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Grand débat pour grands journalistes dans le « Grand Journal » de Canal Plus

par Henri Maler, Olivier Poche,

Dans un livre que nous n’avons pas encore lu, Edwy Plenel, Serge July et Jean-François Kahn posent cette redoutable question et s’interrogent : Faut-il croire les journalistes ?

En tout cas, à entendre certains d’entre eux, lors de la première partie du « Grand journal » de Canal Plus dédiée à la promotion du livre, le 14 octobre 2009, il est loin d’être certain qu’il vaille la peine de les écouter…

Quelques fragments de leurs échanges, présentés sous forme d’une comédie – puisque c’en fut une - en deux actes, précédés d’un prologue.

Prologue

Et ça commence en fanfare par une séquence intitulée « La petite question » de Bruno Donnet : un sujet de deux (longues) minutes, dont le prétexte est cette question décisive : « Est-ce parce que vous avez 195 ans à vous trois que vous avez décidé d’écrire ce livre-là ? » C’est-à-dire : est-ce parce que « votre carrière est derrière vous » que vous avez décidé de « savonner la planche à tous vos descendants » ?

Edwy Plenel fait mine de ne pas comprendre, et Ali Baddou rappelle alors le point de départ du livre : le résultat d’un sondage indiquant que « 61% des Français estiment que les journalistes ne sont pas indépendants face aux partis politiques et au pouvoir. » Serge July se lance alors dans une démonstration dont il a le secret, et qui a l’avantage de faire porter confraternellement à TF1 tout le poids de la faute. Le résultat de ce sondage s’expliquerait selon lui par la « hiérarchisation des médias » : pour la grande majorité des gens, « les médias c’est la télévision […] et en plus plutôt TF1 que la télévision en général. » Et Serge July de conclure : « Alors vous demandez […] est-ce que le journaliste de TF1 il est indépendant à l’égard du pouvoir, spontanément vous répondez quoi ? Non ! […] Y’a rien d’étonnant là-dedans. »

Notre homme est donc « optimiste » :
- Serge July : « Donc, donc je relativise ça. Moi effectivement, je suis optimiste, mais optimiste parce que je crois qu’il y a une théorie, une loi, je pense universelle depuis l’aube des temps, il y a jamais aucun média qui a tué les autres médias. »
- Michel Denisot : « Ouais, ça c’est votre théorie… »
- Serge July : « Elle est de Mc Luhan. »
- Michel Denisot : « Vous citez, oui, vous citez l’exemple de la télévision et du cinéma, euh effectivement.  »
- Serge July : « Ça se transforme, ça se transforme… »
- Michel Denisot : « Mais vous dites qu’internet est un tremblement de terre, et ça change la donne, est-ce que ça change la donne aussi de l’éthique journalistique, parce que sur internet on lit n’importe quoi. »

… Alors que sur Canal Plus, comme on peut le vérifier quelques répliques plus tard…

Mais d’abord, une petite vidéo des gags les plus réussis.

Acte I, scène 1 : Tout va bien (Jean-Michel Aphatie face à Edwy Plenel)

Le « débat » avait donc commencé depuis quelque temps quand Jean-Michel Aphatie s’énerva : mettre en question l’indépendance des journalistes, c’est leur causer un tort considérable !

- Jean-Michel Aphatie : « Je crois qu’on tourne un peu autour du pot. Il me semble que ce débat a été renouvelé, je ne voudrais pas, mais ce débat a été renouvelé à partir de 2007, parce que des journalistes éminents, au moins deux sur trois ici, ont dit "les journalistes sont dans la main de Sarkozy", "il y a plus d’information libre en France", "la démocratie est faussée", "ils sont tous couchés". C’est ça qui a faussé le débat, c’est pour ça que ce livre existe. »
- Edwy Plenel : « On n’a jamais dit dans les termes que vous le dites. Votre résumé est un résumé sommaire. »
- Michel Denisot : « C’est un résumé, c’est un résumé, c’est un résumé… »
- Jean-Michel Aphatie : « Ah oui, mais enfin l’idée qui est passée, c’est quand même celle-là : "tous couchés". C’est l’idée qui est passée. Je pense… »
- Edwy Plenel : « Non, la démocratie malmenée, pas les journalistes couchés ».
- Jean-Michel Aphatie : « …Je pense que vous avez fait beaucoup de mal aux journalistes. Je le pense. »
- Edwy Plenel : « Mais pas là, mais pas les journalistes. Moi en tout cas, je n’ai jamais attaqué les journalistes ! »

