, ce qui bien évidemment est ridicule.
Regarde les dates : l’accusation contre l’UNRWA a été lancée le lendemain de la première ordonnance de la CIJ reconnaissant un risque de génocide à Gaza, en janvier 2024. Cette ordonnance s’appuyait notamment sur plusieurs rapports de l’UNRWA qui dénonçaient l’entrave à l’aide humanitaire. Selon moi, c’est tout sauf un hasard. Et cette stratégie a fonctionné. Ce week-end-là, mon téléphone n’a pas cessé de sonner. J’ai cru que les journalistes s’inquiétaient enfin de la situation humanitaire catastrophique à Gaza. Mais non : ils m’appelaient parce que j’avais travaillé à l’UNRWA, et leur question était toujours la même : « Alors, c’est une organisation terroriste ? » C’est pavlovien. Il suffit d’appuyer sur un bouton pour que la plupart réagissent immédiatement, sans chercher à se demander s’ils ne sont pas influencés. Cette campagne de discrédit a atteint ses objectifs : les médias ont immédiatement repris ces accusations, les États ont coupé les financements et Israël a pu ensuite attaquer l’agence à la fois militairement et institutionnellement, même si les enquêtes indépendantes l’ont ensuite largement blanchie.
Le problème, c’est aussi que les débats médiatiques ne laissent aucune place à la nuance. Oui, l’UNRWA recrute localement, à 99 % parmi les Palestiniens de Gaza. Oui, dans tous les contextes de guerre, il existe une forme de porosité entre les institutions humanitaires et les dynamiques locales. Mais même si, hypothétiquement, 9, 12 ou 15 employés sur les 13 000 que compte l’agence avaient pu être associés, d’une manière ou d’une autre, à l’attaque du 7 octobre, que faut-il en conclure ? Certainement pas que l’agence est compromise. Au contraire, dans un contexte comme celui de Gaza, cela montre la rigueur des processus de contrôle au sein de l’agence.
Et pourtant, dans les médias, tu n’as pas le temps d’expliquer tout cela. En trois minutes, soit tu entres dans la complexité, et on t’accuse d’excuser le pire ; soit tu simplifies, et tu perds forcément en rigueur. C’est un piège. C’est d’ailleurs pour cela que je me suis tourné vers Twitter : je peux y structurer mes idées, citer mes sources, et prendre le temps d’expliquer ce que le format des plateaux ne permet pas toujours. On doit réinventer la manière de faire du droit, du plaidoyer et de l’information dans l’espace public, avec les outils dont on dispose aujourd’hui.
Retour d’expérience dans les médias
Parlons justement de tes expériences avec les médias. Tu as été récemment déprogrammé d’une émission de service public. Peux-tu revenir sur cet épisode et les raisons avancées par la chaîne ?
Ce n’était pas la première fois que ça m’arrivait. J’ai été déprogrammé cinq ou six fois auparavant dans plusieurs émissions. Et ce qui est frappant, c’est que cela survient souvent après la pré-interview, une fois que la chaîne a validé ma venue et sait très bien ce que je compte dire. Dans ce cas précis, on m’a expliqué que l’émission allait finalement adopter « un angle plus politique » et que mon approche juridique n’entrait pas dans ce cadre. En réalité, cela veut souvent dire : parler de réconciliation, de paix, ou des fameuses « solutions politiques » mais sans aborder les questions de justice. Je ne suis ni prêtre, ni imam. Ma conviction c’est que le pardon et la réconciliation appartiennent aux victimes, et à elles seules. C’est leur droit individuel, cela relève de l’intime. Je viens avec une conviction simple, qui s’est renforcée en 18 ans de terrain : il n’y a pas de paix durable sans justice. La justice ne s’oppose pas à la paix, elle la prépare. Elle permet de canaliser la violence, de rompre les cycles de vengeance, de nommer les faits, d’établir les responsabilités, et de poser un cadre juridique clair pour des solutions politiques justes. Le cadre juridique devrait donc être, selon moi, le point de départ du débat politique – pas ce qu’on balaie d’un revers de main. Ce qui m’agace profondément, c’est qu’on oppose d’ailleurs systématiquement droit et politique, comme si rappeler les obligations juridiques ou qualifier les crimes empêchait de penser des solutions. C’est exactement le contraire.
