Avant d’exposer quelques résultats statistiques issus d’une observation des « Informés » et d’un comptage exhaustif de ses invités sur six mois, quelques précisions sur le format et le dispositif de l’émission s’imposent. Les invités en plateau, généralement au nombre de quatre (parfois plus), balayent de deux à six sujets d’actualité chaque soir : on peine à ne pas d’emblée les comparer aux « fast-thinkers », les tenants du prêt-à-penser critiqués par Pierre Bourdieu.
D’autant que, d’une durée de 55 minutes environ, l’émission subit cinq interruptions, soit une toutes les dix minutes, laissant la place aux « flash infos », eux-mêmes d’une durée moyenne d’1 minute et 20 secondes. Excepté pour la coupure intervenant à la moitié de l’émission, qui s’étend, quant à elle, sur 5 minutes, réparties entre la météo et le journal (3 minutes 40 en moyenne).
Parfaitement indigeste, calqué sur le rythme de l’information immédiate jusqu’à la caricature, le format des « Informés » suscite déjà quelques doutes quant à la qualité du débat mené chaque soir sur France Info.
Une impression que renforce le profil des personnes invitées dans l’émission. Du 1er janvier au 30 juin 2019, 205 invités se sont répartis un total de 689 fauteuils. Nous les avons classifiés de la manière suivante :
Un premier constat s’impose : la chaîne d’information en continu du service public choisit de mettre sa principale émission de « débat » entre les mains de journalistes, de communicants et de sondologues, qui ont à eux trois accaparé… 86 % des invitations durant les six mois d’émission ! À l’image de BFM-TV, LCI et CNews, qui programment tous trois à la même heure des « débats » politiques entre éditorialistes et « experts » [2]. Concurrence oblige…
Les communicants, consultants et représentants de think-tank constituent d’ailleurs, juste derrière les journalistes, la deuxième catégorie d’invités la plus représentée des « Informés », totalisant 149 passages sur six mois, répartis entre 44 invités. Un marqueur pour cette émission, au tempo du « nouveau monde » médiatique macronisé : « Compass label », « agence Nude », « agence OPS2 », « cabinet Tenzing », « agence imaGGe », « Little Wing », « cabinet Tilder », « société de conseil CAP », « MCBG Conseil », « RM Conseil », « Dentsu consulting », « Conseil Media Invest », etc. sont autant de sociétés privées totalement inconnues du grand public, se voyant offrir une vitrine régulière par le service public pour commenter des sujets d’actualité. Économie, politique internationale, santé, politiques publiques, etc. : des thématiques « passées au crible » – selon le vocabulaire consacré – de ces « décrypteurs » aux intérêts privés, n’ayant a priori aucune autre légitimité que celle d’être des spécialistes de la communication et de la « stratégie d’influence et de médiatisation ».
Ainsi, par exemple, de Véronique Reille-Soult (directrice générale de « Dentsu consulting »), deuxième consultante la plus représentée dans l’émission (14 passages) après Yasmina Jaafar (27 passages), « experte médias et stratégies pour le cabinet de communication OCIMES », spécialisée dans l’« image, la prise de parole, le media training, le conseil en politique, médias et entreprises. » [3] Ou encore Antoine Boulay, présenté sobrement comme « partner en charge de la communication de crise chez Havas ». Autant dire que le « décryptage » va bon train !
Un véritable parasitage de l’information publique. Ou serait-ce surtout le débouché à la fois paroxystique et logique d’une conception de l’information qui domine les émissions de débats depuis un certain temps maintenant ? Une information où l’enquête et le reportage ont cédé leur place au journalisme de commentaire, aux boursicotages inspirés de tel ou tel tweet, et aux spéculations sur les stratégies politiciennes prélevées à la source, captées dans la moindre coulisse des responsables politiques que ces journalistes suivent à la trace.
Un journalisme incarné par des professionnels si proches des cercles de pouvoir – politiques et économiques – que leur métier finit par se confondre avec le métier de ceux dont ils prétendent rendre compte : les communicants d’entreprise, et les communicants politiques. Dès lors, dans un tel contexte où le travail de terrain et la spécialisation ne constituent en rien une condition de l’expression journalistique et de la parole publique – c’est même quasiment l’inverse ! – en quoi des consultants, « accompagnateurs de dirigeants » et autres gestionnaires de l’image médiatique seraient-ils moins légitimes que des éditorialistes consacrés pour communiquer sur la communication ?