Un « résumé sommaire », mais qui permet au caricaturiste (Jean-Michel Aphatie) et à son interlocuteur (Edwy Plenel) d’évacuer, chacun à leur façon, la question de l’indépendance des journalistes. D’ailleurs… elle ne se pose pas, surenchérit aussitôt Jean-Michel Aphatie, qui se souvient en effet qu’il a deux idées. Voici la première :

- Jean-Michel Aphatie : « Voyez : c’est symptomatique ! Serge July tout à l’heure dit : "quand on parle des médias, on parle de TF1". Discutez avec des journalistes de TF1 ! Mettez-vous en face de Laurence Ferrari, demandez-lui "Vous êtes libre ou pas du pouvoir ?". Elle vous répondra "non" ? Elle vous répondra "oui" ? Donc on est… beaucoup de fantasmes ! »

Comprendre Jean-Michel Aphatie réclame parfois un certain effort (mais si !)… Ce que la vidéo semble confirmer, c’est que selon Jean-Michel Aphatie, il suffit, pour régler la question, de la poser directement à Laurence Ferrari. Et comme celle-ci répondrait qu’elle est indépendante, cela devrait suffire à clore le débat et à dissiper tous nos « fantasmes ».

Cet épisode (involontairement) comique, en rappelle un autre. Dans une savoureuse séquence de « Chomsky et Cie » [1], on peut voir un certain nombre de « grands journalistes » nous assurer de leur totale indépendance et de leur entière liberté. Une séquence qui fait « beaucoup de bien » au journalisme.

Acte I, scène 2 : Tout va bien (Jean-Michel Aphatie et Serge July)

Heureusement, Jean-Michel Aphatie a une « deuxième idée » :

- Jean-Michel Aphatie : « […] Puis j’voudrais dire, j’voudrais… une deuxième idée. Je n’ai pas participé au livre, mais putain, j’aurais dit des choses ! La deuxième idée, c’est que […] le journalisme, ça n’existe pas. Le journalisme ça n’existe pas. Les journalistes existent. Il y en a qui veulent taire des informations, d’autres ailleurs les sortiront. Et donc le système fait que, au fond, on ne nous cache rien. Il y a un exemple de censure - on pourra en prendre douze hein - un exemple de censure : Madame Sarkozy n’a pas voté pour son mari. Le journal qui l’a, essaye de cacher l’info. Tout le monde en parle ! Ça fait un buzz pendant huit jours, tout le monde le sait ! Donc il faut arrêter avec les fantasmes. La démocratie française n’est pas parfaite mais elle est beaucoup moins malade qu’on ne le dit.  »

Comprenez bien : les journalistes ne nous cachent rien, puisqu’il s’en trouvera toujours pour révéler ce que d’autres auraient voulu cacher. Bref, la censure n’existe pas. Quant aux formes invisibles de la censure et de l’autocensure, il est inutile d’en parler. Serge July surenchérit donc. Dialogue comique :
- Serge July : « Mais aujourd’hui y a,… Ce phénomène est quand même formidable pour la question de la liberté, la question de l’indépendance. C’est, il est impossible de cacher quoi que ce soit. »
- Jean-Michel Aphatie : « Quoi que ce soit, absolument. »
- Serge July : « C’est impossible. C’est impossible ! Vous pouvez dire, c’est à cause d’Internet, c’est à cause de ceci, de cela, c’est impossible ! »
- Jean-Michel Aphatie : « Alain Peyrefitte le disait déjà. »

