À l’occasion de la présentation du budget 2020 au Parlement, le quotidien de Bernard Arnault a décidé de prendre toute sa part dans les orientations présentées par le gouvernement. Le 13 septembre 2019, il barre ainsi sa Une d’un mot d’ordre qui interpelle les lecteurs :
Les coupables sont donc tout trouvés. D’une originalité confondante, cette Une racoleuse annonce la couleur éditoriale :
Faute d’avoir réussi à compenser le coût des promesses faites pour calmer la grogne sociale, le déficit public se creusera de 2,5 milliards d’euros en 2020.
Comme annoncé, un seul « cadrage » sera proposé aux lecteurs pour expliquer le « dérapage » du budget : les gilets jaunes, et leur « grogne » animale. Par souci d’honnêteté, la rédaction du Parisien a choisi de ne pas mentionner les « manques à gagner » provoqués (au hasard) par la suppression de l’ISF, la mise en place de la flat-tax, la poursuite du CICE, la négociation avec Google qui a fait perdre de l’argent à l’État, etc. Toute la charge porte ainsi sur les « cadeaux » faits aux jaunes bambins capricieux.
On ne le répétera jamais assez : Le Parisien a le droit d’entonner mot pour mot la communication du gouvernement. Mais peut-on encore parler de journalisme, quand le quotidien s’abstient d’évoquer d’autres angles d’analyse dans la double-page correspondant au dossier de Une ? Quant aux avis divergents, ils sont réduits, sans surprise, à peau de chagrin. Et ce malgré une diversité de formats bien réelle ! De l’édito à l’article d’« analyse », en passant par l’interview, le dessin de presse, et même l’infographie, l’économie générale est à sens unique tant l’angle d’attaque est partout le même : combien coûtent à la France les grogneurs qui se plaignent.
Dès l’éditorial, commis par Pierre Chausse et intitulé « Comme d’habitude », l’idée est (comme d’habitude) simple comme bonjour :
C’est une petite musique qu’on entend souvent : la France vit au-dessus de ses moyens. En pleine campagne électorale, le futur chef de l’Etat avait juré qu’il ferait en sorte que cela ne soit plus le cas. Et puis, une fois au pouvoir, patatras ! Face à une contestation particulièrement virulente, Emmanuel Macron a cédé. Neuf mois plus tard, on acte maintenant qu’on va encore creuser le déficit public de 2,5 milliards d’euros. Du point de vue économique, c’est une faiblesse supplémentaire pour notre pays.
Une « petite musique » récurrente en effet, à laquelle Le Parisien ne manque pas d’ajouter une fois de plus son couplet. Paralysé par un manque d’inspiration évident, le quotidien aurait pourtant pu rappeler une autre musique, qu’on entend bien moins souvent : le montant des aides publiques dont se repaît chaque année Le Parisien, propriété du milliardaire Bernard Arnault, dont la fortune s’est accrue de 27 milliards de dollars en seulement quatre mois pour atteindre 103 milliards en juillet 2019. Un train de vie largement « au-dessus des moyens » de la totalité de la population, rehaussé par le soutien financier colossal de l’État, puisque Le Parisien a engrangé de 2015 à 2017 un total d’aides à la presse s’élevant à 4 522 867 €, dont 3 470 986 € d’aides directes [1]. Pour reprendre les mots du Parisien, voilà bien « une faiblesse supplémentaire pour notre pays du point de vue économique ».
Et le reste de la double-page est à l’avenant, l’éditorial se déclinant dans l’article dit d’« analyse » jusqu’au dessin de presse, dont le mépris a de quoi faire rougir le dessinateur du Monde Xavier Gorce :
Intitulé « L’État s’enfonce dans le rouge », l’article d’analyse en remet lui aussi une couche, en développant la même thèse : pleurer « le temps où [Emmanuel Macron] clamait qu’il était capital de réduire le déficit du pays » et déplorer que ces satanés gilets jaunes soient « venus gripper la mécanique budgétaire ». Et pour ne pas perturber son petit confort éditorial, Le Parisien convoque pas moins de sept interlocuteurs acquis à cette idée : un « haut fonctionnaire de Bercy », un « proche du ministre de l’Économie Bruno Le Maire », « l’entourage du ministre de l’Action et des Comptes publics » en la personne d’un « bras droit de Darmanin », un « député de la commission des Finances et futur rapporteur du budget », un « député de la majorité », un « haut fonctionnaire de la Commission européenne », un « haut fonctionnaire au ministère des Solidarités et de la Santé ». Bref, c’est la mobilisation générale dans les colonnes du Parisien. Ne restent que quelques lignes en trompe-l’œil, dans lesquelles le secrétaire général de l’Unsa-Fonction publique se voit gratifier… d’une citation.
Fiers d’être aux premières loges des coulisses de Bercy, nos deux journalistes de couloir n’hésitent pas, enfin, à partager en toute indiscrétion avec leurs lecteurs… « ce-qui-aurait-même-pu-advenir » : ainsi apprend-on, de source formelle, qu’un conseiller du Premier ministre aurait envisagé un « déficit public à "2,3 ou 2,4 points de PIB en 2020." » Tremblez !
Au cas où ce pilonnage ne serait pas suffisant, Le Parisien fait durer la plaisanterie en publiant, sur la même double-page, une interview de Gilles Carrez, ancien président LR de la commission des Finances à l’Assemblée nationale, intitulée « Ce stock de dette sera notre cauchemar ». Interview rythmée par un intervieweur… partisan. Extraits :
- Si le budget explose en 2020, c’est aussi à la suite des mesures prises lors de la crise des Gilets jaunes…
- Où auriez-vous taillé pour compenser les mesures en faveur du pouvoir d’achat ?
La boucle est (presque) bouclée. Cerise sur le gâteau, Le Parisien publie une infographie qui, prise dans l’économie générale de la double-page, insinue que les gilets jaunes seraient aussi responsables, par capillarité… des suppressions de postes dans les ministères de la santé et de l’écologie !
La rédaction du Parisien Week-end : une espèce en voie de radicalisation
Le parti pris de la rédaction du Parisien en faveur du gouvernement et du capital culmine dans le « supplément week-end », publié dans la foulée d’un numéro visant à plomber les gilets jaunes. Où il est question, pour la rédaction, de prendre un peu de hauteur, et de mettre les mouvements sociaux en perspective grâce à un conseil-maison d’une rare élégance :
À l’heure où les licenciements ne se comptent plus dans l’industrie, où les personnels soignants mènent une grève depuis mars qui s’étend désormais à presque 300 services d’urgence à travers le pays, où les enseignants expriment leur détresse concernant leurs conditions de travail (allant parfois jusqu’au suicide), où la réforme de l’assurance-chômage est qualifiée de « tuerie » par Laurent Berger (CFDT), que l’on peut difficilement taxer de gauchisme, où celle des retraites déclenche la mobilisation de très nombreux secteurs, sans parler de la révolte des étudiants ou de la grève des pompiers… aucun doute, Le Parisien prend ses distances avec le journalisme et assume pleinement son rôle : celui de porte-parole fidèle du gouvernement et des intérêts des classes dirigeantes et de la toute petite France « qui va bien » (au rang de laquelle son propriétaire Bernard Arnault ne fait pas pâle figure). Et si on arrêtait de financer Le Parisien ?
Nathalie Berriau et Pauline Perrenot