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Médias et Ukraine : la guerre en continu

par Un collectif d’Acrimed,

Depuis le 24 février 2022 et durant plusieurs semaines, l’invasion russe de l’Ukraine a été médiatisée de façon quasi continue sur les chaînes d’information, elle a polarisé la plupart du flux audiovisuel et a occupé la Une des journaux. Cette focalisation quasi exclusive de l’agenda médiatique – stoppée nette quelques jours avant le premier tour de l’élection présidentielle – autour d’un seul sujet nous rappelle le début de la pandémie du Covid ou les lendemains d’attentats. S’il est difficile de publier des analyses transversales « à chaud » face à un tel raz-de-marée d’informations, nous tentons ici de relever les biais médiatiques les plus saillants.


L’Ukraine, si proche…


Le constat le plus évident consiste à prendre acte de la capacité du système médiatique à se mettre en branle et à informer massivement sur l’international, traditionnellement laissé pour compte dans les médias dominants. Dans la presse, reportages et analyses sont au premier plan : chez Libération et au Monde, la guerre fut à la Une de manière continue entre le 24 février et le 16 mars (18 numéros). Des émissions spéciales s’enchaînent à la radio, l’agenda des JT devient mono-sujet, les longs formats dédiés à la campagne présidentielle sont bouleversés sur le service public, tandis que sur les chaînes d’information en continu, éditions spéciales et « priorités au direct » incessantes reconfigurent les grilles.

Il faut voir, bien sûr, dans ce bouleversement éditorial, la conséquence d’une guerre aux portes de l’Union européenne, des milliers de civils tués et des millions de réfugiés.

On peut y voir, aussi, une application par les journalistes de la « loi de proximité », ce « principe suivant lequel les informations ont plus ou moins d’importance suivant leur proximité par rapport au lecteur. Cette proximité est généralement décomposée en quatre axes : géographique, temporel, affectif et sociétal/socio-professionnel ». Dès le matin du 24 février Dominique Seux ne dit pas autre chose : « Kiev, rappelons-le, n’est qu’à 2 000 km précisément à vol d’oiseau de Paris – trois fois Paris-Marseille. La frontière ukrainienne est seulement à 1 500 km de nous. » (France Inter) « C’est une guerre où on peut aller en voiture » résume la journaliste Céline Martelet sur le plateau d’Arrêt sur images. Proximité géographique donc (même si Kiev n’est pas spécialement plus proche de Paris que Tripoli…), « culturelle » aussi : plusieurs articles ont fait état de la très forte identification aux civils ukrainiens, notamment sur les plateaux de BFM-TV, comme le relate Arrêt sur images. Avec Christophe Barbier, par exemple : « Il y a un geste humanitaire immédiat, évident […] parce que ce sont des Européens de culture […] on est avec une population qui est très proche, très voisine. […] Nous ne sommes pas face à des migrants qui vont passer dans une logique d’immigration. » Ou bien avec Ulysse Gosset, autre éditorialiste de BFM-TV : « On est au XXIème siècle, on est dans une ville européenne, on a des tirs de missiles de croisière comme si on était en Irak ou en Afghanistan. » En passant par Philippe Corbé, chef du service politique de BFM-TV : « Ce n’est pas des départs en vacances. Ce sont des gens qui fuient la guerre. […] On ne parle pas de Syriens qui fuient les bombardements du régime syrien […] on parle d’Européens qui partent dans leurs voitures qui ressemblent à nos voitures, et qui essayent juste de sauver leur vie, quoi. » Ou encore Olivier Truchot, sur RMC : « Les Français se disent : "l’Ukrainien, il me ressemble. Il a la même voiture que moi, c’est à trois heures de Paris, je pourrais être à sa place." […] Il y a une identification, une proximité que peut-être le Français a moins avec l’Afghan. […] Ce n’est pas du racisme, c’est la loi de la proximité. » Même discours pour Philippe Dessertine, expert habitué des plateaux, le 2 mars, encore sur BFM-TV : « Nous nous parlons bien d’une guerre où, à l’heure où nous parlons, nous avons des Européens qui meurent. Qui meurent. Et quand on voit les photos derrière vous, je pense probablement y compris pour les plus jeunes d’entre nous, que ce qui est terrible, c’est qu’on a l’impression que c’est une ville de chez nous. C’est une ville d’Europe hein. On voit des voitures qu’on connaît, on voit des paysages qui sont presque proches de chez nous. »