Il en va de même pour les « universitaires et intellectuels » que nous avons catégorisés comme tels, et qui ont cumulé 32 passages sur la période observée. En effet, loin d’être sollicités en fonction de leur spécialisation – qui pourrait être en lien avec les thèmes d’actualité abordés – ces derniers se joignent plutôt à la cohorte des consultants et spécialistes de la communication. Ainsi Arnaud Benedetti, cumulant à lui seul 40% des passages d’universitaires, est-il professeur associé en histoire… de la communication [4] ! Avec Benjamin Morel, enseignant comme lui à Sciences Po et Thomas Clay, professeur en droit mais également avocat et fondateur de son propre cabinet de conseil, ils se sont vu octroyer un peu moins des trois quarts des passages réservés aux « universitaires et intellectuels ».
Le terrain, cette « pollution de l’esprit » : 1 gilet jaune pour 135 sujets dédiés à ce mouvement social
On l’aura compris : l’information des « informés » se passe allègrement d’enquêtes de terrain et de spécialistes. La distribution de la parole est également à géométrie variable, comme en témoigne la couverture du mouvement des gilets jaunes par l’émission.
Si « Les informés » ont largement traité de ce mouvement social, cette surface ne saurait masquer le constat ahurissant que nous faisons sur un plan qualitatif : alors que l’émission compte à son actif 135 sujets abordant le mouvement, elle n’a reçu sur les six mois observés… qu’une seule gilet jaune [5] ! Et il aura fallu attendre... le 20 mars, date à laquelle fut invitée Ingrid Levavasseur.
Nous ne pousserons plus loin l’analyse qualitative qu’en livrant un florilège des cadrages en fonction desquels nos « informés » ont répandu leur science des gilets jaunes sur les trois premiers mois de notre étude :
- 4/01 : « La méthode forte peut-elle mettre un terme au mouvement des "gilets jaunes" ? Le mouvement est "devenu le fait d’agitateurs", déclare Benjamin Griveaux. Le porte-parole du gouvernement a durci le ton vis-à-vis du mouvement des "gilets jaunes" alors que "l’acte 8" se profile samedi 5 janvier. »
- 10/01 : « "Gilets jaunes" : internet, exutoire de la haine ? »
- 10/01 : « Près de 60% des radars ont été dégradés depuis le début des "gilets jaunes". »
- 11/01 : « Jean-Michel Apathie interpellé par un "gilet jaune" dans la rue. Les journalistes sont-ils des cibles des "gilets jaunes" ? »
- 18/02 : « "Gilets jaunes" : quelles réponses aux violences du week-end ? »
- 25/02 : « 55% des Français disent stop aux "gilets jaunes", selon un sondage »
- 26/02 : « "Gilets jaunes" : "complice du pire" ? »
- 2/03 : « "Gilets jaunes" vs grand débat : qui gagne la bataille de l’opinion ? »
- 17/03 : « Gilets jaunes, comment arrêter la violence ? Après les affrontements et les dégradations commises notamment à Paris lors de la manifestation du samedi 16 mars, est-il possible d’empêcher de tels agissements ? »
- 18/03 : « "Gilets jaunes" : les violences de trop ? »
- 20/03 : « "Gilets jaunes" : après quatre mois de contestation, le mouvement existe-t-il toujours ? »
- 23/03 : « "Gilets jaunes" : 40 500 manifestants en France, les "consignes de fermeté ont été respectées" selon Christophe Castaner »
Un traitement, in fine, en miroir des chaînes d’information privées concurrentes, obsédées par le retour à l’ordre, l’essoufflement du mouvement et les dégradations matérielles. Alors que la période observée (janvier-juin 2019) a été marquée par des mouvements sociaux d’ampleur (gilets jaunes, mais également dans les hôpitaux, chez les enseignants, etc.), un autre constat statistique vaut le détour : celui qui concerne la représentation des organisations patronales au regard de celle des syndicats de travailleurs. Et là encore, le résultat est éloquent : alors que les premières ont bénéficié de 12 invitations au total, les seconds peuvent s’enorgueillir… d’un zéro pointé !
