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Claire Hédon face à Sonia Mabrouk (Europe 1) : l’art de l’interrogatoire policier

par Denis Perais,

Le 12 février, la Défenseure des droits Claire Hédon accordait un entretien à France Info à l’occasion du lancement de la plateforme gouvernementale contre les discriminations. Une interview au cours de laquelle elle soumet une proposition : expérimenter l’arrêt des contrôles d’identité à répétition dont certains jeunes des quartiers populaires sont la cible, et dont elle critique l’efficacité [1]. Une intervention qui n’a visiblement pas plu à Sonia Mabrouk qui soumet la Défenseure des droits, quatre jours plus tard, à un véritable interrogatoire dans la matinale d’Europe 1.

« La proposition choc » de Claire Hédon. Evoquée en ces termes au 20h de France 2, l’intervention de la Défenseure des droits sur France Info (à lire en annexe) a d’abord et avant tout été un « choc » pour les principaux syndicats de police… En plus d’avoir suscité les réactions de plusieurs formations politiques de droite et d’extrême droite [2].

Un tollé suffisant pour que les médias s’agitent à leur tour, accompagnant pour certains comme il se doit ce qu’il est convenu d’appeler, dans ce petit milieu, une « polémique ». Intervenant qui plus est dans un agenda médiatique hystérisé – « islamo-gauchisme », emballement autour de l’affaire de Trappes [3], policiers pris à partie à Poissy, loi « Séparatisme » [4]. Un agenda polarisé par les questions sécuritaires et les obsessions réactionnaires, dont l’organisation du long « débat » entre Gérald Darmanin et Marine Le Pen sur France 2 le 11 février a offert une sinistre illustration.

Dans un tel contexte, on ne pouvait attendre de l’intervieweuse en chef d’Europe 1, Sonia Mabrouk – experte ès sécurité intérieure et maintien de l’ordre – qu’elle fasse baisser la tension. On aurait pu attendre, en revanche, qu’elle permette a minima à la Défenseure des droits de développer les arguments à l’origine de sa proposition sur l’expérimentation temporaire de zones sans contrôle d’identité, et au-delà, d’informer sur son rôle en matière de lutte contre toutes les discriminations.

Raté. Ce 16 février, Sonia Mabrouk choisira plutôt de braquer ses « lunettes » sur un panel de « polémiques » dont les médias raffolent (burkini inclus !), tout en instruisant le procès en irresponsabilité de son invitée, sommée en outre de se repentir. On ne s’étonnera pas que la journaliste reprenne à son compte le bréviaire des principaux syndicats de police, elle qui déclarait ouvertement sa flamme aux dites « forces de l’ordre » lors de la venue d’Alain Minc dans sa matinale le 16 juin 2020 : « Les policiers sont les piliers de notre démocratie ».

Et le contrôle d’identité de Claire Hédon commence très fort :

Bienvenue à vous, et bonjour Claire Hédon. Est-ce qu’il faut désormais vous appeler la défenseure des zones de « non droit » ?

L’entrée en matière donne le ton, contraignant d’emblée Claire Hédon à montrer patte blanche… mais cela ne suffit pas à satisfaire l’intervieweuse :

Mais madame la défenseure des droits, est-ce que vous rétropédalez ce matin sous la pression de la polémique ?

Alors que l’invitée tente de développer son propos sur l’orientation des politiques publiques, Sonia Mabrouk la coupe… et reformule :

On va y revenir sur l’efficacité [des contrôles d’identité]. Mais, justement, en proposant l’expérimentation des zones sans contrôle d’identité, même si vous y ajoutez aujourd’hui la notion de traçabilité, vous appelez à renforcer des zones où les policiers ne sont plus présents sur le territoire de la République.