D’ailleurs, dans cette émission, les invités ont passé leur temps à débattre de la solution politique – un ou deux États, qui doit gérer la bande de Gaza, quel rôle pour les États-Unis, pour la France, pour l’Union européenne… Mais dans le même temps, on a soigneusement évité de parler du droit international, des avis et ordonnances de la Cour internationale de Justice, du droit à l’autodétermination des Palestiniens, des mandats d’arrêt de la CPI, de la qualification de crimes contre l’humanité, de génocide, ou encore des obligations juridiques de la France pour mettre un terme à ces crimes et poursuivre les Français qui y participent. Bref, beaucoup de sujets déterminants. Et bien sûr, comme toujours, aucune voix palestinienne…
Au-delà de cette émission, tu as finalement été très peu sollicité par les médias qui « font l’agenda », c’est d’ailleurs allé décroissant.
Les principaux médias – TF1, France 2, et les grands talk-shows – ont, pendant des mois, totalement ignoré ce qui se passait en Palestine. C’était presque irréel, on avait l’impression de vivre dans une dimension parallèle, où ce drame n’existait pas. Cela dit, pour être honnête, j’ai été beaucoup sollicité après le mois d’octobre 2023, et je continue à recevoir des invitations. Mais j’ai fait le choix de les décliner, pour des raisons professionnelles et personnelles. La période où je suis intervenu très régulièrement dans les médias – entre octobre 2023 et août 2024 – m’a néanmoins profondément marqué.
Qu’est-ce qui t’a justement le plus frappé dans la manière dont ces médias ont traité tes interventions ?
La chose qui m’a le plus frappé, c’est la façon dont la parole d’un expert ou d’un témoin direct était placée sur le même plan que celle d’un chroniqueur sans la moindre connaissance du sujet. Même quand je venais parler de ce que je connaissais de l’intérieur – la justice internationale, l’UNRWA, la réalité de la vie à Gaza – pour y avoir consacré une partie de ma vie, ma parole était souvent traitée comme une opinion parmi d’autres, au même titre que celle de gens qui n’avaient jamais mis les pieds sur place, ni travaillé sur ces questions. C’est quelque chose de profondément troublant, qui rejoint ce qu’on évoquait plus tôt : ce règne de l’opinion, ce brouillard médiatique où tout se vaut, où la réalité s’efface derrière des prises de parole interchangeables.
Ça aussi m’a paru surréaliste. Quelques mois plus tôt, je dirigeais encore le bureau juridique de l’UNRWA à Gaza, où j’avais vécu près de trois ans. Je gardais des contacts quotidiens avec mes anciens collègues, avec mes amis palestiniens sur place qui me racontaient ce qu’ils vivaient, ce qu’ils voyaient. Et soudain, sur les plateaux, j’entendais des chroniqueurs sans aucune légitimité m’expliquer ce que vivent les Palestiniens de Gaza ou ce qu’est l’UNRWA. Cette inversion – entre l’expérience de terrain et le bavardage d’opinion – m’a profondément marqué.
As-tu perçu des différences dans le traitement médiatique selon les chaînes ou les formats ?
