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Jeu de massacre sur Europe 1

par Florent Michaux, Olivier Poche, Pauline Perrenot,

Jeudi 19 janvier, au matin de la première journée de mobilisation (massive) contre la réforme des retraites, Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie Les Verts, était « l’invitée » de Sonia Mabrouk dans la matinale d’Europe 1. Au vu des antécédents de l’intervieweuse et des nombreux précédents en matière de convocation médiatique de contestataires par temps de (contre)réforme, on pouvait craindre le pire, et l’on ne fut pas déçu. Le quart d’heure d’« entretien » a consisté en une série d’accusations et de sarcasmes : un véritable jeu de massacre, animé par une volonté de nuire qu’on aura rarement vu aussi clairement assumée. Jusqu’au prochain épisode ?

Inutile de revenir sur les partis pris et les obsessions (extrême) droitières de Sonia Mabrouk, son militantisme échevelé sous couvert de journalisme, ses entretiens « deux poids, deux mesures »... tout cela est bien connu – en tout cas, nous l’avons déjà clairement établi. Alors pourquoi revenir sur le nouvel épisode de cette déplorable série ? Parce que Mme Mabrouk persiste, récidive et aggrave périodiquement son cas, sans que ces pratiques (qu’elle partage avec d’autres au sein des médias dominants) soient dénoncées comme elles le méritent.

Ce 19 janvier, Marine Tondelier n’est pas invitée pour livrer son regard sur l’actualité sociale – l’un des mouvements sociaux les plus puissants des trente dernières années contre une réforme gouvernementale –, ni pour expliquer ses arguments contre le projet qu’elle combat, et encore moins pour évoquer ses contrepropositions. Jamais d’ailleurs on ne lui demande son « avis » sur quoi que ce soit (sinon sur des « menaces » contre des élus et des violences... potentielles !) L’interview n’est qu’un long réquisitoire, qui réussit le tour de force de réunir toutes les figures imposées du genre et de battre des records dans presque toutes les catégories : morgue, mépris, injonctions, insinuations, mauvaise foi et attaques ad hominem... Tout y passe, au cours d’un interrogatoire au plan aisément repérable, préparé autour de quatre questions-accusations, inlassablement répétées ou (à peine) reformulées, qu’on peut résumer ainsi :

1. Est-ce que vous assumez d’être une « zadiste » antidémocratique ?
2. Est-ce que vous condamnez les menaces sur des élus ?
3. Est-ce que vous condamnerez les violences des manifestants ?
4. Est-ce que vous n’avez pas honte de critiquer les milliardaires ?

Illustration en vidéo, où sont mises bout à bout la quasi-totalité des interventions de Sonia Mabrouk :



Durant ces 15 minutes, Marine Tondelier est interrompue à près de soixante reprises, soit une fois toutes les 15 secondes en moyenne. Elle ne peut jamais parler plus de 37 secondes en continu. Sonia Mabrouk s’exprime d’ailleurs presque autant qu’elle : au total, les différentes interventions de l’intervieweuse totalisent plus de six minutes, soit presque la moitié de « l’entretien » [1].

Dans un tel dispositif, il va de soi qu’aucun argumentaire digne de ce nom ne saurait être développé, ni, a fortiori, entendu. Dans les 8 premières minutes, consacrées – si l’on peut dire ! – au contexte social, Mabrouk somme d’abord Tondelier de s’assumer « zadiste », puisqu’elle défendrait le fait qu’une « minorité cherche à imposer sa loi à la majorité ». Et quand cette dernière lui fait remarquer que cela correspond plutôt à l’attitude du gouvernement, Mabrouk la coupe sèchement : « Je ne parle pas de ça ! » Et en effet, « de ça », on n’en parlera plus.

Car Sonia Mabrouk s’acharne ensuite, à pas moins d’une quinzaine de reprises, à obtenir de Marine Tondelier qu’elle « dénonce », puis « condamne les propos » d’un syndicaliste CGT (concernant de potentielles coupures d’électricité visant des permanences d’élus [2]). Avant de lui intimer l’ordre, par quatre fois, de « condamner », « l’ultragauche » et le « black bloc », dont Sonia Mabrouk prophétise « les violences » lors d’une manifestation… qui n’a pas encore eu lieu. Voilà les seules « questions » qui porteront « sur » la mobilisation.

