Janvier 2020
- Diatribe contre les « simili » journalistes : bonne année l’information ! – Le 15 janvier, à l’occasion de ses vœux à la presse, Emmanuel Macron donne une énième preuve de son rapport autoritaire au droit d’informer. Sont pris à partie les citoyens qui, à l’aide d’une caméra par exemple, où qu’ils soient, produisent de l’information : un droit qui n’est pas réservé aux journalistes. Le Président qualifie leur pratique de « concurrence déloyale dans le rapport à la vérité », tapant ainsi sur les « lanceurs d’alerte » lambda pour mieux amadouer les « professionnels » – les deux ne s’opposent pas et peuvent être souvent complémentaires [2]… – invités à réguler et mieux « organiser » la profession. Et de poursuivre :
La multiplication des auteurs possibles de traces ou de simili journalistiques est une menace pour votre profession et pour la démocratie. […] Si quiconque émettant depuis son téléphone portable peut se considérer comme journaliste, je me permets de vous dire que la base déontologique, la vocation, même l’existence même de votre profession, la capacité à la tenir dans la durée sera difficile. [...] Si chacun dans la rue peut faire du journalisme sans qu’on sache qui, comment, à quel moment ? Il n’y aura plus de photographes de presse et plus de journalistes de presse.
Un plaidoyer qui, à n’en pas douter, pointe également du doigt ceux que la majorité actuelle qualifie de « faux-journalistes », ou encore de « journalistes militants ». Dans les deux cas, ces producteurs d’information sont décrits comme une menace envers le journalisme, la vérité et plus encore… la démocratie. Il aurait sans doute été plus honnête de parler de menace contre le gouvernement, tant ces « simili journalistiques » (produits par les habitants des quartiers populaires, les gilets jaunes, les journalistes indépendants notamment) ont par exemple permis de mettre le sujet des violences policières à l’agenda du débat public contre le déni de l’État (et celui des médias dominants). On trouve en tout cas dans ce discours du 15 janvier une cohérence avec les dispositions de l’article 24 de la loi « Sécurité globale » visant à sanctionner la diffusion d’images de policiers en opération dont l’intention serait « malveillante » [3].
- Garde à vue pour journalistes indépendants… – Le 17 janvier, présent comme Emmanuel Macron au théâtre des Bouffes du Nord, Taha Bouhafs est de nouveau arrêté, placé en garde à vue puis déféré au palais de Justice. Comme le mentionne Checknews (19/01), il est « placé sous le statut de témoin assisté par la juge d’instruction [...], dans le cadre d’une information judiciaire pour "participation à un groupement formé en vue de commettre des violences ou dégradations" et "organisation d’une manifestation non déclarée". » Quelques jours plus tôt, le 9 janvier, lors d’une manifestation contre la réforme des retraites à Paris, c’est Rémy Buisine (Brut), carte de presse apparente, qui est embarqué par la police, au motif qu’il portait un masque à gaz. Le 9 janvier toujours, l’agence Line Press communique sur l’interpellation de l’un de ses journalistes. Et Reporters en colère sur un autre : le photoreporter Jean Segura, travaillant pour le média La Meute, est arrêté alors qu’il photographie une charge policière.
- … légions d’honneur pour journalistes fan – Cette mise au pas des journalistes indépendants, entravés délibérément dans leur métier par la police, n’a d’égal que la célébration, par le pouvoir, des journalistes aux ordres. Ainsi de Caroline Pigozzi (Paris Match), portraitiste en chef de Brigitte Macron, qui a reçu la légion d’honneur 2020 (Arrêt sur images, 3/01). Reconnaissante, la Nation lui doit notamment ce morceau de bravoure à propos de l’épouse du Président : « D’un battement de cils, la malicieuse aux yeux bleus comprend ce que souhaite l’impatient premier de la classe. Bref, elle est son ministre de la Sérénité. Celle qui emballe chaque journée d’un ruban bleu blanc rouge. » (Paris Match, avril 2016) Cela valait bien une médaille, sans doute ! Le pouvoir décore également Emmanuel Hoog, ancien PDG de l’AFP au bilan savoureux, « récupéré depuis par le groupe Nova du banquier Matthieu Pigasse » et François Morinière « l’homme qui a transformé le grand journal L’Équipe en petit site Internet. » (Le Canard enchaîné, 8/01)
- Radio France déboutée de son action en justice – Le management de la direction de Radio France s’impose à marche forcée. Selon le SNJ, la chefferie de la radio publique « avait choisi d’assigner trois salariés élus du CSE EST (comité social et économique) [...] devant le tribunal de grande instance de Strasbourg pour contester une délibération du CSE qui demandait simplement une expertise sur les risques psychosociaux. » En cause notamment, « les situations de harcèlement dans les locales de France Bleu ». Après cinq mois de procédure, la direction a été déboutée par la justice.
- Franck Riester, anti-gréviste et menteur – Le 7 janvier, en pleine grève de Radio France, débutée plus d’un mois auparavant, le ministre de la Culture Franck Riester tance les salariés sur Twitter :
Jour anniversaire de la tuerie de Charlie Hebdo, quelques grévistes de Radio France font annuler sur les antennes du service public des émissions traitant de la liberté d’expression et de la presse. Incompréhension et indignation. Chacun peut exprimer un mécontentement, chacun peut exercer son droit de grève, mais il y a des moments symboliques à l’occasion desquels nous devons nous rassembler.
