Quelques mois seulement après l’interrogatoire en règle de la Défenseure des droits Claire Hédon, Sonia Mabrouk a récidivé. La militante, qui officie à la fois sur CNews dans l’émission « Midi News » et Europe 1 (dont Vincent Bolloré vient de prendre le contrôle), a passé Sandrine Rousseau sur le gril (1er sept.). La candidate écologiste a été sommée de réagir à toutes les obsessions qui agitent les plateaux télé (et Sonia Mabrouk en particulier) : la sécurité dans les quartiers populaires (« Est-ce qu’on est encore en France ? »), l’Islam, le port du voile, la lutte anti-terroriste… Les questions posées à Sandrine Rousseau ne servent pas tant à faire la lumière sur ses idées et ses combats qu’à les disqualifier. Pour ce faire, Sonia Mabrouk n’hésite pas à tordre les propos de son invitée, à grands coups de sophismes. En traitant les invités de gauche comme des adversaires politiques, Sonia Mabrouk fait de l’interview politique d’Europe 1 une tribune pour avancer ses propres idées : un logiciel politique d’extrême droite dont elle ne fait pas mystère, elle qui publiait il y a quelque mois un livre subtilement intitulé Insoumission française. Décoloniaux, écologistes radicaux, islamo-compatibles : les véritables menaces, qui lui valut d’ailleurs une tournée médiatique dans les règles de l’art.
Journaliste ou adversaire politique ?
Face aux interlocuteurs de gauche, tout est donc prétexte à la joute politique, dans laquelle Sonia Mabrouk prend une part plus qu’active. Au cours de l’interview avec Sandrine Rousseau, la crise en Afghanistan, où les Talibans ont repris le pouvoir, est ainsi uniquement traitée d’un point de vue français, sous l’angle « sécuritaire » : les « dangers de l’immigration ». Sonia Mabrouk somme son invitée de réagir à des propos qu’elle a tenus quelques jours plus tôt sur l’accueil des réfugiés [1]. Et surtout, à ce qu’en ont fait les médias depuis qu’ils ont été prononcés : un « vif tollé » soit… une « polémique ».
« Est ce que vous reconnaissez quand même une grave faute avec de tels propos pour une candidate à la primaire mais aussi à la présidentielle que vous êtes ? », la questionne Sonia Mabrouk. Sandrine Rousseau cède en mentionnant « une maladresse de langage et un raccourci », ajoutant qu’elle faisait face, dans cette émission, à « une extrême droite qui était déchainée, xénophobe… ». Sonia Mabrouk la coupe : « Ahhhh ! Je me suis demandé combien vous alliez tenir [sic] avant de citer l’extrême droite ! »
La candidate d’Europe Écologie Les Verts tente de définir l’extrême droite, mais est une nouvelle fois interrompue :
- Sonia Mabrouk : Madame Rousseau, si tout ce que vous dites, tout ce qui vous contredit est d’extrême droite ça fait beaucoup de monde en France hein ! Vous dites « extrême droite » pour disqualifier toute opposition.
- Sandrine Rousseau : [...] Je dis extrême droite quand on a des discours xénophobes et haineux oui. Et c’est profondément l’ADN de l’extrême droite.
- Sonia Mabrouk : Parce que vous avez la passion des étiquettes pour tenter d’anesthésier le débat. Mais qui est l’extrême droite aujourd’hui ? Puisque si c’est à la droite de l’extrême gauche ça fait beaucoup de monde en France…
C’est qu’en méthode de disqualification et d’ « anesthésie du débat », Sonia Mabrouk s’y connaît.
Journaliste ou adversaire politique ? L’intervieweuse s’y perd elle-même. Si bien qu’elle interrompt sur ces mots l’argumentation de son invitée : « Alors on poursuit ce débat sur l’Afghanistan. On poursuit sur l’Afghanistan. Selon vous, Sandrine Rousseau, pour bien comprendre votre vision, est-ce que le taliban modéré ou inclusif existe ? »
L’auditeur sera surtout très au fait de la « vision » de Sonia Mabrouk, tant le « débat » sur l’Afghanistan glisse rapidement vers une autre de ses obsessions : le port de la burqa en France : « Vous défendez donc la liberté de porter le voile ou de porter un burkini en France, mais si vous étiez née à Khartoum, à Kaboul, ou à Ryad, nul doute que vous auriez défendu avec le même courage, que l’on entend ici, le droit de porter une mini-jupe ou d’aller sein nu à la plage en Arabie saoudite ? »
Ainsi l’entretien est-il construit de manière à toujours ramener l’invitée vers les thèmes chers à Sonia Mabrouk, et calqués sur l’agenda politique de l’extrême droite. Morgue comprise… et ce jusqu’à la fin. Sandrine Rousseau conclut-elle par « une petite pensée [pour] la rédaction [d’Europe 1] qui a beaucoup souffert cet été et [pour les] journalistes qui sont partis » ? Réaction agacée (et servile) de Mabrouk : « Oui bien sûr, et comme vous êtes la grande liberté des opprimés [sic], merci de l’avoir dit ce matin sur Europe 1. »
Cette interview-réquisitoire met particulièrement bien en évidence la capacité de celui/celle qui pose les « questions » de cadenasser le « débat » : des idées et du programme politique que défend la candidate écologiste au sein de son parti, on ne saura rien.