Claire Hédon rectifie (« Non je n’ai jamais dit qu’il ne fallait pas de présence de ces policiers ») en affirmant que « les premières victimes […] sont les habitants de ces quartiers », et Sonia Mabrouk interprète : « Mais alors pourquoi vous vous voulez les punir en donnant un blanc-seing aux délinquants ? »

Après quatorze secondes au terme desquelles la Défenseure des droits dit souhaiter « revenir à l’expérimentation », nouvelle interruption, et nouveau procès de la part de la journaliste :

Juste un mot. Parce que vous avez dit Claire Hédon, je vous cite hein, que « la répétition des contrôles d’identité est insupportable [elle souligne le terme,] pour certains jeunes ». Mais dites-nous, qu’est-ce qui est le plus insupportable à vos yeux ? Des contrôles renforcés ou des zones où les policiers ne peuvent même plus entrer ?

L’interrogatoire est un art journalistique. Et les sommations s’éternisent :

Vous le reconnaissez ? Il existe en France des zones de « non droit » ?

Cette fois-ci, il n’aura fallu que quatre secondes à la journaliste pour de nouveau interrompre son invitée :

Mais est-ce qu’ils le peuvent [aller dans ces quartiers] ? Madame Hédon, est-ce qu’il y a des quartiers totalement aux mains des dealers, des délinquants qui font la loi ?

Alors que Claire Hédon parvient enfin à évoquer la question des évaluations publiques des contrôles d’identité, Sonia Mabrouk coupe court et réoriente le cadrage du débat :

Mais Claire Hédon, pardonnez-moi ! Vous le demandez [la traçabilité des contrôles d’identité] dans un contexte qui est particulier. Vous avez cité Poissy, mais plus largement, les policiers sont pris pour cible, ils sont régulièrement agressés, menacés, attaqués notamment avec des tirs de mortier. Ils ont pris votre proposition comme une « gifle » supplémentaire aujourd’hui. Qu’est-ce que vous leur répondez ?

On comprend bien vite que se justifier (démarche à laquelle se livre Claire Hédon) ne sert à rien, tant l’intervieweuse n’a cure des réponses, écourtées pour laisser place à la partition des syndicats de police :

Mais, est-ce que ce sont les policiers qui sont le problème aujourd’hui dans les quartiers ? Madame Hédon, est-ce que ce sont les policiers ?

Et rebelote après quatre secondes :

- Sonia Mabrouk : On vous entend. Mais est-ce que les policiers sont le problème le plus urgent aujourd’hui dans les quartiers ?

- Claire Hédon : Mais la question ce n’est pas de dire que les policiers sont le problème… [Coupée]

- Sonia Mabrouk : Mais vous le pensez ?

La Défenseure des droits doit-elle une nouvelle fois montrer patte blanche en affirmant qu’elle ne passe « aucunement d’appels à la haine d’un côté ou de l’autre » ? Sonia Mabrouk fulmine (en interrompant encore) :

- Sonia Mabrouk : Oui, sauf que par votre proposition madame Hédon, vous dites que les policiers créent [elle souligne] des incidents. Et moi, je vous pose la question : qu’est-ce qui est le plus insupportable aujourd’hui ? Est-ce que ce sont les agressions qui se multiplient contre les policiers ?

- Claire Hédon : Je n’ai pas dit qu’ils créaient des incidents.

- Sonia Mabrouk : Pourquoi ils le ressentent ainsi alors ?

Au bout de quelques secondes, Claire Hédon tente de relancer son propos initial en évoquant la nécessité d’« évaluer » et de « quantifier » les contrôles de police. Hors-sujet pour la journaliste, qui reprend illico presto la main (et la parole…) :

Parlons-en alors ! Vous dites que 95% des contrôles d’identité ne servent à rien. Mais ça veut dire pour vous qu’il faut arrêter d’en faire ou qu’il faudrait que la majorité aboutisse à des actes et à des interpellations ?

Comme bien souvent chez Sonia Mabrouk, l’édito (et le mépris) sont dans la question… comme le confirme la suivante :

Madame Hédon, on a envie de savoir ce matin, est-ce que vous êtes dans la naïveté ou dans l’idéologie ?