Seulement, voilà :
- Michel Denisot : « Ça veut dire alors, corollaire, cela veut dire aussi qu’on publie n’importe quoi, on publie tout. Est-ce que… ? »
- Jean-Michel Aphatie : « Ben oui, bien sûr »
- Serge July : « Oui, Internet, c’est les deux ! C’est à la fois de la rumeur… »
- Michel Denisot : « Alors, est-ce que c’est bien, ou mal ? »
- Serge July : « …et en même temps, mais heureusement, il y a des journalistes pour faire le tri.  »
- Michel Denisot : « Est-ce que c’est une bonne chose ou une mauvaise chose pour le journalisme ? Je vais poser la question à Jean-François Kahn, qui aura le temps de réfléchir puisque c’est juste après la pub. A tout de suite. »

Il nous faudrait plus de la durée d’une page de « pub » pour réfléchir au « corollaire » et, bien que nous soyons intimidés par une telle épreuve, trouver la bonne réponse à cette question : Internet, « est-ce que c’est bien, ou mal » pour le journalisme ? Aussi avons-nous laissé, du moins dans cet article, aux journalistes en charge du tri entre le bien et le mal le soin d’y répondre…

Acte II, scène 1 : Tout va bien (Ali Baddou et Michel Denisot face à Jean-François Kahn)

« Après la pub », donc, la question est de nouveau posée à Jean-François Kahn – dont la réponse, sans cesse interrompue, la perd aussitôt de vue. Car, tentant de souligner les limites du pluralisme médiatique et le suivisme des sommités du journalisme, il agace ses intervieweurs, Ali Baddou, Michel Denisot et Jean-Michel Aphatie, qui l’interrompent à tour de rôle, et dans le même sens : pourtant, « tout va bien ».

1/ Ali Baddou tout en nuances
- Jean-François Kahn : « …Quand j’étais au Vietnam, si j’écrivais que les américains gagn… perdraient peut-être cette guerre, Servan-Schreiber me rayait ça. Bon, c’est inconcevable aujourd’hui, cela n’est plus possible. En revanche, il y avait à l’époque 17, enfin peut-être pas, mais 14, 15 journaux représentant des sensibilités extrêmement différentes, il y avait des débats. Aujourd’hui, le pluralisme est réduit à rien. Il y a très très peu de journaux et à 80%, euh, et en toute liberté hein, c’est pas, je ne crois pas que c’est un ordre, en toute liberté…  »
- Ali Baddou : «  Il y a quand même une immense variété d’informations en France de sensibilités, de manières de raconter l’info, Jean-François Kahn. »
- Jean-François Kahn (habile…) : «  Comme je veux vous expliquer qu’il y a pas assez de sensibilités, ne faites pas en sorte que je ne puisse pas exprimer la mienne. Que ça conforte ce que je vous dis ! »
- Ali Baddou (vexé…) : « C’est vrai que la censure est terrible ici, mais allez-y. »

Puisque que « quand même », la France n’est pas la Corée du Nord et Canal Plus n’est pas Télé Pyongyang, il va de soi, puisque tout va bien, que Jean-François Kahn est excessif, avant même de pouvoir s’expliquer.

2/ Michel Denisot tout en finesse
- Jean-François Kahn : «  Donc, et aujourd’hui, en toute liberté, je dis bien en toute liberté, euh, et bien, euh, le peu de journalistes qui fondent l’opinion ont tendance à penser la même chose sur beaucoup de choses. Vous me dites, vous dites que… »
- Michel Denisot : « On voit, Le suivisme, vous parlez toujours du suivisme. Or, regardez…  »
- Jean-François Kahn : « Regardez, il[Jean-Michel Aphatie] dit, il dit, vous êtes responsables. Je vais vous donner un truc. Quand même ! Il y a un fait incontestable ! C’est que 90%, 95% - moi y compris -, 95% des journaux, …  »
- Michel Denisot : « Le"oui" au référendum, oui. »
- Jean-François Kahn : « …éditorialistes, directeurs, rédacteurs en chef, ont milité pour le "oui" au référendum européen ! »

Le suivisme que Denisot tente de contester sans y parvenir, Jean-Michel Aphatie va le récuser… en s’offrant en exemple.