Une déclaration qui suscite un communiqué intersyndical (SNJ-CGT, CGT Radio France et CGT Culture) : « Vous vous indignez des effets d’une grève dont vous portez vous-même la responsabilité. Depuis plus d’un mois que cette grève [...] dure et perturbe les antennes, vous n’avez pas daigné recevoir les salariés de Radio France. Vous les avez systématiquement renvoyés vers leur PDG, Sibyle Veil, qui reste elle-même inflexible [...]. » Avant de conclure : « Une telle surdité [...] rend risibles vos leçons sur la liberté d’expression. » Ironie de l’histoire : l’annulation « des émissions traitant de la liberté d’expression » dont parle Franck Riester étaient en réalité une seule émission, dans laquelle était conviée... le ministre lui-même (Arrêt sur images, 8/01) !
- Armes françaises au Yémen : l’intimidation du pouvoir – En avril 2019, le ministère des Armées portait plainte contre les journalistes du site Disclose, visant leur enquête sur l’usage d’armes françaises dans la guerre au Yémen [4]. Neuf mois plus tard, Mediapart annonce que le procureur de la République de Paris « Rémy Heitz a classé sans suite l’enquête pénale »… mais s’empresse d’ajouter :
[D]ans un courrier envoyé le 22 janvier aux journalistes visés, le plus haut magistrat parisien écrit toutefois qu’« après étude approfondie », les faits d’« appropriation d’un secret de la défense nationale » et de « divulgation du secret de la défense nationale » étaient « caractérisés » à l’encontre des reporters. [...] Rémy Heitz indique, d’une part, que cette procédure constituera pour les journalistes un « antécédent judiciaire » et, d’autre part, leur enjoint de se « conformer […] aux termes de la loi » à l’avenir.
Un rappel à la loi qui ne dit pas son nom : « "Pendant neuf mois, le parquet de Paris a eu les mains libres pour traquer nos sources et enquêter sur notre travail", dénonce aujourd’hui auprès de Mediapart Geoffrey Livolsi, co-fondateur de Disclose. "La mention de l’antécédent judiciaire est une nouvelle tentative inique d’intimidation sans valeur juridique." »
Février 2020
- Yvon Berland (LREM) menace un journaliste – « Municipales : à Marseille, la campagne d’En Marche n’accroche pas ». L’appréciation des Échos (10/02) n’a pas plu à la tête de liste LREM locale, Yvon Berland. « À peine l’article publié » indique France Bleu (12/02), ce dernier expédie un texto à son auteur Paul Molga : « Merci pour cet article. Tu me donnes une telle énergie que je vais te mettre la tête dans le cul. » Et France Bleu de poursuivre : « Le candidat LREM ne s’arrête pas là. Pendant plusieurs heures, sur son téléphone, sur Facebook et Twitter, Paul Molga dit être inondé de messages du même acabit. » Le candidat LREM s’excusera 24 heures plus tard dans un communiqué en invoquant… une « vive réaction ».
- Chahuté par une simple question, le ministre Didier Guillaume arrache le micro d’un journaliste – « Vif », le ministre de l’Agriculture le fut également à l’encontre d’un journaliste de « C à vous » (France 5). Le contexte : mi-février, l’association L214 publie des images de l’abattage des veaux dans l’entreprise Sobeval en Dordogne et dénonce des manquements multiples. Interrogé à ce sujet sur Europe 1 (23/02), le ministre de l’Agriculture affirme quant à lui que « les faits et les images ne sont pas avérés » et que « le respect du bien-être animal est là ». En réaction, L214 dévoile des mails internes au ministère, rédigés trois jours avant l’interview, faisant bel et bien état de l’existence d’une « liste des NC [non-conformités] indéniables, voire majeures ». Présent au Salon de l’Agriculture le 26 février, un reporter de « C à vous » décide d’interroger le ministre à ce sujet. À entendre le journaliste questionner son « double langage », Didier Guillaume lui arrache violemment le micro. « Je ne vous ai pas arraché le micro » ose-t-il, en s’approchant… pour le lui rendre !
- Violences policières : plus de vidéo, plus de problème ? – Un mois après la mort de Cédric Chouviat, et « à la demande des syndicats, le ministère [de l’Intérieur] conduit une étude juridique pour restreindre les modalités de diffusion des vidéos » filmant les policiers en exercice (Mediapart, 16/02). Les violences policières sont évidemment dans le viseur. En s’armant juridiquement, l’ex ministre Christophe Castaner offre un outil supplémentaire à la politique de déni systématiquement conduite par le gouvernement à ce sujet. L’étude est en cours, précise Mediapart, « notamment obligatoire le floutage de tous les agents ». En réaction, de nombreux collectifs, associations (dont Acrimed), médias indépendants et syndicats de journalistes s’associent dans un communiqué commun : « Filmer, photographier, enregistrer les forces de l’ordre dans l’exercice de leur métier, est un droit et doit le rester ». Parallèlement, le SNJ fait un bilan des violences policières contre les journalistes : « Selon les décomptes, c’est entre 121 et 200 journalistes qui ont été visés depuis novembre 2018 lors d’opérations de maintien de l’ordre en France. Certains ont été blessés gravement, d’autres empêchés dans l’exercice de leur métier ; et plusieurs ont vu leur matériel brisé ou confisqué. » (SNJ, 21 fév.)