Avec pertes et fracas, la moitié de l’interview (6 minutes) est atteinte. Mais ce n’est pas terminé. Car si Sonia Mabrouk semble enfin autoriser son invitée à exposer un semblant d’argumentation (« Mais c’est quoi la traçabilité, pour vous ? »), ce n’est que pour mieux la disqualifier vingt secondes plus tard :

Mais pourquoi presque une présomption de culpabilité sur la tête des policiers ? […] Mais les policiers par ailleurs sont évalués tout le temps ! Et souvent il y a des contrôles, il y a des enquêtes madame la Défenseure des droits. Et ma question est de savoir pourquoi vous insistez d’abord sur ça. Est-ce que c’est une urgence pour vous dans un contexte aujourd’hui d’agressions sur les policiers ? Les policiers, ces hommes et ces femmes, ils veulent rentrer vivants chez eux tout simplement.

Disqualification qui se poursuit, au moyen cette fois-ci d’un procès très en vogue parmi les journalistes cherchant à décrédibiliser leur interlocuteur : le procès en « militantisme ». Voyons plutôt :

- Claire Hédon : Pas plus de polémiques. Je ne suis pas partisane, le Défenseur des droits n’est partisan d’aucun parti, la défense des droits et des libertés… [Coupée]

- Sonia Mabrouk : Vraiment ? Ce n’est pas une institution partisane et militante ?

Et d’enchaîner : « Au nom de qui parlez-vous ? Est-ce que vous assumez un parcours de militante, que l’on peut respecter évidemment auprès notamment du mouvement ATD Quart-Monde, en faveur, notamment, des migrants. »

Et encore : « Vous n’êtes pas élue au poste de défenseure des droits. Donc au nom de qui vous parlez ? »

Tant bien que mal, Claire Hédon tente d’ouvrir « l’interview » sur d’autres pans de son action en tant que Défenseure des droits, en citant par exemple les montants des pensions de retraites, les aides au logement, ou encore les aménagements des postes de travail pour les personnes en situation de handicap. Autant de problématiques que Sonia Mabrouk balaye d’un revers de main avec condescendance (« On va en parler ») pour réinstruire un nouveau procès et délégitimer un peu plus son invitée :

Madame le Défenseure des droits, si je vous demande avec qui vous travaillez, c’est peut-être aussi des associations. J’ai vu sur la plateforme anti-discriminations, c’est important, qui a été mise en place, que vous travaillez notamment avec la Ligue des droits de l’homme. Cette même Ligue des droits de l’homme qui a estimé, lors de la dissolution du CCIF – c’est le Collectif contre l’islamophobie en France – que c’était une atteinte à l’État de droit alors que justement l’État veut lutter contre la propagande islamiste. Est-ce que vous estimez que c’était une atteinte à l’État de droit ?

La réponse ne satisfaisant visiblement pas la journaliste, cette dernière dégaine de « nouveaux » épouvantails :

Si je vous ai posé la question Claire Hédon, c’est parce que vos services ont été saisis par ce Collectif contre l’islamophobie, pourtant dissous d’ailleurs, sur l’interdiction du burkini, qu’il juge discriminatoire. Tout est parti d’une interdiction dans une base de loisirs. Pourquoi leur avoir donné raison ?

Une « question » reposant sur une fausse information : Claire Hédon rétorque qu’aucun avis n’a encore été rendu, la procédure étant encore « au stade de l’enquête », et les différentes parties entendues au nom du « contradictoire ». Peu adepte d’un tel principe – ou avec une géométrie (très) variable ! – qu’elle confond avec « interrogatoire », Sonia Mabrouk fait une seconde tentative pour piéger Claire Hédon et lui faire avouer sa « faute » :

Je peux vous citer une partie du courrier puisque c’est George Pau-Langevin, qui est adjointe au Défenseur des droits – donc votre adjointe qui travaille avec vous – qui écrit : « Il m’apparaît que l’interdiction du burkini au sein de la base de loisirs est susceptible de constituer une discrimination ». Ses propos vous engagent.

Une manipulation de plus que ne manque pas de souligner Claire Hédon en évoquant le caractère tronqué de la citation [5]. Mais ce rappel implicite aux règles de déontologie journalistiques les plus élémentaires n’incite pas Sonia Mabrouk à la mesure. Car ce que la policière exige, ce sont des aveux. La Défenseure des droits s’y refuse. Qu’à cela ne tienne, la journaliste souffle le chaud et le froid en interrogeant l’invitée en tant que... « femme de convictions » :

Peut-être une dernière question, puisque vous êtes une femme engagée Claire Hédon. Est-ce qu’interdire le burkini, c’est discriminant ?