Une solidarité médiatique qui dénote franchement avec le traitement médiatique réservé habituellement aux exilés fuyant les guerres, les répressions et les famines – réfugiés requalifiés au passage de « migrants ».


… l’information, si loin


Tenter de comprendre les causes de ce conflit en Ukraine ne revient évidemment pas à en relativiser les conséquences, ni à exonérer de ses responsabilités le gouvernement russe qui a choisi de déclencher la guerre. Mais la lecture binaire qu’en offrent les médias durant les premières semaines, l’absence de contextualisation ou de mise en perspective historique et (géo)politique méritent toutefois d’être soulignées.

Un exemple significatif concerne le « mouvement » pro-européen de 2014 toujours présenté comme large et « démocratique » par les médias occidentaux. C’est ce qu’affirmaient en substance Émilie Aubry (présentatrice des « Dessous des cartes » sur Arte [1]) et Michel Eltchaninoff (rédacteur en chef de Philosophie Magazine), dans une séquence de l’émission « Quotidien » sur TMC du 26 janvier, ce dernier répétant à plusieurs reprises que « les Ukrainiens ont fait une révolution démocratique contre les forces pro-russes de Ianoukovitch en 2013-2014 ». Une présentation pour le moins rapide et prenant quelques libertés avec la réalité. En effet, la révolte ne fut pas perçue comme « démocratique » par l’ensemble de la population ukrainienne, et notamment parmi sa partie russophone pour au moins deux raisons : elle aboutit au renversement d’un président démocratiquement élu et très populaire dans l’est du pays [2] ; pis encore, le parlement provisoire issu de cette révolution « retire au russe le statut de langue officielle ». Quant aux huit années de guerre qui s’en sont ensuivies dans l’est du pays, et à l’échec des accords de Minsk qui devaient y mettre un terme, ils n’ont jamais fait la Une des médias et l’invasion russe n’a guère incité les médias à combler cette lacune béante, si bien qu’il est toujours aussi difficile de trouver des informations fiables et sourcées permettant de comprendre ce qui s’y est joué…

Dans un article du 21 mars, la Revue des médias de l’Ina listait « les 7 facteurs qui favorisent la médiatisation d’un conflit  ». Parmi eux, l’auteur du papier cite « la simplicité de compréhension du conflit » :

« En gros, est-ce que l’on se trouve dans un scénario avec d’un côté un gentil et de l’autre un méchant ? », résume Virgil Hawkins, professeur de media studies à Osaka. Plus les enjeux sont faciles à comprendre, plus le conflit a de chances d’être évoqué dans les médias.

Or puisque la « simplicité » est rarement une caractéristique de « la réalité », les médias ont la fâcheuse habitude de procéder par eux-mêmes à une simplification… au détriment de l’information. Et de facto, dans le cas présent, l’absence de contextualisation globale renforce la lecture binaire de l’actualité qui se transforme en écriture simpliste de l’Histoire [3].


« Événement total »…


Avec la guerre en Ukraine, l’information est devenue un « événement total » au sens où il mobilise tous les canaux et occupe tous les espaces médiatiques [4].