Mars 2020
- Manifestations : les mois passent, les violences persistent – Nouvelle alerte du SNJ-CGT concernant des violences policières sur des journalistes. C’était à Lyon, lors d’une manifestation des Gilets jaunes. Deux reporters, qui portaient brassard et carte de presse, en font état au syndicat : charge, coups de matraque une fois au sol, matériel endommagé, etc. L’un d’eux affirme : « Il ne fait aucun doute que la charge nous visait particulièrement, puisqu’il n’y avait quasiment que des journalistes sur ce côté du dispositif, ainsi qu’une observatrice d’Amnesty International, elle aussi clairement identifiée. »
- Loi sur l’audiovisuel : Aurore Bergé veut faire des fournisseurs d’accès à Internet une police privée – Déléguer des pouvoirs de police à des entreprises. C’est le sens de plusieurs amendements LREM au projet de loi sur l’audiovisuel, tous déposés en mars 2020. L’association La Quadrature du Net relevait en effet le 6 mars qu’« Aurore Bergé, rapporteure du texte, a fait adopter une série d’amendements pour lutter contre la diffusion illicite d’événements sportifs. » Concrètement, ces amendements obligeraient les fournisseurs d’accès à Internet (FAI - Orange, SFR, Bouygues, Free…) à « évaluer les signalements ou détecter les sites illicites » par leurs propres moyens et sans implication de la justice. Or, comme le note la Quadrature, « un tel système marque une rupture frontale avec la neutralité du Net. Les FAI sont extirpés de leur rôle passif pour endosser, de force, une mission de surveillance et de modification active des informations qu’ils acheminent, hors de tout encadrement judiciaire. » À noter : le cours normal de l’examen du texte a été abandonné en raison d’un remaniement du calendrier parlementaire à cause du Covid. Toutefois, certains sujets seront traités par simples décrets ou ordonnances. C’est notamment le cas de « l’assouplissement » des règles en matière de publicité télévisée, autorisant la publicité segmentée (ciblée en fonction des foyers [5]). Selon CBnews (28/11) citant Aurore Bergé, « la nouvelle loi audiovisuelle s’attachera notamment à la lutte contre le piratage » et devrait voir le jour en 2021…
Avril 2020
- Information à l’Élysée : « serrage de vis et contrôle accru des images » – « Un Président qui préfère la communication à l’information » : c’est le titre du communiqué courroucé de l’Association de la presse présidentielle (APP), composée des correspondants à l’Élysée chargés de suivre Emmanuel Macron (09/04). Le communiqué dénonce les conditions de la visite du président à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre, dans le Val-de-Marne, alors qu’aucune rédaction n’avait été prévenue. Les seules images de la visite, particulièrement avantageuses pour Emmanuel Macron, ont été fournies par l’Élysée. L’APP ajoute que « ces dernières semaines, à plusieurs reprises, les équipes de l’Élysée ont également empêché ou interrompu des journalistes lors de prises de vue ou de son lors d’échanges du chef de l’État ». Selon un article du site Les Jours (13/04), la crise sanitaire aurait été le prétexte « d’un serrage de vis et d’un contrôle accru des images » avec un pool qui serait composé « de manière totalement opaque ».
- Conférence de presse ou monologue ? – Les conditions imposées par les membres du gouvernement lors de leurs prises de parole publiques témoignent également d’une volonté de contrôle renforcé. Pour ne pas perturber la communication, rien de mieux que de restreindre le nombre de journalistes amenés à poser des questions. Le 19 avril, une seule journaliste (TF1/LCI) est ainsi autorisée à assister à la « conférence de presse » d’Édouard Philippe et Olivier Véran. Sur Twitter, le journaliste Boris Kharlamoff note que ce n’est pas une nouveauté : « Le 28 mars dernier, lors de la première conférence de presse Covid-19 à Matignon, seul un journaliste de l’AFP était présent pour poser les questions transmises par les consœurs/confrères. Un dispositif qui est également utilisé à l’Elysée où un seul journaliste pose des questions lors du compte-rendu du Conseil des ministres. Même chose pour le point presse quotidien de Jérôme Salomon sur l’épidémie de Covid-19. »
- RSF, Conseil de l’Europe : la France championne en liberté de la presse ! – Dans son classement mondial de la liberté de la presse, RSF range la France en 34ème position. L’organisation développe plusieurs critères : une « hausse très inquiétante d’attaques et de pressions contre les journalistes » et d’entraves au métier par la police. Mais également « le nombre croissant de cas d’intimidations judiciaires visant les journalistes d’investigation afin d’identifier leurs sources. » Sans trop s’attarder, RSF mentionne enfin que « l’indépendance éditoriale des médias n’est pas assez assurée pour des raisons de détention capitalistique, de conflits d’intérêts qui sont plus grands qu’ailleurs, les groupes de médias étant de plus en plus détenus par des gens qui ont des intérêts extérieurs et peuvent, le cas échéant, utiliser ces médias dans une logique d’influence ». Le 2 mai, c’est au tour du Conseil de l’Europe, dans son rapport annuel consacré aux « attaques contre les médias », de classer la France « dans le groupe des 10 pays "à suivre", en raison des violences policières à l’encontre des journalistes couvrant les manifestations », comme le rapporte L’Humanité (2/05).
- Taha Bouhafs : nouvelle interpellation – Avec d’autres confrères indépendants, le journaliste couvre cette fois-ci la colère des habitants de Villeneuve-la-Garenne, après la blessure grave d’un jeune à moto causée par la police. En plein live, Taha Bouhafs se fait violenter par un policier, avant d’être interpellé. Selon le site Révolution permanente, il est finalement relâché mais écope tout de même d’une amende pour non-respect du confinement… bien que détenteur de son attestation.
- Le « Désinfox » gouvernemental : tollé et fiasco – Le 23 avril, Sibeth Ndiaye inaugurait le « Désinfox » : une page internet sur le site du gouvernement, visant à répertorier (à la convenance du pouvoir !) des articles de presse analysant les fausses informations autour de l’épidémie de Covid-19. Retiré un peu plus d’un mois plus tard après avoir provoqué un tollé, l’initiative s’inscrivait, comme nous l’avons analysé, dans la série de « tentatives de mise au pas de l’information » par le pouvoir actuel.