Du fond de la réforme des retraites, il ne sera tout simplement pas question dans les 7 minutes restantes, balayé au profit d’un plaidoyer enamouré en faveur de Bernard Arnault et des milliardaires français. Amour qui fait manifestement perdre toute mesure à Sonia Mabrouk, qui met d’abord au défi son invitée de lui citer « un seul pays où on vit mieux sans milliardaire », avant de dégainer un argument imparable, enrobé dans cette question d’anthologie : « Vous avez créé combien d’emplois dans votre vie ? »

Injonctions inlassablement répétées, interruptions intempestives, disqualifications récurrentes, humiliations et prises à partie personnelles… Huit ans après le guet-apens d’Europe 1 (en coopération avec Le Monde et ITélé) au cours duquel Jean-Pierre Elkabbach, Arnaud Leparmentier et Michaël Darmon martyrisèrent Cécile Duflot, cet entretien est à classer parmi les chefs d’œuvre des interrogatoires qu’auront eu à subir des représentants de gauche dans les médias dominants, à une heure de grande écoute.

Que Sonia Mabrouk laisse libre cours à ses préjugés et partis pris politiques, sans limite ni complexe, sur une radio rachetée et reprise en main par Vincent Bolloré, c’est après tout dans la logique des choses. En revanche, une question ne manque pas de se poser : combien d’interrogatoires, d’attaques, de sommations et d’humiliations les responsables d’une gauche qui prétend remettre en cause l’ordre social devront-ils essuyer face aux Sonia Mabrouk et consorts pour se décider à questionner, collectivement, ce genre de « journalisme » – et le rapport qu’ils doivent entretenir avec lui ?

Indéniablement, interpeller une intervieweuse dans des conditions aussi hostiles n’est pas chose aisée. Et nous ne saurions juger ou prescrire la « bonne » attitude à avoir dans un tel guet-apens. Il est cependant de notre devoir d’alerter sur son caractère prévisible, parfaitement documenté, et sur les effets, à nos yeux déplorables, d’une participation qui s’abstienne de tout regard critique : accepter cette « règle du jeu » revient non seulement à reconnaître Sonia Mabrouk comme une intervieweuse « légitime », mais également à accepter qu’un entretien dit « journalistique » puisse virer au jeu de massacre [3].

Depuis le début de la mobilisation, les chiens de garde se permettent tout. Comme de coutume, l’Arcom n’en a cure et ne trouve rien à redire, ni des biais massifs qui minent structurellement le traitement de l’information, ni du manque flagrant de pluralisme et d’impartialité parmi les commentateurs qui accaparent les micros. Et pourtant, le mouvement social a le vent en poupe ! À la gauche, collectivement, d’en profiter pour politiser la question des médias et s’engager dans un rapport de forces collectif contre les chefferies éditoriales, en les considérant enfin pour ce qu’elles sont : des adversaires politiques, des militants mobilisés et aux yeux de qui tous les coups sont permis pour défendre leurs positions.


Pauline Perrenot et Olivier Poche. Florent Michaux pour le montage vidéo

 
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Notes

[1Deux jours auparavant, Sébastien Chenu, du Rassemblement national, a bénéficié d’un temps de parole de 10 minutes 30, interrompu « seulement » à une trentaine de reprises – Sonia Mabrouk se flatte de conduire des entretiens « sans concession ». Mais ces chiffres ne disent rien de la différence de ton que Sonia Mabrouk réserve à ses interlocuteurs, selon qu’ils sont de gauche... ou d’extrême droite.

[2Mabrouk cite pour commencer une déclaration du ministre de l’Intérieur dénonçant « la dictature et les menaces » de ces syndicalistes – mais elle ne demandera jamais si de tels propos pourraient être « condamnés ».

[3Marine Tondelier, en effet, ne dira presque pas un mot du déroulement en tout point scandaleux de l’interview, avant de saluer Sonia Mabrouk d’un « Merci à vous » !

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