À titre d’exemple, Anne-Sophie Lapix a délocalisé le 14 mars la présentation du 20h de France 2 en direct de Lviv, sur le parvis de la gare. Un dispositif rarissime, pour une mise en scène sans grande « valeur ajoutée » sur un plan informatif, qui a d’ailleurs inspiré à l’humoriste Alex Vizorek une poignée de questions amères… que nous partageons : « Est-ce intéressant de [la] voir au milieu des débris et des familles qui quittent l’Ukraine ? Est-ce que ça ne fait pas un peu le type qui vient aux Restos du cœur pour manger la belle côte à l’os qu’il a apportée lui-même ? Est-ce que ça ne serait pas un peu une BHLisation de l’information ? Et jusqu’où on va aller pour présenter l’information sur le terrain ? Est-ce que, ce week-end, Laurent Delahousse nous fera un direct depuis l’intérieur d’une cuve à mazout pour parler du coût de l’énergie ? » (France Inter, 15 mars)

Car il faut dire que plus encore qu’ils informent massivement, les médias s’engagent. Les directions de chaînes passent des partenariats avec des ONG dont les campagnes de solidarité couplées passent à l’antenne et d’autres incrustent des drapeaux ukrainiens à l’écran, jusque dans un épisode de « Pékin Express » sur M6, ou en Une des journaux. Des journalistes verbalisent à l’antenne leurs émotions, comme ce 15 mars sur France Inter, où Nicolas Demorand réagit à une chronique de sa consœur Sonia Devillers à propos d’une photo de presse où figurent deux femmes enceintes (« L’une a accouché. L’autre est morte. ») fuyant la maternité de Marioupol : « On est écrasés dans ce studio et tous les larmes aux yeux. » Dans la presse encore, les rédactions prennent des positions politiques et les revendiquent : « Fini "Kiev", "Libération" écrira "Kyiv » titre par exemple Libération (1/03) avant de prolonger : « Difficile de changer dans un journal le nom d’une ville quand son usage est ancré. Pourtant, malgré les habitudes des lecteurs, la raison politique s’impose. Pour Libération, le "Kiev" venu du russe n’a plus lieu d’être et s’écrira désormais "Kyiv". » Une décision commentée jusque sur BFM-TV :



Ce ne sont évidemment pas l’émotion des journalistes, leurs campagnes de solidarité, ou la polarisation de l’agenda qui interrogent en tant que telles. La gravité de la guerre en Ukraine, le tournant qu’elle représente au niveau européen ou ses conséquences sur le plan international les justifient sans aucun doute. Il s’agit plutôt de constater la force de ces choix journalistiques et le niveau d’engagement – éditorial et politique – que peuvent atteindre unanimement des rédactions quand elles décident que l’enjeu le mérite ou le nécessite. Il ne s’agit bien évidemment pas de hiérarchiser les guerres et leurs victimes – comme le font ces médias ! –, mais de prendre acte des possibles éditoriaux et journalistiques.

On ne peut dès lors s’empêcher de penser à la quasi indifférence médiatique face à la guerre au Yémen (377 000 morts depuis 2014 selon une estimation récente de l’ONU), face à l’interminable guerre en Irak, ou face aux centaines de milliers de morts de la guerre en Syrie – et son cortège de bombardements russes indiscriminés… –, pour ne prendre que les exemples les plus récents et les plus frappants. Et lorsque l’on entend un Gilles Bouleau déclarer à juste titre le 24 février dans le 20h de TF1 que « sur le papier, cette guerre entre l’Ukraine et la Russie, c’est un peu David contre Goliath, aucun expert ne doute un instant de la supériorité écrasante des Russes », on songe immanquablement aux bombardements israéliens en Palestine ou au Liban, qui émaillent régulièrement l’actualité depuis des décennies et qui ne sont jamais traités sous cet angle : celui de l’asymétrie, flagrante et inique, du rapport de forces.


… et sensationnalisme en continu


Parfois l’effroi d’une guerre située aux portes de l’Union européenne conduit certaines rédactions à perdre leur sang-froid. Exemple lorsque dans la nuit du 3 au 4 mars, l’armée russe a pris le contrôle de la centrale nucléaire de Zaporijia située au sud-est de l’Ukraine. « C’est toute l’Europe qui frissonne » s’inquiète-t-on sur France Inter, Vladimir Poutine utilise « la stratégie de la peur » nous prévient France 2, il « menace l’Europe d’un désastre atomique » s’alarme même Le Figaro. Si ces craintes peuvent de prime abord sembler légitimes, cette « stratégie de la peur » a surtout touché les médias, répercutant leur angoisse en boucle et en continu. La chaîne TF1 annonce « des bombardements sur la plus grande centrale nucléaire d’Europe » et France 5 consacre une émission de « C dans l’air » à la « centrale attaquée », affirmant que « Poutine joue avec le feu ».