Mai 2020
- Investigations journalistiques : l’IGPN traque les sources – Le 19 mai, Mediapart reçoit une convocation judiciaire visant Pascal Pascariello. En cause : ses enquêtes pointant les mensonges gouvernementaux dans l’affaire Geneviève Legay, militante d’Attac grièvement blessée par la police lors d’une manifestation à Nice, en mars 2019. Convoquée pour « recel de violation du secret professionnel », elle a été le 26 mai « entendue comme suspecte [...] par l’IGPN. C’est la quatrième fois en moins de 18 mois que la justice essaye de s’en prendre aux sources de Mediapart à la suite d’enquêtes embarrassantes pour l’exécutif. » (Mediapart, 26/05). En particulier liées à l’affaire Benalla.
- Bruno Questel (LREM) menace Edwy Plenel – À la suite d’un éditorial de Mediapart intitulé « Le Président destitué », le député LREM Bruno Questel se lâche sur Twitter (4/05) en interpellant directement son directeur : « Edwy Plenel ne reculera devant aucun dérapage pour toujours et encore inciter à la haine vis-à-vis d’Emmanuel Macron ; si la question de la responsabilité des maires [NDR : à propos du confinement] nous occupe aujourd’hui, celle des patrons de presse qui ne respectent pas la République sera un jour posée ». Confondre « critique » et « incitation à la haine » : une constante pour les marcheurs autoritaires.
- Numérique : la loi Avia vise à donner les pleins pouvoirs à la police – La proposition de loi de la députée LREM Avia a été adoptée à l’Assemblée nationale le 13 mai 2020. Comme l’explique Mediapart, elle contraint « les plateformes d’expression en ligne, dont l’activité dépasse un seuil devant encore être précisé par décret, [à] retirer en 24 heures les contenus manifestement illicites qui leur auront été signalés : apologie de crimes de guerres, crimes contre l’humanité, esclavage », incitation à toute discrimination… Et « en une heure seulement devront être supprimés les contenus à caractère terroriste ou pédopornographique signalés. » Des contenus signalés par qui ? Par une « autorité administrative ». Comme la police, par exemple. En bout de chaîne, ce sont bien les sites web, quels qu’ils soient, qui seront contraints de censurer à tout-va pour éviter les lourdes amendes, comme l’explique le syndicat des avocats de France : la loi Avia prévoit de « privatiser le contrôle des publications sur internet en confiant à des opérateurs privés [les sites web signalés par la police ou une autre autorité administrative] le soin de définir ce qui excède ou non de la liberté d’expression, alors que cette mission constitue un enjeu majeur dans une démocratie. Le refus de retrait de contenu haineux sera sanctionné pénalement d’une lourde amende (250 000 euros) invitant ces industries à une censure zélée. » La loi Avia consacre donc le retrait total du juge, complètement absent de la procédure. Dans ce cadre, « le juge ne pourra être saisi qu’après le retrait d’un contenu que son auteur trouverait abusif. » En juin, cette loi a cependant été très largement retoquée par le Conseil constitutionnel, entraînant de fait une annulation de nombre de ses dispositions.
- Coup de plume de l’Association des Journalistes de Défense – Le 7 mai, l’AJD publie, au nom de ses 140 adhérents, une lettre ouverte à destination du public, et du ministère des Armées en particulier... Spécialisés dans la couverture d’affaires militaires, les journalistes dénoncent des « dysfonctionnements multiples et récurrents », et qui se sont multipliés avec la crise : « Absence de réponse étayée en temps et en heure aux questions posées, sélection arbitraire des journalistes ayant accès à certaines sources, pressions exercées sur des journalistes, en particulier à la suite d’articles ayant "déplu", mensonges, délibérés ou non, de la part des communicants, traitement sur le même plan des journalistes professionnels et des influenceurs ». Dans un article interrogeant longuement les journalistes, Arrêt sur images donne plusieurs exemples concrets de ces « dysfonctionnements ». Deux mois plus tard, le 9 juin, une seconde lettre ouverte est publiée, témoignant d’une dégradation encore accrue des relations entre l’AJD et le ministère.
Juin 2020
- Rassemblement de policiers devant la Maison de la Radio – Les images sont saisissantes : des policiers postés devant l’entrée de Radio France, en plus d’ « une soixantaine de voitures de fonction et une quinzaine de motos [...] stationnées, gyrophares allumés » selon France Info (26/06). La manifestation a été déclenchée par l’annonce de Christophe Castaner (vite retirée...) d’abandonner la technique de la clé d’étranglement lors des interpellations. Si d’autres lieux symboliques d’Île-de-France ont été le théâtre de ces défilés « coups de poing », le choix de compter parmi eux le service public radiophonique en dit long. A fortiori maintenant que sont devenues systématiques les attaques de la police et des syndicats de policiers contre les journalistes, en particulier indépendants.