Les interviews à géométrie variable de Sonia Mabrouk
Cas d’école, l’interrogatoire de Sandrine Rousseau est pourtant loin d’être isolé. Europe 1, la radio du groupe Lagardère qui vient de passer sous la coupe de Vincent Bolloré, nous a habitués de longue date à des interviews politiques dont la ligne est claire : « faible avec les puissants, fort avec les faibles ». Nos multiples articles épinglant les pratiques de Jean-Pierre Elkabbach, quand il y sévissait encore, suffisent par exemple à la démonstration.
À force d’entretiens, l’intervieweuse Sonia Mabrouk a montré qu’elle avait bien intégré les missions de sa fiche de poste. Quand Jean-Michel Blanquer (4 sept. 2020) ou Bernard Arnault (26 nov. 2019) sont interrogés, ils ne subissent pas le même traitement qu’Adrien Quatennens (15 sept. 2020), Fabien Roussel (10 déc. 2019), Sandrine Rousseau (1er sept. 2021) ou encore Claire Hédon (12 fév. 2021).
Lors de son passage sur Europe 1, le député La France insoumise Adrien Quatennens a subi, durant 13 minutes, pas moins de 50 interruptions de la part de Mabrouk, rendant de fait ses démonstrations quasi impossibles et hachées. Quand Bernard Arnault est invité, il n’est « interrompu » (relancé, en réalité) que 19 fois en 11 minutes. De son côté, l’élu communiste Fabien Roussel a été coupé 36 fois en 8 minutes et trente secondes. Le ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer, pour sa part, peut aisément dérouler ses éléments de langage durant 13 minutes reléguant les interventions de l’animatrice au second plan : sur ses 27 interventions, elle coupe seulement deux fois la parole au ministre, le reste n’étant que questions-relances.
Voilà pour le quantitatif.
De manière plus concrète, à l’instar de Sandrine Rousseau, Quatennens et Roussel – pour ne prendre que ces deux exemples – ont été mis sur le gril. Suivant la ligne directrice de son réquisitoire, Mabrouk coupe ses interlocuteurs pour étayer une thèse. Par exemple, quand elle reçoit Quatennens, son objectif est de démontrer que la FI déteste la police. Illustration :
- Votre parti a tenu hier un colloque sur la sécurité. Est-ce qu’un bon flic est un flic désarmé ?
- Vous faites donc peser une présomption de culpabilité sur les policiers.
- Juste une question sur les faits. Peut-on être élu de la République comme vous et prendre part à la même manifestation que l’une des figures du mouvement des gilets jaunes, Jérôme Rodrigues, qui a qualifié les policiers de nazis ?
- Je note que vous ne vous désolidarisez pas de cette phrase.
Et quand Adrien Quatennens suggère que « pour lutter contre la petite délinquance, il nous faut le retour de la police de proximité, pacifier les relations... », Sonia Mabrouk se moque : « Quelle idée innovante M. Quatennens. » Pour servir sa thèse et instiller le doute, l’animatrice n’hésite pas à semer le trouble et tronquer des citations. Résumant les propos de Quatennens, elle poursuit : « Pour lutter contre la délinquance, il faut être armé. Donc vous revenez complètement sur la phrase de Jean-Luc Mélenchon qui estimait il y a quelques semaines, quelques mois qu’il faut "une police aussi désarmée que possible pour qu’elle inspire le respect" ».
Or la déclaration de Jean-Luc Mélenchon est tout autre. Dans un extrait pris sur BFM-TV le 13 juin 2020, le leader de la FI explique : « On a le droit de rêver d’une société sans police. Comme on pourrait rêver d’une société où le loup et l’agneau iraient boire ensemble à la rivière. Donc, ce n’est pas un rêve interdit, c’est un beau rêve. Mais, nous savons tous que ça ne peut être qu’un rêve. Donc, il doit y avoir une police à peu près partout. Mais ça doit être une police pensée, organisée, disciplinée, obéissante à l’État républicain, et ne se constituant pas comme une sorte de forteresse à part. Une police aussi désarmée que possible, pour qu’elle inspire le respect des citoyens, ça doit être ça leur objectif. Leur objectif, ça ne doit pas être de faire peur mais d’être respectés. »
Que l’on soit d’accord ou pas avec ces propos, on peut dire que Sonia Mabrouk illustre par la sélection de la phrase qu’elle opère et son usage, ce qu’Adrien Quatennens venait de dire quelques instants plus tôt sur le même sujet des violences policières : « On ne va pas résumer à la serpe mon propos. »
Le reste de l’entretien est du même bois. Parole coupée, procès d’intention, questions à charge… L’élu insoumis était plus là pour se justifier que pour répondre à des questions.