Oui, très clairement. Ce qui m’a marqué, avec certaines émissions, ce sont aussi les changements d’angle de dernière minute. Fin 2023, par exemple, BFM-TV m’avait invité à parler de droit humanitaire et d’accès à l’aide, en présence – m’avait-on dit – d’une représentante de la Croix-Rouge. J’ai accepté, parce que l’angle annoncé était sérieux, cadré, et que le sujet correspondait à mon domaine d’expertise. Mais juste avant d’entrer en plateau, alors qu’on me fixait le micro, on m’annonce un « petit changement » : on allait finalement parler de lutte antiterroriste et de la légitimité de la réponse israélienne face aux crimes du Hamas. Résultat : plus aucun échange sur le droit humanitaire, mais un débat avec des personnes qui mélangent tout – terrorisme, religion, géopolitique… Et souvent, ce sont les mêmes personnes qu’on retrouvait à commenter, semaine après semaine, la guerre en Ukraine, la crise du Covid ou l’inflation. Toujours avec le même aplomb. C’est ce jour-là que j’ai décidé de ne plus accepter d’invitation sur BFM-TV. Je n’ai aucun problème à débattre, à condition que les règles du jeu soient claires. Sinon, ça ne sert à rien. Pire : participer dans ces conditions revient parfois à légitimer un dispositif profondément biaisé, qui étouffe le débat au lieu de l’éclairer.
Ce type de dispositif est finalement très répandu dans les « débats » audiovisuels. T’es-tu plus largement demandé s’il fallait continuer à participer ou se retirer de ces espaces ?
Oui, c’est une vraie question qu’on s’est posée entre collègues : faut-il continuer à aller sur les plateaux, ou pratiquer la chaise vide, au risque de laisser la propagande s’installer sans contradiction ? Heureusement, j’ai la chance d’avoir la boussole du droit pour m’orienter. Mais je ne vais pas mentir, j’ai eu quelques moments de doutes. Humainement, c’est épuisant. Se retrouver dans un paysage médiatique aussi uniforme et hostile, face à des gens qui se connaissent tous, se tutoient, parlent fort, avec aplomb et qui vous font passer pour un extrémiste simplement parce que vous défendez le droit international, ça use, ça fait douter.
Et si c’est parfois difficile pour moi, je n’ose même pas imaginer ce que vivent les Palestiniens et Palestiniennes qui prennent la parole. En octobre 2023, j’étais dans l’émission « C ce soir » avec Karim Kattan, un écrivain palestinien remarquable, d’une grande humanité. Il a été le premier à s’exprimer lors de cette émission, et il a dit une chose très forte : qu’en tant que Palestinien, il vivait dans la peur d’être exposé à la haine, aux malentendus, que ses mots soient instrumentalisés. Il a tout résumé en une phrase.
Cela dit, je fais une vraie distinction entre les médias. Des chaînes comme BFM-TV ou Sud Radio entretiennent une culture du clash ou du buzz. J’ai vite arrêté d’y aller car je ne crois pas que cela contribuait à un débat constructif. À l’inverse, dans des émissions comme « C ce soir » sur France 5, ou « Un œil sur le monde » sur LCI, les journalistes étaient excellents, les intervenants avaient généralement une légitimité sur le sujet, et la parole y était mieux répartie. Mais même dans ce type d’émission, j’ai vu à quel point le cadrage pouvait peser : on venait pour parler de Gaza, et l’émission finissait par tourner autour d’Israël et de sa « chute morale ». Ce glissement peut sembler subtil, presque imperceptible, mais il peut être lourd de conséquences.
Et ré-angler requiert alors beaucoup d’efforts, surtout si l’on est en minorité face à cinq autres intervenants, ce qui signifie un temps de parole haché et in fine très réduit, dans une discussion dont le centre de gravité est en permanence déplacé…
Bien sûr. Le médecin humanitaire, Raphaël Pitti, l’a d’ailleurs parfaitement illustré dans l’émission « C ce soir », le 6 mai dernier. Les invités du plateau revenaient sans cesse sur les crimes du 7 octobre, comme si cela justifiait tous les crimes commis ensuite par l’armée israélienne. À un moment, il s’est mis en colère, en demandant qu’on se concentre sur ce qui se passe actuellement à Gaza : les centaines de civils tués, les hommes, les femmes, les enfants qui meurent de faim, de maladie. C’était un véritable cri du cœur. Et devant ma télévision, j’ai eu exactement la même réaction : on doit alerter sur l’urgence absolue de mettre un terme aux massacres, pas avoir des discussions parisiennes sur l’avenir politique de Benjamin Netanyahou. On ne peut pas refaire la même émission toutes les semaines, en revenant systématiquement sur les mêmes points. J’ai vraiment le sentiment que, depuis 19 mois, certains journalistes sont restés figés dans les mêmes schémas cognitifs. C’est aussi pour cela qu’il est si essentiel d’inviter des Palestiniens, des humanitaires, des juristes spécialisés. Parce que ça permet de recadrer le débat, de le ramener à la réalité du terrain, à ce que vivent les victimes – et non à ces joutes verbales souvent interminables et partisanes, qui finissent par faire oublier l’essentiel.
