L’émission commence par une présentation factuelle des frontières du pays, de sa démographie, de ses ressources exploitables. S’ensuit une très brève histoire de la Libye depuis la monarchie du roi Idriss 1er (à partir de 1951) à Mouammar Kadhafi (à partir de son coup d’État de 1969).
Puis, c’est au tour de l’année décisive de 2011 d’être traitée : « Quand Kadhafi meurt le 20 octobre 2011, c’est [...] logiquement tout un pays qui s’effondre avec très vite le retour des milices armées et des logiques tribales mais surtout une division du pays en trois grandes provinces rivales… »
C’est tout ? C’est tout. S’ensuit une explication des rapports de force entre Tripolitaine contrôlée par le gouvernement reconnu par la plupart des États de la communauté internationale, et la Cyrénaïque, contrôlée par le général Khalifa Haftar : après son exil aux États-Unis, « Haftar revient en Libye, avec la révolution de 2011. En 2014 il prend la tête de l’armée nationale libyenne qui fédère des militaires libyens et des miliciens de Cyrénaïque, et il lance l’opération “Dignité”. Son but : débarrasser le pays de ses éléments radicaux et terroristes, puisque Daesh s’est implanté en Libye, à la faveur du chaos post-Kadhafi, mais aussi de ceux qui à Tripoli sont jugés trop proches des Frères musulmans. Commence alors ce qu’on a appelé la deuxième guerre civile libyenne… »
Le reste de l’émission détaille les problèmes actuels en Libye, du trafic d’êtres humains en Méditerranée aux ingérences de nombreux pays dans le conflit opposant les deux gouvernements existants.
Au cours de la dizaine de minutes que dure l’émission, à aucun moment n’est évoqué ce qui est sans conteste la cause principale de la situation actuelle, à savoir l’intervention armée de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan), et particulièrement de la France, du Royaume-Uni et des États-Unis dans la première guerre civile libyenne entre mars et octobre 2011. C’est cette coalition qui a détruit l’État libyen, et permis la diffusion des stocks d’armes et des anciens mercenaires de Kadhafi dans toute la bande sahélienne de l’Afrique, phénomènes géopolitiques majeurs dont les conséquences se font toujours sentir.
Afin de tenir son pari de ne pas mentionner une seule fois l’opération militaire de l’Otan, l’émission est contrainte de recourir à des euphémismes flous et à d’acrobatiques mensonges par omission, parlant de « révolution libyenne », de « chaos post-Kadhafi », de « tout un pays qui s’effondre » et se risque même à expliquer dans le détail la « deuxième guerre civile libyenne » de 2014 sans avoir à aucun moment évoqué l’existence d’une première guerre civile en 2011 ! Alors, révolution ? Guerre civile ? Effondrement ou chaos spontané ? Difficile en tout cas pour le spectateur du « Dessous des cartes » de se faire une idée de ce qui s’est passé en Libye en 2011…
Plus cynique et trompeuse encore, l’expression « Quand Kadhafi meurt le 20 octobre 2011 » laisse entendre qu’il serait décédé d’une cause naturelle. Kadhafi a pourtant bien été bombardé par l’Otan puis capturé vivant et assassiné par des révolutionnaires libyens soutenus par la coalition. Comment prétendre expliquer la situation précaire d’un pays en omettant une intervention militaire aboutissant à l’assassinat de son dirigeant, à la destruction de l’État et à la diffusion d’armes et de mercenaires sur la moitié d’un continent ?
Émilie Aubry a ainsi beau jeu de se désoler des conséquences des ingérences étrangères dans le pays, citant directement la Russie et la Turquie, tout en escamotant l’intervention déstabilisatrice originelle de la France, du Royaume-Uni et des Etats-Unis.
L’émission « Le Dessous des cartes », diffusée sur Arte depuis plus de vingt ans, décortique des sujets internationaux complexes à l’aide de cartes et d’infographies animées. L’effort de vulgarisation y est souvent très bien mené et constitue une des (rares) réussites de la télévision française. Qu’une telle émission puisse proposer un reportage sur l’histoire récente de la Libye passant sous silence le rôle désastreux de l’impérialisme occidental, et notamment français, n’en est que plus inexcusable… [1]
Jérémie Fabre