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Le Nouvel Obs et les journalistes (1) : désinformer pour informer ?

par Henri Maler,

Le Nouvel Obs est coutumier du fait : un titre tonitruant à la « Une » et des annonces aguichantes d’une « enquête ». Mais si vous avez réussi à localiser celle-ci en vous frayant un passage entre les pages de publicité, vous découvrez que le contenu n’est pas à la mesure du tapage. Ainsi en allait-il de l’ « Enquête sur ces patrons qui tiennent les médias », parue en 1999 (lire : Le Nouvel Observateur mène l’enquête). Ainsi en va-t-il du dossier annoncé à la « Une » du numéro daté du 30 octobre 2003 sous le titre « La face cachée du journalisme », repris en page 12 avec pour surtitre cette pleurnicherie victimaire : « Enquête sur une profession qu’on aime haïr ». Le gros du dossier est constitué par un article qui annonce d’authentiques révélations : « Les dix secrets du journalisme ». Et pourtant...(Lire Le Nouvel Obs et les journalistes (2) : Enquête ou pot-pourri de circonstance ?)

Mais avant de pouvoir découvrir « la face cachée » et « les secrets » du journalisme, les lecteurs du Nouvel Obs ont droit à deux éditoriaux de mise en garde.


Laurent Joffrin : cachez ce Bourdieu que je ne saurais voir


Le premier cadrage préventif est dû à Laurent Joffrin qui nous promet la lune :

« "Porter la plume dans la plaie. " Cette maxime classique d’Albert Londres, nous l’avons cette semaine appliquée à notre métier. Nous avons essayé de comprendre pourquoi décidément la presse a si mauvaise presse, pourquoi, dans des sondages répétés sur les médias, l’opinion formule une si... mauvaise opinion. »

On attend donc une enquête sans complaisance : on aura droit à la mise en forme des critiques les plus banales des pratiques journalistiques. On nous promet des explications : il n’ y en aura aucune.

Mais Laurent Joffrin avant de « porter la plume » prend des gants et nous prévient : « la plaie » n’est en vérité qu’une somme d’égratignures.

« Ce faisant bien sûr, nous avons braqué nos projecteurs sur le mauvais côté de l’info. La presse s’intéresse rarement aux trains qui arrivent à l’heure : nous avons largement négligé les journalistes de l’audiovisuel ou de l’écrit, qui informent scrupuleusement et tentent de faire leur travail honnêtement. Ils sont pourtant légion (...) ».

Cette réserve allant de soi (si l’on excepte la « légion »...), on pourrait se demander quelle est sa cible. La voici :

« Ils sont pourtant légion et nous ne souscrivons en rien aux condamnations sommaires venues le plus souvent des émules de Pierre Bourdieu. Comme la presse est soumise aux lois du marché, pensent-ils, elle est nécessairement vendue aux pouvoirs financiers. Conformisme politique et culturel, pratiques corrompues, connivence généralisée, occultation des vraies informations : tout est mauvais pour cette construction archéo-marxiste. »

Les caricatures triomphales de Laurent Joffrin n’ont pas pris une ride. Avec persévérance, ce dernier pourfend les légions (encore !) « bourdieusiennes » (Lire : Laurent Joffrin et les légionnaires ou Laurent Joffrin, juge de Serge Halimi). D’ailleurs, si vous ne savez pas quoi dire, dites « émule », « disciple », de Pierre Bourdieu, ou « bourdieusien », à propos de n’importe qui et de n’importe quoi : cela vous voudra un ticket d’entrée dans le cercle fermé de nos majestés éditoriales.

Mais assez de vaine sociologie ! Joffrin oppose au simplisme qu’il invente pour se donner de grands airs, l’enquête et le bon sens :

«  Alors que l’enquête et le bon sens montrent que dans le système médiatique français, pluriel en dépit de tous ses défauts, les informations importantes sortent, les débats ont lieu (sur la presse, notamment), les puissants sont critiqués et les maux de la société sont très largement exposés.  »

Tout va bien, par conséquent, à quelques détails près !

Une fois éliminée toute critique du journalisme qui prendrait ses maux à la racine, il ne reste plus que des dérives, que les journalistes (et eux seuls...) sont appelés à combattre :

« Les dérives que nous constatons (y compris à « l’Obs » parfois...), les influences publicitaires ou financières que nous pointons dans trop d’organes de presse sont l’objet d’un combat au sein des rédactions et non d’une soumission automatique. C’est pour prévenir cette soumission, pour aider à ce combat que nous avons voulu montrer cette « face cachée » du journalisme. »

Comme ce recadrage du dossier ne suffit pas, Laurent Joffrin passe la plume (destinée, rappelons-le, à être portée dans la plaie) à Airy Routier.