La couverture des actions engagées par JURDI
À l’été 2024, tu as participé avec d’autres à la création de l’association Juristes pour le respect du droit international (JURDI). Peux-tu nous la présenter ? Les rédactions se sont-elles intéressées à cette initiative et l’association représente-t-elle dorénavant un levier « facilitateur » pour faire valoir la voix du droit international dans les médias ?
L’idée de cette association est née à la suite d’un échange avec une consœur parisienne, Sarah Sameur, qui m’a contacté en décembre 2023. Elle souhaitait lancer une pétition, à destination de la communauté juridique, appelant au cessez-le-feu et au respect du droit international au Proche-Orient. Mais paradoxalement, très peu de juristes ou d’avocats ont osé la signer, par peur des conséquences pour leur carrière. Elle m’a sollicité pour que j’utilise la visibilité dont je bénéficiais à l’époque afin de convaincre d’autres professionnels du droit de se joindre au projet. Finalement, seulement 300 personnes ont accepté de signer. C’était une déception, bien sûr, mais cela a fait émerger une idée : regrouper les juristes de bonne volonté pour remettre le droit international au cœur du débat public sur le conflit israélo-palestinien. C’est ce qui nous a motivés à fonder l’association JURDI, avec Sarah et un magistrat français, Ghislain Poissonnier. Aujourd’hui, l’association réunit près d’une centaine de juristes reconnus pour leur expertise : avocats, magistrats, professeurs de droit international.
Elle s’organise autour de trois axes principaux. Le premier, c’est la sensibilisation dans les médias. Nous voulons devenir une référence pour l’expertise juridique sur le conflit israélo-palestinien, en centralisant les demandes de participation médiatique, pour ne plus laisser chacun répondre de manière isolée. L’objectif est de faire de JURDI l’adresse incontournable pour toute analyse sérieuse et rigoureuse en droit international sur ce sujet. Le deuxième, plus académique, consiste à contribuer au débat intellectuel : publications d’articles, de tribunes, conférences, mais aussi production d’analyses et d’ouvrages de fond. Car cette séquence n’a pas été seulement un naufrage médiatique, elle a aussi affaibli la liberté académique sur ce sujet, et il est important de la défendre avec la même vigueur. Le troisième axe, peut-être le plus important à mes yeux, c’est celui du contentieux. Beaucoup ressentent une forme d’impuissance, comme si l’on ne pouvait rien faire. Or, nous, juristes, avons un rôle à jouer : engager des actions devant les juridictions françaises, européennes ou internationales, pour rompre avec l’impunité qui entoure ce conflit depuis des décennies. C’est d’autant plus urgent que les outils judiciaires ont parfois été détournés pour criminaliser celles et ceux qui demandaient simplement l’application du droit international. Pendant ce temps, des ressortissants ou des entreprises françaises participent – directement ou indirectement – à des crimes. Il est temps que la peur change de camp, et que chacun sache que l’impunité n’est plus une option.
