Réquisitions des travailleurs et casses des piquets de grève, nasses, arrestations et gardes à vue arbitraires, procédures judiciaires expéditives, charges, coups de matraque, usage à outrance de gaz lacrymogènes et de grenades classifiées comme armes de guerre, entraves et violences sur les journalistes et reporters... Depuis la mi-mars, et le recours au 49.3 en particulier, la répression s’abat sur le mouvement social, que celui-ci s’exprime contre la réforme des retraites ou sur le terrain écologique, à Sainte-Soline, contre la construction de méga-bassines.
Disons-le d’emblée : les violences policières ont figuré à l’agenda des médias dominants beaucoup plus rapidement que lors des mobilisations des Gilets jaunes. Dans la presse, elles ont donné lieu à des enquêtes salutaires, menées notamment par des journalistes du Monde ou de Libération, dont le travail impacte le reste des médias tant ces titres occupent une position de « référence » au sein du champ journalistique. Et dans une partie de l’audiovisuel, certaines des vidéos tournées par des manifestants et des reporters indépendants percent les écrans, comme sont médiatisées les alarmes que sonnent l’ONU, les syndicats de magistrats et d’avocats ou certaines ONG autour de la répression et des politiques du « maintien de l’ordre ». Preuve que conjointement, la lutte de collectifs militants, les témoignages vidéo, le travail des rédactions indépendantes, celui des organisations politiques et syndicales et la critique des médias peuvent exercer des pressions conjointes à même d’infléchir, relativement, les choix et les impasses volontaires des chefferies médiatiques.
« Relativement » car évidemment, le journalisme de préfecture n’a nullement disparu du paysage. À mesure que s’intensifie la conflictualité des luttes sociales et écologistes, le verrouillage de l’information s’accentue dans les rédactions, à tel point que certaines sociétés de journalistes se rebiffent désormais pour dénoncer le « soin tout particulier [des directions] à ne pas évoquer les violences policières » (SDJ de France 3, rédaction nationale) ou « la publication très marginale dans le journal papier d’articles consacrés aux violences des forces de l’ordre à l’égard des manifestants et des journalistes » (syndicat SGJ-FO au Parisien). Le rapport de forces bouge... mais est encore loin d’être renversé.
La police fait l’information
Appropriation sans distance critique du lexique policier ; recours aux euphémismes pour ne pas nommer les violences policières ; usage immodéré (et inconsidéré) d’images fournies par le ministère de l’Intérieur, de la Préfecture ou de la gendarmerie ; lecture publique et reproduction de « notes » ou d’infographies réalisées par les services de renseignement ; surreprésentation de la parole des « forces de l’ordre » dans toutes leurs composantes ; suivisme et partis pris outranciers des services et des consultants « police-justice » en faveur de la communication préfectorale, souvent sans la moindre vérification...
Tels sont quelques-uns des symptômes persistants du journalisme de préfecture. Un journalisme aux ordres, qui biaise de manière systémique le traitement médiatique des actions de police ou de gendarmerie. Au-delà des contraintes et des routines professionnelles expliquant en partie ce phénomène, la question est bel et bien celle d’une idéologie du « maintien de l’ordre » régnant en maître au sein des directions éditoriales. Résolument engagées du côté des « forces de l’ordre », ces dernières n’accordent pas la même valeur à toutes les communications... ni à tous les témoignages.
Dans l’audiovisuel, si les radios, les émissions de pseudo « débats » et les « 20h » fournissent des exemples chroniques de cette mutilation de l’information, les chaînes d’information remportent la palme. Le traitement par BFM-TV de la manifestation à Sainte-Soline, le 25 mars, fut à cet égard (tragiquement) exemplaire : « l’information en continu », c’est l’information des autorités [1]. Non contente, à la veille de la mobilisation, d’avoir saturé l’antenne des récits alarmistes que lui communiquaient en continu le ministère de l’Intérieur et la Préfecture des Deux-Sèvres, la rédaction a décliné, le jour J, une ligne 100% sécuritaire : le lexique employé pour caractériser les manifestants était celui de la police ; le cadrage de l’information pour appréhender la mobilisation était celui de la police ; la hiérarchisation des événements rapportés était celle de la police. À cela s’est ajouté un défilé... de la police (syndicalistes, porte-parole de la gendarmerie, général de division de gendarmerie, etc.), dont les déclarations étaient généralement paraphrasées par les intervenants maison, quand ils n’étaient pas occupés à instruire des procès contre les (rares) opposants sollicités en plateau...
Journalisme de maintien de l’ordre, autoritarisme à la Une
Pourtant fondamentale, la question du dispositif policier ne fut jamais abordée par les journalistes de BFM-TV : dès lors que ces derniers considèrent les « forces de l’ordre » et les autorités comme des sources fiables et objectives – et souvent la source de référence, qui fait « autorité » –, comme si elles étaient extérieures au conflit alors qu’elles en sont partie prenante, le questionnement critique du « maintien de l’ordre » est impensable et impossible. Partant, la responsabilité des affrontements incombe aux seuls manifestants et les violences font « naturellement » l’objet d’injonctions journalistiques – les « condamner », s’en « désolidariser » [2] – à sens unique, c’est-à-dire à destination exclusive des élus de gauche ou des responsables associatifs présents lors de la manifestation.