3/ Jean-Michel Aphatie tel qu’en lui-même… n’y tient plus. Il a été « neutre », lui. Lui qui – souvenez-vous – aurait eu beaucoup de choses à dire s’il avait été associé au livre. Et sa vanité l’emporte sur tous les autres arguments :
- Jean-Michel Aphatie : « Moi j’étais dans les 5%. Hé, moi j’étais dans les 5% ! »
- Jean-François Kahn : « Et 55% ont voté non. Qui représentait ces 55% ? »
- Michel Denisot : « Jean-Michel ! Jean-Michel ! »
- Jean-Michel Aphatie : « Moi j’étais dans les 5%. Moi j’étais dans les 5%. »

Quels 5% ? Les 5 % qui n’ont pas appelé à voter « oui » et qui représenteraient ainsi 55% des électeurs ? Peut-être... Mais peu importe : C’’est à Serge July que reviendra la prime de l’outrance.

Acte II, scène 2 et apothéose

Car il est temps, en effet de renvoyer Jean-François Kahn à sa « caricature », et d’écouter Serge July réécrire l’histoire de la campagne référendaire, de façon pas du tout caricaturale :

- Ali Baddou : « Mais Serge July vous répond très bien dans le livre, d’ailleurs à cette question-là, parce que vous trouvez que ce n’était pas un bon argument. »
- Serge July : « Ah oui, pas du tout. »
- Michel Denisot : « C’est une caricature ? »
- Serge July : « Moi je trouve que c’est une caricature parce que si on revient sur cette histoire du référendum… Je prends mon cas, dans le cas de Libération, j’ai fait en 2005 exactement la même chose que pour le référendum de Maastricht, c’est-à-dire que, à la surface près , on a fait en sorte que les opinions extérieures, les reportages, les enquêtes etc., il y en ait autant pour le "oui"que pour le "non". Alors c’est vrai, il y a mon opinion à moi qui me suis exprimé. Mais ce que j’ai dit à Jean-François, quand même à plusieurs reprises, c’est quand même, il dit "c’est du suivisme". Il se trouve que le jour du résultat, j’étais minoritaire. J’avais quand même le droit de m’exprimer puisque j’avais fait campagne pour le "oui". J’ai été minoritaire, euh. Ben j’étais minoritaire ! »
- Jean-François Kahn : « Ah oui »
- Serge July : « Excuse-moi ! Excuse-moi ! Excuse-moi ! Excuse-moi ! Donc heureusement que j’avais le droit de m’exprimer. »

Laissons Serge July à ses calculs de surface : même s’ils étaient favorables au « oui », les lecteurs de Libération n’ont pas la mémoire courte. Ils se souviennent que Libération dans ses éditoriaux, ses commentaires et ses titres a fait massivement campagne contre le « non ». Les « majoritaires » de la veille (au sein des médias) sont devenus, selon la catégorie inventée par l’impayable July, les « minoritaires du lendemain » (mais au sein de l’électorat) – sans rien perdre de leur « droit à s’exprimer ». Quelle meilleure preuve de pluralisme puisque Serge July a pu le lendemain continuer à dire ce qu’il disait la veille !

Quand on vous disait que tout va bien. Mais on n’est pas obligé de rire de toutes les pitreries.

Henri Maler et Olivier Poche
- Grâce à la transcription de Laurent et au montage vidéo de Ricar.

 
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Notes

[1Documentaire d’Olivier Azam et Daniel Mermet (2008), produit et distribué par Les Mutins de Pangée.

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