- Via la cellule Demeter, le ministère de l’Intérieur encourage les pressions policières sur les journalistes qui informent sur l’environnement – Des intimidations et une absence de soutien politique. C’est ainsi que le journaliste du Monde Stéphane Foucart résume la situation actuelle des journalistes qui travaillent sur l’environnement (6/06). Pire : dans certains cas, l’État soutient les pressions. Par exemple, « le ministre de l’intérieur Christophe Castaner a créé au sein de la gendarmerie une "cellule nationale de suivi des atteintes au monde agricole", baptisée Demeter. Dans les faits, cette cellule [...] est fondée à agir contre les individus se livrant à "de simples actions symboliques de dénigrement du milieu agricole." [...] Il s’agit, là encore, d’intimider des militants environnementalistes. Des riverains ou des apiculteurs protestant contre les épandages de pesticides reçoivent la visite des gendarmes, des membres d’associations sont convoqués pour avoir parlé à la presse. »
- Manifestations et actions militantes : répression et humiliations ordinaires contre les journalistes – Deux journalistes ont été à nouveau privés de leur liberté et empêchés de couvrir une manifestation de soignants : Gaspard Glanz et Hannah Nelson, le 16 juin 2020. Deux jours plus tard, la seconde écrira un témoignage édifiant sur le site Taranis News : contrôle en arrivant aux abords de la manifestation, embarquement pour prétexte fallacieux, destruction de matériel, garde à vue pendant six heures, notification tardive du motif (« goupement en vue de commettre un délit »), palpations, fouilles au corps, obligation de se mettre nue (« Il faut aussi savoir que je n’avais pas le droit de garder mon soutien-gorge pendant la GAV »)... Les deux journalistes seront libérés après la manifestation, en fin d’après-midi, avec un rappel à la loi ! Une garde à vue synonyme de violence pour ces jeunes journalistes, empêchés de fait de faire leur travail. « En 2020, dans 80% des manifs que j’ai couvert, je me suis retrouvé en garde à vue ! » résumera Gaspard Glanz pour Streetpress le 22 décembre, annonçant que lui et sa consœur Hannah Nelson portent plainte pour « atteinte arbitraire à la liberté individuelle par personne dépositaire de l’autorité publique ».
Une situation devenue ordinaire au « pays des droits de l’homme » : le 26 juin, le journaliste, Alexandre-Reza Kokabi, a été retenu dix heures en garde à vue, comme le raconte son média Reporterre, arrêté alors qu’il couvrait le blocage de l’aéroport d’Orly par des militants écologistes d’Extinction Rebellion. Même cause, même effet : Alexandre-Reza Kokabi était là pour informer sur une action de militants pour l’environnement. Il en a été empêché par la police. Dans un témoignage recueilli par Arrêt sur images, le journaliste rapporte des « explications » de la police : « Ils m’ont [expliqué] que si je continuais à couvrir ce type d’action, je risquais d’avoir des problèmes. Ce n’était pas une menace, pour eux c’était plutôt un conseil. Ils ne me semblaient pas très au courant du rôle social des journalistes. »
La répression des journalistes devient systématique, avec l’aval du gouvernement. En particulier quand ils couvrent des événements de contestation : manifestations de rue, ZAD, piquets de grèves, actions militantes sociales, politiques et écologiques (décrochage des portraits de Macron, pénétration dans les abattoirs, occupation de tarmacs, installation du campement pour exilés place de la République, etc.). Nous évoquions dans notre précédent volet la convocation de deux journalistes (Maine-Libre et Ouest-France) ayant couvert une action des « décrocheurs » de portraits d’Emmanuel Macron. Arrêt sur images rappelle également le cas de Konbini, « condamné [en juillet 2020] pour avoir suivi des militants animalistes à l’intérieur d’un élevage de poulets ».
Un harcèlement que certains syndicats pratiquent régulièrement sur les réseaux sociaux, s’entraînant jusque dans les commissariats : « Dans les vestiaires, les flyers anti-journalistes fleurissent de plus belle. On y voit, placardés, les têtes de reporters connus, d’indépendants, de patrons de médias dits "islamo-gauchistes". On y encourage les coups portés à leur encontre. Au milieu de la liasse, les prospectus de syndicats comme Alliance ou ceux du SCPN (Syndicat des commissaires de la police nationale) visent nommément Gaspard Glanz, David Dufresne, Taha Bouhafs, Nnoman Cadoret… » (Le Zéphyr, 24/11)
Septembre 2020
- La charge de Macron contre Georges Malbrunot du Figaro – Le 4 août, une double explosion dans le port de Beyrouth (Liban) a tué 190 personnes et ravagé une partie importante de la ville. En déplacement sur place pour la seconde fois fin août, Emmanuel Macron entend « faire le point sur l’aide d’urgence et bâtir [...] les conditions de la reconstruction et de la stabilité », appelant à la mise en place d’un « gouvernement de mission » selon des propos rapportés par un correspondant de l’AFP. Les 30 et 31 août, le journaliste Georges Malbrunot du Figaro publie deux articles à ce sujet. Dans le premier, il évoque « la menace [d’Emmanuel Macron] d’imposer des sanctions aux leaders politiques, réfractaires aux réformes et au "nouveau contrat" qu’il appelle de ses vœux au Liban ». Dans le second, il relate un entretien entre Emmanuel Macron et Mohammed Raad, le chef du bloc parlementaire du Hezbollah [6]. Deux articles de trop pour Emmanuel Macron qui, devant les caméras du monde entier, le 2 septembre, sermonne le journaliste :
Ce que vous avez fait là, compte tenu de la sensibilité du sujet, compte tenu de ce que vous savez de l’Histoire de ce pays, est irresponsable. Irresponsable pour la France, irresponsable pour les intéressés ici, et grave d’un point de vue déontologique. [...] Vous m’avez toujours entendu défendre les journalistes. Je le ferai toujours. Mais je vous parle avec franchise. Ce que vous avez fait est grave, non professionnel. Et mesquin.
Comme le rapporte France Info, « pendant la conférence de presse, Emmanuel Macron avait déjà épinglé l’article, sans le nommer, en critiquant ceux qui "écrivent les pires bêtises sur le sujet sans vérification aucune" et en les invitant à "lui poser directement la question" ». Une information qui sort de la bouche du Président : le voilà le journalisme idéal !