Sur France 2, dans l’émission politique « L’événement » (23/03), Caroline Roux donnait un bel exemple de cet acharnement éditorial au service du « maintien de l’ordre » : « Sandrine Rousseau, juste une question : parce que la majorité est sourde à cette mobilisation, casser devient légitime ? » Et puis : « Donc quand la rue déstabilise les institutions, c’est quelque chose qui vous convient ? » Et ensuite : « Sandrine Rousseau, vous rendez hommage aux forces de l’ordre aussi ? » Et encore : « Vous ne pouvez pas commencer à dire qu’il faut assurer la sécurité ? » Et enfin : « Mais vous condamnez aussi les violences contre les policiers ? C’était la question qui vous était posée. » Ce que l’on appelle, plus communément, « verrouiller le débat ».
C’est dans ce type de traitement fondamentalement biaisé – dépourvu de pluralisme et souvent rythmé par la désinformation – que l’on peut également classer le leitmotiv des « brebis galeuses », toujours aussi populaire parmi les commentateurs et les éditocrates. Ramenées à des « dérapages individuels », circonscrites aux pratiques de brigades particulières – aussi déchaînées soient-elles, à l’instar de la BRAV-M –, les violences policières bénéficient d’un traitement journalistique anémié, dépolitisé, confisqué par les toutologues au détriment des chercheurs spécialisés et pétri de leurs partis pris à sens unique. Passée au tamis du journalisme politique dominant, la question fondamentalement politique du maintien de l’ordre n’est que poussière...
Quand elle n’est pas supplantée par les rappels à l’ordre, les injonctions à davantage de répression ou les saillies visant à criminaliser la gauche et les manifestants. « Nous devons réfléchir à un durcissement de notre appareil répressif » assure par exemple Dominique Reynié (LCI, 26/03), tandis que sur RTL, Alba Ventura fulmine : « Y en a assez de ces gens qui vivent dans le monde de Oui-Oui, pour qui la violence serait toujours du même côté ! Il y en a assez d’Amnesty [...] ! Il y en assez du Syndicat de la magistrature, qui dénonce la répression policière et qui ne rêve que d’anarchie ! Enfin, heureusement que dans la défense de nos institutions, tout au bout de la chaîne il y a des forces de l’ordre. Ce sont eux [sic] qui sont en première ligne et qui sont là pour assurer la protection et la sécurité dans notre pays. » (29/03)
Une tradition chez les chiens de garde, qui accompagnent en chantant l’(extrême) droitisation du champ politique et du débat public. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer la complaisance avec laquelle bon nombre de commentateurs ont accueilli (et relayé) la dernière outrance en date du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, bien décidé à partir en guerre contre « le terrorisme intellectuel de l’extrême gauche ».
Rouage central des opérations de communication du pouvoir politique, Le JDD s’en est d’abord fait le porte-voix. Entre-soi et autopromotion maison oblige, CNews (propriété de Vincent Bolloré) entreprit ensuite de décalquer à la télé le numéro du JDD (groupe Lagardère… sous l’emprise de Vincent Bolloré) en recevant Gérald Darmanin dans « Le grand rendez-vous » (CNews/Europe 1/Les Échos).
Puis, circulation circulaire de l’information aidant, le mot d’ordre s’est retrouvé à la Une de BFM-TV, mais aussi traité par la plupart des émissions politiques dominicales... et dans les matinales du lendemain : « Y a-t-il aujourd’hui un terrorisme intellectuel de l’extrême gauche ? » osait ainsi demander Léa Salamé à Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT (France Inter, 3/04)... Sur RTL, la déclaration du ministre a manifestement enthousiasmé Alba Ventura, en roue libre : « Il sulfate le ministre hein, aux quatre coins de Paris qu’il va les éparpiller les Soulèvements de la Terre et autres Insoumis, aux quatre coins de la France qu’on va les retrouver façon puzzle ! » (RTL, 3/04)
La veille, dans l’émission « Le Grand jury » (RTL/Le Figaro/LCI), alors que Marine Tondelier (EELV) priait les journalistes de noter à quel point « les mots ont un sens » en déplorant que Gérald Darmanin distille l’idée selon laquelle « en ce moment, le risque terroriste, c’était les écologistes », Olivier Bost l’interrompait : « Mais est-ce que vous ne donnez pas corps à cette accusation-là lorsque vous allez participer à une manifestation qui n’est pas autorisée ? » On en est là.
Accompagner les surenchères les plus outrancières et légitimer, jour après jour, les coups de force d’une démocratie autoritaire ? Telle est bien la fonction qu’endosse une large partie de l’éditocratie, rôdée aux campagnes (plastiques) contre la gauche et déterminée à la renvoyer, tel un ennemi intérieur, en dehors du champ républicain.