Qui plus est, on retrouve parmi les représentants de patrons l’inénarrable Sophie de Menthon, présidente du mouvement patronal ETHIC et « polémiqueuse » en chef, qui a cumulé à elle seule 10 passages dans « Les informés » [6].
Quel meilleur choix du service public que de lui offrir une vitrine régulière, et une visibilité dont elle est loin d’être privée, par ailleurs, dans les autres médias ? Quant aux deux passages restants de représentants patronaux, ils ont été distribués à Aziz Senni, « chef d’entreprise, coprésident de la commission Nouvelles responsabilités entrepreneuriales du MEDEF » et Bernard Spitz, « président de la Fédération Française de l’Assurance & du pôle international et Europe du MEDEF », quand, rappelons-le, aucun représentant de travailleurs n’a été convié à prendre part aux débats de l’émission.
La messe est dite.
Priorité aux médias dominants, impasse pour le pluralisme
Quant aux journalistes, les statistiques sont à l’avenant, et reflètent l’impression que l’on peut avoir en regardant régulièrement l’émission : les invités sont issus des mêmes cénacles.
Hormis le fait que les journalistes « maison » sont de loin les plus présents (56 interventions pour France Télévisions, dont 14 de France Info), que peut-on tirer d’une telle répartition ? Par exemple, que Le Figaro est 31 fois plus représenté que L’Humanité ou que Libération ; que Le Parisien l’est quant à lui 26 fois plus que Reporterre. Parmi la presse magazine, l’hebdomadaire Politis totalise 4 passages, là où Valeurs actuelles, journal d’extrême-droite, en compte 22. Selon le même partage idéologique, on remarquera que Regards compte 4 invitations, contre 24 pour le site Atlantico. En définitive, les médias figurant sur notre carte « Médias français : qui possède quoi ? » occupent tout simplement… les trois quarts des fauteuils. Ainsi la diversité apparente des médias représentés ne saurait-elle masquer la marginalisation criante d’un pan entier de la presse : la presse libre et indépendante…
Un déficit de pluralisme que peut également éclairer, pour finir, le statut des journalistes présents en plateau :
Notons, par exemple, que les hauts-gradés des chefferies éditoriales (au premier rang desquelles figurent les rédacteurs en chef, les plus représentés, mais qui incluent également les directeurs, directeurs de rédaction, et chefs de service), ayant un pouvoir décisionnel central sur le choix des sujets et leurs angles, sont 12 fois plus représentés que les grands reporters et près de 2 fois plus que les journalistes. Parmi ces derniers, les journalistes politiques sont évidemment largement majoritaires (20 fois plus représentés que leurs collègues des services « International » par exemple). Au nombre de 12, les éditorialistes ont quant à eux cumulé 48 passages, là où un seul correspondant étranger a été invité…
À l’instar de ses concurrentes du privé, la chaîne publique d’information en continu France Info ne s’embarrasse ni du pluralisme parmi les chroniqueurs de sa principale émission de débat, ni de la surface importante qu’elle octroie à des publications de droite dure et d’extrême-droite comme Valeurs Actuelles. Comme partout ailleurs, ces dernières récoltent les faveurs des grands médias – dont elles miment les codes à la perfection – s’accommodant des dispositifs médiocres de l’émission propices aux lieux communs et petites phrases.
Symbole du journalisme de commentaire, raz-de-marée qui inonde le débat médiatique, l’émission « Les informés » est ainsi confisquée par des journalistes-communicants ou des communicants-journalistes, ravis de faire fructifier leur capital symbolique en se donnant en spectacle grâce à nos impôts, et en faisant leur la maxime de Christophe Barbier selon laquelle « le terrain pollue l’esprit de l’éditorialiste ». On retiendra, enfin, que nos « informés » auront pu, soir après soir, passer six mois rythmés par les mobilisations sociales, les grèves et les batailles sociales en n’invitant qu’une seule gilet jaune, et aucun représentant d’un syndicat de travailleurs. Chapeau bas !
Pauline Perrenot, avec Maxime Friot et Nicolas Dufresne pour les graphiques