- Le Nouveau schéma de maintien de l’ordre : coup de massue pour les journalistes de terrain – Le 16 septembre, Gérald Darmanin entérine de nouvelles dispositions du maintien de l’ordre. Et les journalistes n’en sont pas exclus… Dorénavant, et comme l’explique le SNJ-CGT, ils seront « associés, sans distinction, aux manifestants, puisqu’il leur est rappelé qu’ils commettraient un délit, en cas de non-dispersion après des sommations. Ce qui revient à entraver l’exercice de leur mission d’information ». Dans un autre communiqué que nous avons publié, le SNJ s’alarme de dispositions très répressives, « prises sans aucune concertation avec les représentants de la profession ». Selon la novlangue orwellienne dûment pratiquée par la majorité, le NSMO entend « favoriser le travail des journalistes », assurer une « prise en compte optimale des journalistes » et « préserver [leur] intégrité physique […] sur le terrain »… Il enjoint même à une collaboration police/journalistes : « Il sera proposé la réalisation d’exercices conjoints permettant aux forces d’intégrer la présence de journalistes dans la manœuvre et à ces derniers de mieux appréhender les codes et la réalité des opérations de maintien de l’ordre en environnement dégradé. » Comme nous le rappelions, les journalistes n’ont pas à faire l’objet d’une « prise en compte optimale » ni que leur soit proposés des « exercices conjoints », mais que leur indépendance soit garantie, et que la police les laissent exercer leur métier librement. Les conséquences du NSMO pour les journalistes couvrant les manifestations ne se seront pas fait attendre très longtemps (cf. novembre 2020).
Octobre 2020
- Chasse aux sorcières « islamogauchistes » : les journalistes ne sont pas épargnés – À la suite de l’assassinat de Samuel Paty, et tout en prétendant défendre « la liberté d’expression », politiques et chiens de garde se sont livrés à une inquiétante chasse contre les « islamogauchistes », terme fumeux venu tout droit de l’extrême droite. Parmi de (très) nombreuses cibles (syndicats enseignants et étudiants, l’université, associations de droits de l’homme, collectifs, personnalités, intellectuels et groupes politiques), Mediapart a été visé par des membres de la majorité. Dont le meilleur porte-parole est le ministre de l’Éducation lui-même. Dans le JDD du 25 octobre, Jean-Michel Blanquer pointe du doigt une « matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles », qui serait le « terreau d’une fragmentation de notre société et d’une vision du monde qui converge avec les intérêts des islamistes ». Parlant de travaux de recherche et de courant de pensée comme d’une maladie (« Cette réalité a gangréné [...] une partie non négligeable des sciences sociales françaises »), il termine en ciblant directement le directeur de Mediapart :
Ça se constate aussi dans le monde médiatique, où un homme comme Edwy Plenel déploie méthodiquement une stratégie de conquête des esprits dont le ressort est la haine collective de soi.
- Laïcité : Politico Europe dépublie l’article du chercheur Farhad Khosrokavar et le remplace par une note… de Gabriel Attal (porte parole du gouvernement) – C’est un cas d’apparente intervention et de censure que rapporte Orient XXI dans son article « Islam, débat à une voix ». Le 29 octobre, le média anglophone Politico, basé à Bruxelles, commandait un article autour de la laïcité à Farhad Khosrokavar, « chercheur émérite, auteur de nombreux ouvrages sur la radicalisation, [...] [auteur de] nombreuses études de terrain, notamment dans les prisons. » L’article est publié avant d’être tout bonnement retiré, deux jours plus tard, « sans aucune explication donnée à l’auteur » [7]. Pire : Politico publie en lieu et place une réponse de Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement ! Le 5 novembre, Orient XXI donne la parole à Farhad Khosrokavar dans une tribune. Il revient sur les raisons de ce « débat censuré » et explique ses recherches.
Novembre 2020
- « Macron contre les médias américains » – C’est là le titre d’un article d’un article du New York Times (version française), illustrant la portée somme toute « universelle » des attaques gouvernementales contre la liberté d’informer ! Le journaliste Ben Smith y mentionne le mécontentement d’Emmanuel Macron et de son gouvernement, provoqué par une série d’analyses du New York Times portant sur le terrorisme et sur la politique intérieure de la France envers les musulmans. « Le président français Emmanuel Macron m’a donc appelé jeudi après-midi de son bureau doré au palais de l’Élysée pour me soumettre une plainte », explique le journaliste. Une plainte portant sur les choix éditoriaux de son média, donc. Ben Smith rapporte également un cas de censure intervenue dans le Financial Times :
Une tribune parue le 3 novembre [...] a rendu M. Macron particulièrement furieux. La tribune — intitulée « La guerre de Macron contre le séparatisme islamique ne fait qu’accroître les divisions en France » — argumentait que le président aliénait la majorité musulmane qui déteste tout autant le terrorisme. [...] Après une série de plaintes de lecteurs et un appel furieux du bureau de M. Macron, le Financial Times a retiré l’article de son site internet — un événement sans précédent, dans les souvenirs de Kristina Eriksson, une porte-parole du quotidien. Le lendemain, le journal publiait une lettre de M. Macron qui attaquait l’article retiré du site.
Rebelote !
« J’ai horreur d’être décrit avec des mots qui ne sont pas les miens » : les propos sont ceux du Président de la République, rapportés par Ben Smith qui enchaîne : « M. Macron a répondu qu’il veut simplement que lui et son pays soient compris clairement. "Mon message est le suivant : Si vous avez des questions sur la France, appelez-moi", a-t-il dit. (Accessoirement, il n’a jamais accordé d’interview au bureau parisien du New York Times, ce qui serait un bon début.) » Et pour cause : peu de chance qu’il trouve en face de lui une réplique anglophone d’Anne-Sophie Lapix ou de Gilles Bouleau, deux chargés de comm’ de l’Élysée !