Ce projet a suscité un vrai enthousiasme. De nombreux brillants juristes, avocats, enseignants nous ont rejoints, portés par une indignation profonde face à ce qui se passe en Palestine, et conscients des enjeux cruciaux que cela représente pour la survie du droit international. JURDI redonne de l’air à toute une profession, une communauté académique, souvent tétanisée, en créant un cadre collectif protecteur, qui permet à chacun de s’engager avec plus de sécurité. Ce que représente cette association, et la mobilisation inédite de la communauté juridique, est pour moi une véritable source de fierté et d’espoir. Je pense que JURDI est également utile pour les médias. Beaucoup prennent aujourd’hui conscience du besoin réel de pédagogie sur ces sujets complexes. Les informations que nous leur fournissons leur permettent aussi de mieux comprendre, de mieux traiter, et parfois de mieux nommer ce qui se passe.
Tu évoquais à l’instant la question des sanctions contre Israël, toujours introuvables dans le répertoire des actions du gouvernement français. Quel regard portes-tu sur le traitement médiatique de cette question spécifiquement ? Te semble-t-il satisfaisant ?
Non, pas vraiment. Et c’est précisément l’un des messages que nous avons voulu faire passer, à travers JURDI et certaines de nos actions : il existe une obligation juridique pour la France – et pour les autres pays de l’Union européenne – de prévenir le génocide et de lutter contre les crimes internationaux, y compris lorsqu’ils sont commis par un allié. Les sanctions sont l’un des instruments à disposition, et elles doivent être utilisées.
Je me souviens d’une émission récente de « C ce soir », où l’un des chroniqueurs s’interrogeait : « Que peut-on faire de plus pour Israël ? » J’aurais eu envie de répondre, de manière un peu ironique : « Que peut-on faire de moins ? » Mais plus sérieusement : il n’est pas nécessaire d’être créatif. La France et l’Union européenne ont déjà mis en place dix-sept paquets de sanctions contre la Russie, pour ses crimes en Ukraine. Il n’existe aucune raison juridique, politique ou morale de ne pas faire de même avec Israël. C’est une question de cohérence stratégique. La Cour internationale de Justice, dans ses ordonnances, a été très claire : les États qui ont un pouvoir d’influence sur les parties à un conflit doivent faire plus que les autres pour prévenir les crimes internationaux, y compris le génocide. Or la France est un allié d’Israël, et l’Union européenne est son premier partenaire commercial. Des sanctions seraient d’autant plus efficaces que les liens sont étroits.
Concernant le traitement médiatique, je trouve que le débat a mis beaucoup de temps à émerger. Il a fallu que la France commence à évoluer sur cette question pour que la presse s’y intéresse. Pourtant, cela fait des mois que nous poussons dans ce sens. En février 2024, ma consœur Sarah Sameur et moi-même avions déjà demandé des sanctions ciblées contre les responsables israéliens, y compris contre le Premier ministre Benjamin Netanyahou, au nom de 21 victimes de crimes commis en Cisjordanie. JURDI a également alerté à plusieurs reprises la France et l’Union européenne sur leurs carences dans la prévention du génocide à Gaza, sans réponse. C’est pourquoi nous avons adressé une mise en demeure à l’UE en mai 2025, pour qu’elle agisse enfin en conformité avec ses traités. Ces initiatives ont fini par trouver un écho médiatique, mais il a fallu insister, relancer, multiplier les démarches.
Ce que les médias et les responsables politiques ne semblent pas toujours comprendre, c’est que ce qui se joue ici dépasse le seul cadre juridique. Ce qui est en jeu, c’est la crédibilité du discours européen sur les droits humains et l’État de droit. À Gaza, l’Union européenne risque de perdre ses valeurs, son autorité morale, et sa cohérence. Dans un monde de plus en plus dur, instable, violent, ce serait une catastrophe pour le projet européen lui-même.
Tu as aussi évoqué, dans les médias, la responsabilité de la France d’enquêter sur ses ressortissants possiblement impliqués dans des crimes commis en Palestine. Comment cette question a-t-elle été traitée par les médias ?
