L’élection présidentielle n’est prévue que dans trois ans, les candidats ne sont pas encore connus ? Ce n’est pas un obstacle pour des journalistes politiques qui prétendent informer en dissertant sans fin sur des prévisions, des projections, des tendances, des hypothèses échafaudées sur du sable sondagier. La dernière livraison en date ? Un sondage Ifop-Fiducial sur le second tour de l’élection présidentielle de 2027, commandé et mis en Une par l’hebdomadaire Valeurs actuelles :
On ne s’étonne guère de voir CNews embrayer aussitôt (7/02) : « Bientôt une femme présidente ? ». Invité sur le plateau, l’ex-rédacteur en chef de Valeurs actuelles (et désormais directeur du service politique d’Europe 1) Louis de Raguenel fait dans la prospective : « Si vous tracez, vous mettez des petits traits avec toutes les enquêtes d’opinion sur Marine Le Pen depuis 10 ans, ça ne cesse d’augmenter. » Et Pascal Praud, d’acquiescer, en fond : « Oui ! » De façon générale, c’est toute la galaxie Bolloré qui se mobilise. Dans le JDD : « Marine Le Pen se positionne désormais comme la seule alternative crédible face au macronisme et ressort grande gagnante des multiples crises sociales ayant secoué la France ces derniers mois. » (7/02)
Et le lendemain, ça continue. Paul Melun, CNews : « Puisque La France insoumise fait n’importe quoi et s’est ridiculisée sur les sujets de l’antisémitisme et s’est déshonorée, que le macronisme fait un halo autour de lui, ben effectivement qu’est-ce qu’il reste comme opposition ? […] Le problème c’est que quand vous n’avez plus d’autres oppositions crédibles, il n’y a que le RN qui l’incarne cette opposition. » (8/02) Et le surlendemain (9/02), ça continue encore. « Je voulais vous entendre sur Marine Le Pen, elle pourrait être la prochaine présidente de la République ? » La question est posée à Franz-Olivier Giesbert, qui ne se fait pas prier :
Bah oui c’est clair, oui bah on va pas se cacher, vous avez ces sondages, le sondage de Valeurs actuelles, le sondage du Point par exemple, […] ça monte tout le temps, c’est comme une mer qui monte le marinisme. […] D’ailleurs il y a un mouvement général en Occident, c’est pas juste propre à la France hein, vous avez regardé le résultat, enfin les sondages en tout cas pour Trump aujourd’hui aux États-Unis. Meloni en Italie, les sondages sur l’AFD en Allemagne. Et enfin il y a un courant assez fort parce que l’Occident se sent pas bien, il se tourne vers, bah disons des systèmes un petit peu plus autoritaires. Et je pense que, au fond, c’est ça que... le coche que Macron est en train de rater. Hélas, hélas ! pour la France aussi parce qu’il va rester peut-être comme le président qui aura ouvert les portes au Rassemblement national, à Marine Le Pen dans l’histoire, ça va être ça qu’on va retenir, comme on retient d’Obama, c’est lui qui a ouvert les portes pour Trump hein, c’est c’est... à un moment donné les gens vont chercher l’inverse ailleurs. Or, si vous voulez le vrai sujet, quand on parle tout à l’heure du contrôle, hein, contrôle de l’immigration, c’est qu’on vit aujourd’hui dans un pays où plus rien n’est contrôlé. Quand on pense, regardez les chiffres de l’immigration hein, […] ce sont des chiffres dingues. Sur... au niveau de, des primo délivrances de type de séjour, on a des chiffres du genre 340 000 etc. Vous rajoutez à ça les demandes d’asile, on est à 140 000 mais à 120 000 si on met juste les premières demandes d’asile, tout ça, on aboutit à des chiffres, on n’est pas loin de 500 000. Vous rajoutez, c’est Gérald Darmanin qui le dit, il y a entre 600 000 et 900 000 clandestins en France, ça veut dire en gros, en calculant d’ailleurs au plus bas, vous avez à peu près l’équivalent d’une ville comme Marseille qui arrive en France chaque année.