- Intervention directe après une enquête de Disclose – Après une investigation sur les usages des armes françaises au Yémen qui lui avait valu convocations en règle par la DGSI, Disclose s’attire à nouveau les foudres du pouvoir avec une enquête sur « le prix du soja français ». Elle révèle comment « une partie de ces importations sont liées à des incendies volontaires et des exactions contre des habitants du Cerrado, l’autre poumon de la planète après l’Amazonie. » Le lendemain, le site indépendant signale qu’« à la première heure, un membre du cabinet de la secrétaire d’État [à la biodiversité] Bérangère Abba a appelé l’autrice de l’enquête pour lui passer un savon. "Je vous encourage à faire surtout attention à comment vous travaillez". » Et de poursuivre en citant le mécontent : « Vous interpellez le chef de l’État, je trouve ça surprenant comme approche. Faudrait vous poser des questions sur la façon dont vous traitez les sujets. » Soulignant de surcroît que la réaction contradictoire figure dans l’enquête, Disclose conseille au ministère d’y répondre par voie publique, tout en lui enjoignant… de lire l’enquête (ce que le membre du cabinet, ayant réagi à un « thread » de Twitter, reconnaît ne pas avoir fait !)
- Députés et Jean-Michel Blanquer contre les médias d’ « ultra-gauche » – L’un après l’autre, Mediapart et Libération ont enquêté autour du syndicat « Avenir lycéen », créé « fin 2018 et piloté depuis la Rue de Grenelle pour servir les intérêts du ministère et contrecarrer la mobilisation contre la réforme du bac » [8]. Des investigations qui n’ont pas plu au ministre de l’Éducation… Aux deux journalistes de BFM-TV l’interrogeant sur cette affaire (23/11), le ministre de l’Éducation déclare :
C’est regrettable que pendant ces périodes-là [de Covid], il y ait des médias et en l’occurrence tout un secteur de l’ultra gauche qui ne pense qu’à créer de la polémique à partir de rien. Cette histoire, ce n’est rien. [...] Il y a un secteur qui essaye de faire de la mousse, vous n’êtes pas obligés de relayer cela !
Compris ? Le même jour, une trentaine de députés LREM – dont Aurore Bergé – signent une tribune dans Atlantico. Ils y attaquent tout à la fois la France insoumise, Libération, Mediapart et Edwy Plenel, qualifiés entre autres d’ « ultra gauche », et de « caste sacrée intouchable » :
Ces Gramsci aux petits pieds ont décidé de s’en prendre à ce qu’à son époque le théoricien italien défendait : l’armature idéologique de l’État (éducation, presse, culture, etc.) avec les méthodes des fascistes qu’ils combattaient alors (virulence dans leurs journaux, violences dans la rue, intimidations personnelles, discrédit, haine).
- Loi « Sécurité globale » : le coup de trop – « Ne parlez pas de "répression" ou de "violences policières", ces mots sont inacceptables dans un État de droit. » Désormais gravés dans le marbre, ces propos d’Emmanuel Macron [9] incarnent le déni et le mensonge d’État autour des violences policières perpétrées en France, subies depuis des dizaines années par les habitants des quartiers populaires, et dont les Gilets jaunes et bien d’autres fragments de la population – dont les journalistes – ont fait et font les frais. Sous pression des syndicats de police, la majorité cherche de longue date à faire en sorte qu’elles ne soient plus visibles. Elle a finalement trouvé comment. Le projet de loi Sécurité Globale, dont Acrimed demande le retrait aux côtés d’une large coordination, comporte notamment l’article 24, adopté le 20 novembre par l’Assemblée nationale :
Sans préjudice du droit d’informer, est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification, autre que son numéro d’identification individuel, d’un agent de la police nationale, d’un militaire de la gendarmerie nationale ou d’un agent de police municipale, lorsque ces personnels agissent dans le cadre d’une opération de police.
Nous avons largement critiqué cette loi, initiée notamment par Jean-Michel Fauvergue, député LREM et ancien commissaire de police et ancien chef du Raid, revendiquant vouloir remporter une « guerre des images » au travers de plusieurs articles et communiqués communs [10]. Dans la pratique, ces dispositions offrent un blanc-seing et un permis d’entraver et de réprimer à la police, seule en charge d’apprécier l’intention de la personne qui filme…
La loi provoque un tollé dans la profession, chez les syndicats de journalistes, collectifs de familles de victimes, de réalisateurs, organisations de droits humains, associations diverses et citoyens, désormais réunis en une large coordination. Le 28 novembre, après deux autres dates de rassemblements, 150 000 personnes ont défilé à Paris et environ 100 rassemblements ont eu lieu partout en France.
Du côté du pouvoir, c’est la panique : le premier ministre M. Castex a annoncé la création d’une « commission indépendante » pour réécrire l’article 24, avant de rétropédaler en affirmant qu’elle servira simplement à « nourrir [la] réflexion » du gouvernement. Un cafouillage de plus, ou plutôt une crise politique d’ampleur, comme le rapporte France Info. À suivre…
- Surenchère autour de la loi « Sécurité globale » – La fronde autour de la loi a été l’occasion d’un défilé de députés et ministres LREM dans les médias. On ne compte plus les déclarations orwelliennes, recyclant l’élément de langage selon lequel le texte viserait à « protéger les journalistes ». Mais la panique ambiante conduit aussi des ministres à la surenchère la plus totale à l’encontre de la profession. Ainsi de Gérald Darmanin à l’issue du Conseil des ministres du 18 novembre, justifiant le fait que le journaliste Clément Lanot ait été menacé d’interpellation lors du rassemblement contre la loi « Sécurité globale » du 17 novembre :
Ce journaliste ne s’est pas rapproché de la Préfecture de police de Paris, contrairement à certains de ses collègues, pour couvrir cette manifestation. Je rappelle donc que si des journalistes couvrent des manifestations, conformément au « Schéma du maintien de l’ordre » que j’ai évoqué, ils doivent se rapprocher des autorités, en l’occurrence du Préfet du département, singulièrement ici du Préfet de police de Paris pour se signaler, pour être protégés également par les forces de l’ordre.