Cette vague de panique médiatique se traduit par les choix de Unes des quotidiens nationaux et régionaux du lendemain (5 mars) et des vidéos diffusées dans les JT. En réalité, tous les médias reprendront la même image : cette image inquiétante donnant l’impression d’une explosion dans la centrale.



Or, plusieurs éléments auraient dû être pris en compte : d’abord, cette image parfois présentée comme un « bombardement » (Le Monde) est en fait une fusée éclairante. Et si l’attaque a bien eu lieu, elle s’est produite à plusieurs centaines de mètres des réacteurs nucléaires – ce que signalent d’ailleurs les contenus des articles moins alarmistes que les titres et les images choisis. Enfin, si l’on avait pris le temps d’écouter les quelques experts invités sur France Info ou France 24 le jour même, le niveau d’inquiétude serait redescendu d’un cran dans les rédactions. La (vraie) question de la sécurité du nucléaire civil en temps de guerre méritait certainement mieux...

Information et précipitation ne font donc jamais bon ménage, et les exemples d’erreurs sont légion depuis le début du conflit : de la traduction « abracadabrantesque » du discours de Vladimir Poutine sur BFM-TV, à la divergence selon que l’on regarde TF1 ou France 2 sur la nature de l’émotion d’une mère en pleurs (sur la première, elle pleure car elle a vu des enfants mourir, sur la seconde, c’est parce que son propre enfant est mort) [5] ; en passant par des « témoins » mal présentés (des Français de passage en Ukraine sont présentés comme des résidents de Kiev).

Pis, des fausses informations propagées par l’armée ukrainienne sont reprises par des médias avant d’être « factcheckées » (heureusement) par d’autres médias. Daniel Cohn-Bendit, habitué des mensonges, relaie sur LCI une histoire rocambolesque très vite démentie par Libération : « [Vladimir Poutine] a envoyé deux avions avec ses parachutistes des forces spéciales pour essayer de prendre Zelensky. Le jour d’après l’entrée en Ukraine. Les deux avions se sont fait descendre. Ses parachutistes n’ont pas pu prendre Zelensky et donc toute sa stratégie, qui était : ça va durer deux jours et puis c’est fini… Et maintenant il est embourbé. » Autre exemple relevant de la propagande de guerre : 13 gardes-frontières ont crié « Navire militaire russe, allez vous faire foutre ! » avant d’être tués par l’armée russe. Cette information reprise un peu partout est tout simplement fausse : les soldats ukrainiens n’ont pas été tués. Ou encore, on découvre une dépêche de l’AFP qui annonce qu’« une mosquée abritant 86 civils [a été] bombardée à Marioupol » (12 mars). L’information est contredite par Le Figaro plus tard dans la journée. Etc.

En définitive, en temps de guerre, plus que jamais, les médias sont avides de spectaculaire et de sensationnel, d’images marquantes et de symboles, dussent la rigueur et la profondeur de l’information en souffrir…

 
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Notes

[1Récemment épinglée par Acrimed pour ses analyses sur la Libye.

[2(Re)lire sur le site d’Acrimed « Ukraine : informations faussées et commentaires à sens unique », 15 septembre 2014.

[3Cette écriture simpliste des événements, on l’a par exemple connue en 1999 lors de la guerre au Kosovo ou en 2003 lors de l’intervention militaire en Irak. À ce sujet (re)lire « L’Opinion, ça se travaille… » de Serge Halimi, Dominique Vidal, Henri Maler et Mathias Reymond, Agone, 2013, toujours en vente sur notre boutique.

[4Lire Pierre Rimbert, « Événement total, crash éditorial », Le Monde Diplomatique, avril 2022.

[5JT de 20h du 12 mars 2022.

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