Complaisance à l’égard des puissants
Même salle, ambiance différente quand s’y assoit un grand patron ou un membre du gouvernement. Le 26 novembre 2019, Sonia Mabrouk déroule le tapis rouge à Bernard Arnault, patron de LVMH. Matthieu Belliard, qui a depuis quitté la station [2], salue d’entrée cet « invité exceptionnel : sa parole est rare, Bernard Arnault, le PDG de LVMH, le n°1 mondial du luxe. LVMH qui réalise une opération hors norme avec le rachat de la célèbre marque américaine Tiffany pour quatorze milliards sept cents millions d’euros. »
Belle entrée en matière pour une interview sans concession. Morceaux choisis :
Sonia Mabrouk : Il y a l’amour, il y a le rêve, et puis il y a la stratégie j’y reviens. C’est la soixante-septième acquisition, c’est la soixante-septième maison que vous avez achetée. À partir de quel moment, Bernard Arnault, on se dit : « c’est bon, la maison, le groupe LVMH est constitué, je ne souhaite pas aller plus loin. » Ou alors, ça ne s’arrête jamais ?
Bernard Arnault répond être fier de construire son groupe autour du savoir-faire français et affirme créer « à peu près treize à quatorze mille emplois par an, voilà. »
Sonia Mabrouk : Vous parlez du savoir-faire à la française, c’est aussi l’image de la France Bernard Arnault qui est incarnée par ce secteur ; et parfois, cette image est mise à mal ces derniers temps, tout simplement par un contexte tout d’abord mondial et un contexte social français brûlant, éruptif. Est-ce que c’est un motif d’inquiétude pour vous ?
Bernard Arnault vante la notoriété des marques de luxe française. Et Sonia Mabrouk renchérit :
Et grâce à cela, grâce à cette notoriété affirmée, établie, ça n’écorne pas notre image en ce moment ? Par exemple, évidemment, vous voyagez énormément. Qu’est-ce qu’on vous dit de votre pays quand on voit les images qui ont pu défiler en boucle sur les chaînes étrangères, est-ce que pour vous aussi, c’est un pincement au cœur, j’allais dire comme tous les citoyens ?
À la fin de l’entretien, Sonia Mabrouk lance le cirage du président de la République : « Même si, Bernard Arnault, on est, selon Emmanuel Macron, trop négatifs, trop pessimistes, on ne voit pas tous les indicateurs qui passent au vert, et le verre à moitié plein. » Cirage que Bernard Arnault, qui l’a soutenu et le soutient toujours, reprend à son compte : « Oui, oui. Et depuis l’arrivée du président Macron à la présidence de la République, l’image de la France s’est quand même, je dirai, sensiblement améliorée, son attractivité s’est beaucoup améliorée, notamment pour les investissements étrangers. Et ça compte beaucoup. »
Sonia Mabrouk ne compte pas laisser Bernard Arnault s’en sortir aussi facilement. Plus incisive que jamais, elle relance :
Bernard Arnault, est-ce que pour s’entendre avec un businessman, il faut soi-même être un grand patron et parler d’égal à égal quelque part ?
Sans surprise, Bernard Arnault n’est jamais interrompu, Sonia Mabrouk accompagnant tout au contraire l’intéressé dans la construction de sa magnificence. On pourrait ainsi multiplier les exemples à l’infini, au péril de notre santé mentale. À y regarder de plus près, on se dit que Sonia Mabrouk applique à la lettre la conception du journalisme qu’elle avait affichée dans un entretien accordé à 20 Minutes le 25 août 2017 : « Le journalisme tel que je l’aime est engagé dans les grands débats. Pas politiquement bien sûr, il n’est pas question d’avoir la carte d’un parti, mais sur les grands principes. […] Le journaliste de demain doit être engagé sur les grandes questions. Il est impossible de ne pas prendre position. On a un rôle de pionnier et pas seulement d’animateur. » Un rôle de serviteur, vouant allégeance à la bourgeoisie.
Que Sonia Mabrouk, tôlière de l’émission « Midi News » sur CNews et intervieweuse politique sur Europe 1, fasse office de chien de garde, qui pourrait s’en étonner encore ? Que des élus de gauche continuent à répondre à ses invitations mérite d’être sérieusement interrogé. Qu’espèrent-ils face à un cadre aussi verrouillé ? Les interviews de Sandrine Rousseau et d’Adrien Quatennens démontrent bien que, quelles que soient leurs réponses et leurs argumentations (qu’ils ne peuvent jamais développer), Sonia Mabrouk excédera systématiquement son rôle et avancera ses idées. Pire : de telles interviews lui facilitent la tâche. Accepter de se plier au « jeu » des fausses questions/réponses, totalement cadenassé et biaisé par Sonia Mabrouk, c’est en définitive la considérer comme une journaliste, et non comme l’adversaire politique qu’elle est.
Sophie Eustache, Denis Pérais et Mathias Reymond