Mais également Éric Dupond-Moretti, qui annonçait le 17 novembre [11] vouloir s’attaquer à la loi de 1881 garantissant la liberté de la presse.
Le prétexte ? La lutte contre la haine en ligne. Les cibles ? « Ceux qui ne sont pas journalistes et qui ne méritent pas d’être protégés par [la] loi [de 1881] mais qui viennent, au fond, s’y lover pour diffuser la haine en ligne et bénéficier des protections qui sont dues aux journalistes et aux organes de presse. » De quoi remettre sur le tapis (entre autres !) un débat sur les journalistes dits « professionnels » et les autres. Promettant, comme nous l’avions décrit l’an passé, une nouvelle « mobilisation de garde-frontières contre les intrus » de la profession. [12]
- Manifestations contre la loi « Sécurité globale » : répression accrue contre les journalistes – L’effet recherché par les députés auteurs de cette proposition de loi ainsi que les conséquences du SNMO n’ont pas tardé à se concrétiser : au soir de la première manifestation le 17 novembre, les forces de police appliquaient avec zèle l’interdiction de filmer. Des preuves par l’exemple. Dans un précédent article, nous recensions une dizaine de journalistes victimes d’entraves et de violence de la part de la police : un journaliste de Reporterre, Guillaume Fauveau, Hannah Nelson, Rémy Buisine, Clément Lanot, Tangi Kermarrec, Nnoman, Simon Louvet, Cyril Zannettacci, Grégoire Mandy, Taha Bouhafs, etc.
Depuis la présentation de la proposition de loi dite de sécurité globale, les journalistes sont nombreux à témoigner être les cibles systématiques de violences policières. Ce fut le cas lors de l’évacuation - d’une violence inhumaine - du camp d’exilés place de la République à Paris (et de la chasse à l’homme qui s’en est suivie), mais également lors de la manifestation du 28 novembre : le photographe Ameer al-Halbi (reporter de 24 ans ayant fui la guerre en Syrie), collaborant pour l’AFP et le magazine Polka, a été violemment frappé au visage par la police. L’AFP a réclamé une enquête. Le collectif Reporters en colère recense également au moins sept autres cas.
Mais la période est aussi marquée par le retour (original !) de déclarations contre les « faux journalistes » . Ainsi de François Jolivet, qui soutient « le vrai journaliste » Julien Pasquet (CNews) contre Taha Bouhafs (sous-entendu « faux journaliste » donc), quand le premier refuse de prendre en considération les menaces de mort adressées au second en direct d’un plateau [13]. Ou encore de Valérie Gomez-Bassac, députée et également porte-parole LREM qui déclare sur Public Sénat à propos de l’interdiction de diffuser les images et vidéos de policiers (18/11) :
Il ne faut pas le voir comme une atteinte à la liberté d’informer ou à la liberté de la presse ou au travail des journalistes. Il faut le voir justement comme une protection pour les journalistes, pour ceux qui font vraiment leur boulot, qui font un vrai travail d’investigation, qui donnent de l’information et de la vraie information. Et il faut essayer de mettre fin à certains comportements qui poussent plus à de la désinformation qu’à autre chose. C’est ça aussi qui alimente toutes les thèses complotistes. [...] C’est un service à rendre aux journalistes.
Elle récidive même sur Twitter le lendemain afin d’éviter toute « mauvaise compréhension de [ses] propos » : « Ce que je dénonçais ici, c’est le comportement de certains non-journalistes qui nuisent et dévoient le travail remarquable de recherche et d’information des journalistes ». Encore raté !
Décembre 2020
- Tapis rouge pour Sissi à l’ombre des caméras – Alors que la répression fait rage en Égypte, où « plus de 60.000 prisonniers d’opinion » sont enfermés, où, « pour les seuls mois d’octobre et novembre, les autorités égyptiennes ont exécuté 57 hommes et femmes » (Amnesty International, 9 déc.), le maréchal Abdel Fattah al-Sissi est reçu en grande pompe à l’Élysée et à la Mairie de Paris. Mieux : remise de la grand-croix de la Légion d’honneur, dîner de gala, et autres réjouissances furent soustraits à la couverture des médias français. Comme on peut le lire sur France 24 (15/12), « les journalistes ont uniquement été autorisés à assister à l’accueil du président égyptien par son homologue français au palais de l’Élysée, ainsi qu’à la conférence de presse qui a suivi. "On n’est jamais présents pour la remise du collier de la légion d’honneur aux dignitaires étrangers. Mais je n’ai pas le souvenir d’avoir déjà vu un diner d’État qui ne soit pas couvert par la presse", affirme Jacques Witt, photojournaliste depuis une trentaine d’années. » Le 8 décembre, « Quotidien » met des pieds dans le plat : « Aucune caméra française, aucune agence, rien. Voici les images que seuls les Égyptiens ont vu » annonce Yann Barthès en diffusant les images tournées par les autorités égyptiennes. « Pour la première fois, on a dû aller sur le site internet d’un régime autoritaire pour savoir ce qu’il se passe à l’Elysée. » Dont acte.
À suivre...
Pauline Perrenot et Benjamin Lagues