Avançant sa parution d’une journée, L’Express fait sa « une » du 20 février 2003 sur le livre de Pierre Péan et Philippe Cohen, La face cachée du Monde, à paraître le 26 février, et publie en exclusivité 12 pages des "bonnes feuilles" de l’ouvrage. Le même jour L’Express, habituellement très avare, publie la totalité du dossier sur son site. Et cette mise en ligne est complétée par une offre de débat, dont l’intitulé - « Notre forum : peut-on encore lire Le Monde ? » - ne laisse transparaître, comme on le voit, aucune intention malveillante
Denis Jeambar, dans son éditorial essaie de convaincre de son pur désintéressement démocratique : « (…) nous nous sommes interrogés avant de publier ces extraits. D’abord, nous sommes suspects, à L’Express (et, en particulier, l’auteur de ces lignes), de vouloir rendre les coups que Le Monde nous a portés en 1997 quand il chercha à acheter ce journal. Ensuite, nous faisons partie, désormais, d’un groupe de presse puissant, rival d’un Monde toujours prompt à se prétendre « le seul vrai contre-pouvoir qui appartient à des journalistes qui chassent la vérité dans la transparence ». » Ces dénégations insistantes achèvent de convaincre de la vérité de ce qu’elles nient : ce sont bien des compétitions farouches sur fond de guerre commerciale qui accompagnent la promotion d’un bouquin qui mérite mieux que d’être enrôlé dans une guerre des gangs.
Car les extraits publiés font apparaître crûment que les turpitudes du prétendu « quotidien de référence » sont tout sauf anecdotiques : collusions avec des responsables politiques de toutes les couleurs, pratiques financières semi-maffieuses, revenus exorbitants de sa chefferie éditoriale, connivences clandestines avec n’importe quel pouvoir pourvu qu’il renforce celui du Monde. Le grand moraliste de la presse écrite, le grand pourvoyeur de « débats » démocratiquement biaisés, le pourfendeur avisé de tous les « corporatismes » (surtout quand ils sont le fait de salariés ordinaires), le preux chevalier de la mondialisation heureuse (mais régulée), le défenseur attitré de l’Europe libérale, le juge intraitable de l’ « antiaméricanisme », a quelques plombs dans ses ailes déontologiques.
Peut-être les tentatives de se dédouaner permettront-elles d’en savoir autant et plus sur les poulains de Dassault et de Lagardère. Mais notre gourmandise est déjà contrariée par notre dégoût.
Jean-Marie Colombani aurait déclaré, à propos du livre : « Il faudra choisir son camp. On sera pour ou contre. Je n’admettrai pas qu’on soit neutre ». Peu importe ce que le roitelet du Monde admet ou non, nous avons choisi notre camp, en effet : celui d’une critique radicale - parce qu’elle prend les choses à la racine - de la concentration et de la financiarisation des médias, de leurs connivences avec les puissants, de la marchandisation de l’information et de la précarisation du journalisme, de la domination, enfin, dont ils sont les acteurs. Notre « camp », pour parler comme Colombani, est celui de l’alternative.
Post-Scriptum [1] (22-02-03)
Dans « une brève au ton très sec », comme le souligne confraternellement Libération (samedi 22 février 2003), publiée sans signature le vendredi 22 février en dernière page, on peut lire ceci, sous le titre « A nos lecteurs » :
« Une campagne est lancée contre Le Monde à travers la publication, dans L’Express, de bonnes feuilles d’un livre de Pierre Péan et Philippe Cohen, à paraître mercredi 26 février. Le Monde ne commente pas des extraits et attend, pour réagir, d’avoir lu le livre que son éditeur, Claude Durand, refuse cependant de lui faire parvenir. Le Monde réserve la primeur de ses réactions à ses lecteurs et les leur fera connaître dans ses colonnes dès que cet ouvrage sera disponible en librairie. »
Selon Libération (information qui confirme celle d’un dépêche de l’AFP) :
« La Société des rédacteurs du Monde (SRM), détentrice d’une minorité de blocage, a demandé à Jean-Marie Colombani et Edwy Plenel de venir s’expliquer lors d’un "comité de rédaction" mercredi prochain. Ces "comités de rédaction" sont convoqués à intervalles réguliers par la SRM pour débattre, en présence de la direction, des grandes orientations du journal et des questions déontologiques. »
Un seul commentaire : dénoncer une « campagne » et défendre un « bunker assiégé » ne dispensera pas de s’expliquer.
A suivre…