Oui, c’est un sujet que j’ai souvent défendu publiquement, car il touche à la cohérence même de notre justice pénale, en France comme à l’échelle internationale. Prenons un exemple simple : tout le monde comprend qu’il est indispensable d’enquêter sur les Français partis combattre avec Daesh en Syrie, compte tenu des atrocités commises par cette organisation terroriste. Mais cette logique doit s’appliquer à tous les ressortissants français susceptibles d’avoir participé à des crimes internationaux – y compris dans le contexte de Gaza et de la Cisjordanie, où la gravité, l’ampleur et la systématicité des crimes exigent une réaction judiciaire à la hauteur des crimes commis. Si cette évidence ne s’impose pas, c’est qu’on n’a pas saisi ce qu’est le droit international ni ce qu’implique la complicité dans les crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocide.
La chaîne de responsabilités dans les crimes commis en Palestine est vaste. On pense parfois à l’individu qui se filme en train de commettre un acte de torture ou de détruire une habitation, mais ce n’est que la face la plus visible de l’iceberg. En réalité, il y a des milliers de personnes – militaires, politiques, civils – à tous les échelons de responsabilité qui contribuent, directement ou non, à des crimes comme les déplacements forcés, la privation d’aide humanitaire ou la persécution des Palestiniens. Et si certains se montrent à visage découvert sur les réseaux sociaux, c’est sans doute parce qu’ils sont convaincus qu’ils ne seront jamais inquiétés, ni en Israël ni ailleurs. C’est cela le sentiment d’impunité. Or, c’est justement le rôle du droit pénal international de mettre fin à cette impunité, en identifier toutes les responsabilités, et pas seulement celles de l’auteur direct mais aussi celle des complices. Plutôt que de parler de « crise humanitaire », il faut nommer ceux qui participent à créer cette famine en bloquant l’aide humanitaire, en détruisant les habitations, en ciblant le personnel humanitaire et les civils. Derrière chaque crime il y a un ou plusieurs criminels.
Quelques médias, comme RFI ou France 24, ont effleuré la question de la responsabilité de citoyens français. Mais dans la majorité des rédactions, on reste incapable de penser les crimes commis en Palestine comme systémiques, et impliquant aussi des ressortissants français. Ce refus alimente un récit bien connu : celui de crimes sans criminels.
Ce silence a un prix car il questionne la crédibilité de notre système judiciaire en particulier dans le domaine de la répression des crimes internationaux. On applaudit quand la France juge un Syrien ou un Rwandais pour des crimes commis à l’étranger, au nom de la compétence universelle. Mais ce principe ne tient que s’il est appliqué de façon cohérente, y compris à nos propres ressortissants et à ceux de nos alliés. Sinon, on retombe dans un double standard que de plus en plus de voix dénoncent, en parlant d’une justice néocoloniale : des puissances occidentales qui jugent les autres, mais jamais elles-mêmes.
Tu dénonces aussi l’euphémisation de certains termes. En quoi le vocabulaire employé contribue-t-il, selon toi, à masquer la réalité des crimes commis ?
Oui. On parle de « catastrophe humanitaire » comme s’il s’agissait d’une inondation ou d’un séisme. Or, ce n’est pas un phénomène naturel : ce sont des crimes, planifiés par un pouvoir politique et militaire, et exécutés par une armée. Chaque rouage de cette mécanique porte une part de responsabilité. Il y a d’ailleurs aussi une forme de double standard dans le vocabulaire employé dans certains médias. En Ukraine, on n’hésite pas à parler des bombardements russes, d’attaques sur les infrastructures civiles, de crimes de guerre. À Gaza, on parle de « catastrophe humanitaire », de « frappes ciblées », de « neutralisations ». On montre des enfants amputés, des civils sous les décombres, mais sans jamais établir le lien avec les décisions politiques et militaires qui ont conduit à ces scènes. C’est déshumanisant pour les victimes et déresponsabilisant pour les auteurs.
Il y a un dernier point que votre association a mis dans le débat médiatique : il s’agit du survol du territoire français par Netanyahou et de l’inaction de la France à ce moment-là. Ce sujet non plus n’a pas eu le retentissement médiatique qui s’imposait.