Quand l’éditorialiste du Point se fait porte-parole du RN sur CNews, la boucle est bouclée…
Mais le sondage agite bien au-delà de la seule sphère des médias Bolloré. Comme lors d’épisodes similaires, le (pseudo) événement sondagier fait le tour de tous les plateaux. La veille de la parution (7/02), deux députés Renaissance, un député RN et le directeur de la rédaction de Valeurs actuelles Tugdual Denis sont conviés sur le plateau de BFM-TV et questionnés sur le sondage ; le sondologue Frédéric Dabi (Ifop) et une députée RN sont, de même, interrogés sur France Info. Le lendemain chez « Quotidien » (8/02), c’est l’indéboulonnable Jean-Michel Aphatie qui verse sa contribution au débat : « Le seul intérêt de ces chiffres, c’est de permettre d’authentifier ce qu’on sent tous, c’est-à-dire la progression considérable, dans toutes les parties de la société du RN et de ses leaders. » Avant de pousser l’analyse : « Marine Le Pen se permettant même le luxe de travailler avec à ses côtés Jordan Bardella, dont la popularité est vérifiée chaque fois qu’il va sur le terrain, le nombre de selfies que fait Jordan Bardella est nettement supérieur à ceux des autres responsables politiques. » Cette capacité à interpréter tous les signes venus du terrain, mêmes les plus insignifiants en apparence, pour nourrir ses analyses, voilà la marque des grands journalistes ! Lesquels savent aussi poser les bonnes questions : « Faut se demander pourquoi aujourd’hui Marine Le Pen est devenue l’opposante principale, presque unique on a envie de dire, à Emmanuel Macron. » Jean-Michel Aphatie n’ira pas jusqu’à s’interroger sur sa propre contribution, et celle de ses collègues, au phénomène.
Le journalisme politique appréhende la politique comme une course de petits chevaux ? On peut compter sur Jean-Michel Aphatie pour filer la métaphore face à François Ruffin : « Mais de fait Marine Le Pen recouvre le paysage politique, et puisque comme nous ne sommes pas loin des Jeux Olympiques, si on prend l’exemple du 5 000 mètres ou du 10 000 mètres, ce que vous voulez, Marine Le Pen a tellement d’avance qu’on voit pas comment vous allez la rattraper. »
Et sur Public Sénat (10/02), c’est à Georges-Marc Benamou qu’il revient de tirer la sonnette d’alarme, en toute objectivité :
La question, c’est est-ce que Macron va laisser le pays à Marine Le Pen. Cela dit, c’est peut-être un peu tôt, 3 ans, il peut se passer des choses, à une condition : c’est que le bloc central centre-gauche, centre-droit et Les républicains, ne présente pas plein de candidats. À ce moment-là, le risque c’est la multitude des candidats, c’est d’avoir Marine Le Pen face à Jean-Luc Mélenchon, ce qui serait le cauchemar de la France.
Un commentaire qui n’apprend rien sur la vie politique française mais qui dit tout des préférences politiques de Georges-Marc Benamou…
Pour clôturer le tout en beauté, finissons avec Laurent Joffrin. Dans son éditorial, titré « Le Pen favorite » (LeJournal.info, 7/02), il félicite l’extrême droite pour « une opération de banalisation fort réussie », et fustige « les outrances de LFI », ou « feue la NUPES, entraînée par Mélenchon dans un pré carré radical où elle s’est enfermée avant d’imploser ».
La banalisation médiatique du Rassemblement national est maintenant acquise, mais elle est, manifestement, à entretenir. Déclarations individuelles, « analyse » de sondages et des stratégies de communication plutôt que des propositions politiques, approbation des discours de l’extrême droite (notamment sur l’immigration), condamnation des « outrances » de la gauche de gauche : le fond de l’air médiatique s’obscurcit de jour en jour.
Adrien Pourageaud