Claire Hédon refuse toujours de s’exécuter, ce qui lui vaut une énième provocation : « Certains vont dire, vous pouvez céder aux islamistes, madame Hédon. »

La fin du contrôle d’identité approchant, la Défenseure des droits précise à son « interlocutrice » que l’interrogatoire qu’elle lui fait subir porte sur des sujets plutôt éloignés de ceux qu’elles traitent principalement, cherchant de nouveau à expliquer ses missions sociales en évoquant (entre autres) la question du chômage et de « l’accès à l’emploi ». « Futilités » pour Sonia Mabrouk, qui n’en démord pas et revient à sa priorité :

Une maman qui va en burkini dans une piscine, est-ce que c’est une rupture d’égalité ou pas madame Hédon ?

Fin de l’interrogatoire, qui entre sans nul doute dans notre palmarès des plus éloquents exercices de journalisme policier.

Qu’il est loin le temps des touchantes déclarations de Sonia Mabrouk, immortalisées par L’Obs dans un portrait louangeur [6] :

Je ne suis pas polémiste, mon objectif n’est pas de démasquer un adversaire. On confond agressivité et pugnacité mais nous ne sommes pas dans un match, les téléspectateurs nous regardent [...]. Je n’ai pas envie qu’on ne retienne du journal que le moment d’un clash […]. La polémique, c’est formidable, car la tension est parfois nécessaire dans un débat, mais il faut se demander ce que l’on veut obtenir. Mon souci principal est de donner au public de l’information et de la matière pour réfléchir.

Au terme de l’entretien, on n’aura pas beaucoup réfléchi. Mais une chose est sûre : les applaudissements des syndicats de police couvraient le râle d’agonie du journalisme. Quant à l’avenir de Sonia Mabrouk au sein d’Europe 1 (en passe de tomber dans l’escarcelle de Vincent Bolloré) ou de CNews (où elle présente « Midi News »), on gage qu’il s’annonce radieux.


Denis Pérais


Annexe : « L’intervention de la discorde », Claire Hédon, France Info, 12 février


Cela fait un moment que l’on demande que soient menées des expérimentations parce qu’au bout d’un moment dans certains quartiers, pour certains jeunes, cela devient insupportable. Donc, est-ce qu’on ne peut pas expérimenter l’arrêt du contrôle d’identité : des zones sans contrôle d’identité. Dans 95% des cas les contrôles d’identité ne donnent rien. On nous a dit que c’était trop compliqué de faire des expérimentations avec le récépissé ou en quantifiant le nombre de contrôles. Mais qu’est-ce qu’on est en train de faire en ce moment avec le couvre-feu et le confinement ? On a été capable de savoir le nombre de contrôles qui ont été faits et le nombre d’amendes qui ont été données.

 
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Notes

[1Une pratique sanctionnée par la Cour de cassation le 9 novembre 2016 : « Un contrôle d’identité fondé sur des caractéristiques physiques associées à une origine réelle ou supposée, sans aucune justification objective préalable, est discriminatoire : il s’agit d’une faute lourde qui engage la responsabilité de l’État ».

[3À ce sujet, lire « Trappes : chronique d’un emballement médiatique et politique » (Mediapart, 11/02) ou voir l’émission d’Arrêt sur images « Trappes : "J’aurais préféré ne pas jouer ce match" » (19/02).

[4De son nom exact « Loi confortant les principes de la République ».

[5« Oui, voyez, vous ne lisez qu’une partie, parce que toute la suite, c’est de dire, sauf si vous nous justifiez qu’il y a un problème de santé et d’hygiène, et qu’il y a un problème d’ordre public. Donc, c’est l’ensemble du courrier qui permet d’expliquer. Je vous redis que nous n’en sommes qu’au stade de l’instruction. Nous n’avons pas rendu d’avis et le Conseil d’État a quand même lui-même un avis sur la question. »

[6« Sonia Mabrouk, la journaliste qui attire la lumière », Téléobs, 12 mars 2015.

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