En effet, même si nous avons tenté – et en partie réussi – à introduire cette question dans le débat public avec JURDI, l’affaire du survol du territoire français par Netanyahou est restée largement ignorée. Or, c’est un événement majeur : la France a laissé passer, au-dessus de son territoire, un chef de gouvernement visé par un mandat d’arrêt de la CPI pour crimes contre l’humanité, sans même examiner ses obligations juridiques. D’autres États européens avaient pourtant refusé ce survol.
Pour conclure cet entretien, qu’est-ce qui explique d’après toi ce traitement si partial ?
Je pense qu’il faudra des années de recherches, mêlant approches sociologiques, psychologiques et historiques, pour comprendre comment, en 2025, on a pu assister à un tel naufrage collectif. Il faudra aussi interroger cette tendance à se projeter dans les Israéliens, perçus comme proches de nous parce qu’« ils nous ressemblent », parce que beaucoup sont francophones, ou encore parce qu’« Israël est une démocratie, comme la nôtre ». Il y a bien sûr la puissance du discours sécuritaire et antiterroriste, qui résonne fortement chez une partie de nos concitoyens – y compris dans certaines rédactions, souvent paresseuses, qui empêche de présenter ce qui se passe en Palestine sous un autre angle. Mais il y a aussi, plus profondément, une approche qui en dit long sur une forme de racisme, voire de néo-colonialisme implicite dans le traitement médiatique, même lorsque ces biais ne sont ni pensés ni reconnus comme tels. La déshumanisation des Palestiniens est aussi le fruit d’une stratégie israélienne assumée, qui vise à empêcher l’accès de Gaza aux journalistes internationaux. Mais ce verrouillage devient un alibi commode, un argument circulaire : puisqu’on ne voit pas, on ne montre pas – et puisqu’on ne montre pas, on ne questionne pas. Cela n’entraîne aucune remise en question dans la profession.
On évoquait tout à l’heure le fait que les rédactions continuent d’inviter des ambassadeurs ou des officiers de l’armée israélienne. Rien ne les y oblige. Elles pourraient très bien poser un cadre clair : « Nous ne vous donnerons plus la parole tant que vous ne nous autorisez pas à accéder au territoire que vous contrôlez. » Ce serait un positionnement à la fois stratégique, éthique et déontologique – simple, évident. Et pourtant, cela n’arrive pas. Alors, sous prétexte qu’on ne voit pas directement mourir les femmes, les hommes, les enfants, on les invisibilise. On les déshumanise parfois. Et après, on feint de s’étonner que le paysage médiatique français soit si déconnecté du reste du monde. Il suffit pourtant de comparer avec Twitter ou Al Jazeera : deux salles, deux ambiances. Le fossé entre le Sud global et le Nord est béant, et il saute aux yeux. Encore aujourd’hui, certains commentateurs osent mettre en doute l’existence même de la famine à Gaza. C’est du négationnisme. C’est nier ce que des témoins objectifs et impartiaux rapportent depuis des mois. Et cela s’inscrit dans une campagne systématique de décrédibilisation de ces témoins.
Malgré le silence de nombreuses rédactions, l’inaction politique et le sentiment d’impuissance qui domine parfois, qu’est-ce qui te pousse à continuer à intervenir dans le débat public ?
Parce que l’information reste un levier d’action essentiel. Même quand le droit est marginalisé, que les institutions vacillent, il reste possible d’éclairer, d’expliquer, de rappeler les principes fondamentaux posés après la Seconde Guerre mondiale. On ne peut pas se contenter de constater les dérives. Il faut continuer à occuper l’espace médiatique, à porter une parole rigoureuse, fondée sur les faits et sur le droit. Et si cela permet à un nombre croissant de personnes de mieux comprendre, de voir autrement ou de s’engager, alors cela en vaut la peine. Nous sommes tous liés par la promesse du « plus jamais ça ». À Gaza, comme dans les médias, c’est aussi l’avenir de notre humanité commune qui se joue.
Propos recueillis par Pauline Perrenot.