Airy Routier : tout va de mieux en mieux

Et c’est reparti pour une nouvelle prise de gants :

« C’est, à nos yeux, un dossier nécessaire. Plus moyen de tourner autour du pot. Après les patrons et les hommes politiques, les journalistes sont désormais au cœur des critiques les plus acerbes de l’opinion. Pas seulement la télévision, paravent et exutoire commode pour la presse écrite, tant ses dérives sont patentes. C’est désormais toute une profession, celle de journaliste, dont les principes, la morale, les pratiques sont remis en cause. »

Disons... Mais encore ?

« On est loin des analyses radicales de Pierre Bourdieu, pour qui la presse, dominée par les forces de l’argent, travestit la réalité sociale et politique, impose la pensée unique et la vision libérale du monde, fait le jeu de l’impérialisme américain et aliène les masses. Pour lui comme pour ses disciples, aucune morale professionnelle ne pèse face à la soumission des médias à leurs propriétaires et à leur idéologie. Serviles, par nature et par obligation, les journalistes ne sont que les « chiens de garde » du grand capital. Théoriques, voire incantatoires, ces critiques n’avaient qu’un impact relatif tant elles étaient déconnectées des pratiques quotidiennes de n’importe quelle rédaction. D’autant qu’elles émanaient de la mouvance du « Monde diplo », le journal le plus idéologique qui soit. »

Airy Routier, comme Laurent Joffrin, fait preuve d’une constance remarquable. En 1999, il écrivait :

« Son angle d’attaque est connu : la presse et l’édition sont dominées par les forces de l’argent qui travestissent délibérément la réalité sociale française, imposent la pensée unique et la vision libérale du monde, font le jeu de l’impérialisme américain et accélèrent un processus d’aliénation des masses. Selon le professeur au Collège de France et ses disciples des « Inrockuptibles » et du « Monde diplomatique », aucun comportement individuel, aucune morale professionnelle, si tant est que cela existe, ne pèse face à la soumission des médias à leurs propriétaires et à leur idéologie. Serviles, par nature et par obligation, les journalistes ne sont que les « chiens de garde » du grand capital » (lire : Le Nouvel Observateur mène l’enquête).

On ne se méfie jamais assez du « copié/collé », surtout quand on écrit n’importe quoi...

Mais cette fois, Airy Routier a complété le n’importe quoi par ces profondes remarques :

« Théoriques, voire incantatoires, ces critiques n’avaient qu’un impact relatif tant elles étaient déconnectées des pratiques quotidiennes de n’importe quelle rédaction. D’autant qu’elles émanaient de la mouvance du « Monde diplo », le journal le plus idéologique qui soit. »

C’est bien connu : l’idéologie, c’est les autres. Pas une once d’idéologie ne transpire dans les éditoriaux et les chroniques des grands prêtres du Nouvel Observateur... Quant à la disqualification des critiques en raison de leur caractère « théorique », c’est une innovation intéressante. Mais plus significative encore est l’évaluation selon laquelle l’ « impact » de la critique doit être mesurée à ses effets sur les rédactions, comme si les seuls destinataires légitimes de la critique des médias étaient les journalistes eux-mêmes, de préférence du Nouvel Observateur.

Vient ensuite une mise en opposition, dont nous n’avons pas compris à quoi elle s’opposait, mais que nous citons malgré tout :

« Mais les mises en cause de la presse se sont multipliées. Elles sont devenues plus argumentées et donc plus efficaces. Les journalistes sont accusés de légèreté, d’incompétence, de cupidité, d’irresponsabilité, de connivence avec les puissants. On pense qu’ils cachent l’essentiel, qu’ils sont aux ordres de leurs actionnaires et, enfin, qu’ils sont intouchables. »

Suit alors un rapide état des lieux, fondé, en particulier, sur l’analyse expéditive de sondages, aussi expéditifs que sujets à caution [1]. Alors retentit, avant même que ne s’ouvre le dossier proprement dit, sa conclusion triomphale :

« Il nous semble cependant que les attaques dont la presse est l’objet sont souvent injustes et s’expliquent d’abord par une méconnaissance des pratiques et des contraintes de notre profession. Nous pensons que la situation d’ensemble, en réalité, ne cesse de s’améliorer. Regretterait-on l’époque où les journaux radiodiffusés étaient corrigés au ministère de l’Intérieur, où l’information télévisée était aux ordres, où Marcel Dassault faisait la promotion de ses avions dans son journal ? D’un autre côté, la formation et l’exigence des lecteurs augmentent aussi vite, peut-être plus, que ne s’améliorent les journaux. Une mise à plat s’impose donc, sous forme de réponse aux dix principales questions qui se posent sur une profession aussi visible que mal connue. Une profession que nous estimons, plus que jamais, aussi passionnante qu’indispensable à la démocratie. »

Si tout va de mieux en mieux et si tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes démocratiques possibles, on se demande à quoi peut bien servir le « dossier » du Nouvel Observateur.

Il faudra pourtant en parler dans un prochain article : il est moins pire que ne laissent entendre les deux caniches éditoriaux qui en gardent l’entrée.

Henri Maler

Lire la suite : Le Nouvel Obs et les journalistes (2) : Enquête ou pot-pourri de circonstance ?. Mais auparavant


Petite annexe : De l’ignorance volontaire

Le dossier du Nouvel Obs est illustré par des « infographies » (Airy Routier, dixit), qui distribuent les critiques des journalistes en catégories dont la rigueur n’échappera à personne. On découvrira donc les « croisés de la transparence » (Sophie Coignard, Bernard Poulet, Guy Birenbaum, Pierre Péan), les « idéologues » (avec orthographe « infographique » : " Pierre Carle ", Serge Halimi, Bernard Cassen, " Henri Malher "), les « désenchantés » (François Ruffin, Daniel Carton [2], Daniel Schneidermann).

Les journalistes « sont-ils compétents ? » se demandent gravement les auteurs du dossier. Et de préciser : «  Beaucoup les voient comme une bande d’imposteurs et d’ignorants. Ils s’irritent des approximations, des chiffres erronés, des erreurs de dates, des noms écorchés. ». Les « infographies » parlent d’elle-même. En voici une :

- Pierre Carles a perdu le s de son nom, mais se voit attribuer un rôle qui n’est pas le sien : « Animateur également du site « PLPL » « Pour Lire Pas Lu » violente satire des meurs des la grande presse ». Chacun aura rectifié : PLPL est un journal dont une faible partie est mise en ligne sur un site (dont il aurait sans doute été malséant de proposer l’adresse) [3].
- Bernard Cassen (dont la silhouette brandit une pancarte sur laquelle on peut voir une photo de Pierre Bourdieu) sera peut-être surpris d’apprendre qu’il en est un « émule » comme dit Joffrin, mais surtout qu’il est « l’un des initiateurs de l’Observatoire national des médias  », alors qu’il est l’un des fondateurs de l’Observatoire international des médias, et l’un des initiateurs de l’Observatoire français des médias (de son véritable nom...).
- Henri Maler est ravi de voir que son nom prend un h, et qu’il est l’animateur d’un « réseau Acrimed (Action critique Médias), revue de détail des pratiques journalistiques douteuses créée après le mouvement social de 1995 ». Problème : de « revue », il n’y en a point (hélas...), mais l’association anime un site Internet (dont il aurait sans doute été également malséant de proposer l’adresse).
- Quant à François Ruffin, présent sur une autre "infographie" il apprendra sans doute avec surprise qu’il est un « désenchanté » au même titre que ... Daniel Schneidermann (mais pas exactement avec le même revenu).

Tant d’approximations et d’erreurs dans si peu d’espace, tant d’ignorance ou de méconnaissance se justifient forcément, puisque Le Nouvel Obs se coltine des « idéologues ». Qu’appelle-t-on « idéologues » au Nouvel Observateur  ? Certes pas la fournée des éditorialistes du cru, mais ceux dont on ne sait ou ne veut savoir à peu près rien. Quant aux associations ou aux rédactions collectives, mieux vaut n’en rien savoir du tout et leur préférer une fort médiatique personnalisation.

Lire la suite : Le Nouvel Obs et les journalistes (2) : Enquête ou pot-pourri de circonstance ?)

 
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Notes

[2Le Nouvel Observateur a soigneusement évité d’aller puiser aux meilleures sources, par exemple Bien entendu... c’est off, le livre de Daniel Carton, ancien collaborateur du... Nouvel Observateur. Quelques passages sont pourtant très éclairants sur l’hebdomadaire de " gauche ". " Un journal qui n’en finit pas de se fondre en dévotions devant le maître de cérémonies, dont chaque conférence de rédaction ressemble à une audience papale. L’univers de Jean Daniel, c’est celui des palaces marocains. Avec d’autres invités de marque, son portrait honore le hall des établissements les plus renommés. Imaginez Jean Daniel en résidence à La Mamounia, éditorialiser, comme en 1995, lorsque Juppé avait mis la France dans les rues, sur les préoccupations des travailleurs en colère... et vous comprendrez que chez lui le journalisme mène à tout à condition de n’en pas sortir. " Lire Bien entendu... c’est off. Extraits (1) (note d’Acrimed).

[3Dès les premières lignes de la page d’accueil du site Internet de PLPL est indiqué le prix du journal (" Prix : 2 euros ") et proposé le lien " TROUVER PLPL EN LIBRAIRIE ". C’est dire avec quel sérieux Le Nouvel Observateur a enquêté pour ne voir dans PLPL qu’un site Internet... (Note d’Acrimed).

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