Patrice Duhamel est un ancien dirigeant de média. Ex directeur général de France Télévisions, il a également occupé par le passé des postes de direction à RMC, La Cinq, France Inter, Radio France, France 3, France 2 ou encore au Figaro Magazine et à Madame Figaro. Et depuis 2017, il siège au comité « relatif à l’honnêteté, à l’indépendance et au pluralisme de l’information et des programmes » du groupe M6 (M6, W9, 6ter, Gulli, RTL, RTL2, Fun Radio, etc., sous la propriété de la fondation Bertelsmann), unique représentant de la profession : à ses côtés, l’ex-parlementaire UMP Louis de Broissia, l’ancienne magistrate (et, entre autres, ex-membre du CSA) Jacqueline de Guillenchmidt, l’inspectrice générale honoraire de la police nationale Nicole Tricart et la femme d’affaires Anne Lalou. Quoique sociologiquement représentative des comités d’éthique tels qu’ils existent partout ailleurs dans l’audiovisuel, une telle composition laisse pour le moins songeur... mais ce n’est pas, ici, notre sujet. Notons également que Patrice Duhamel est l’époux de Nathalie Saint-Cricq, le père de Benjamin Duhamel, le frère d’Alain Duhamel et l’oncle de la ministre Amélie Oudéa-Castera. Mais ce n’est pas, ici non plus, notre sujet.
Acte 1 : Les aveux d’un grand démocrate
Le 18 janvier 2024, dans le cadre de la commission d’enquête « sur l’attribution, le contenu et le contrôle des autorisations de services de télévision à caractère national sur la télévision numérique terrestre », Patrice Duhamel est interrogé par le député Quentin Bataillon (Renaissance) sur son appréciation des « règles comptables en matière de pluralisme sur les chaînes privées ou publiques s’appliquant aux candidats ». Sa réponse initiale mérite d’être citée in extenso [1] :
Patrice Duhamel : J’en ai fait l’expérience lorsque j’étais journaliste et, surtout, lorsque j’ai dirigé des grands médias, avec une responsabilité sur les directions de l’information. Comme l’aurait dit le général de Gaulle, il est archi-légitime que chacun puisse s’exprimer, dans le cadre d’une campagne présidentielle, ou, dans quelques mois, d’une campagne européenne. Parfois, pour ne pas dire souvent – trop souvent, de mon point de vue –, il arrive cependant que le respect de l’arithmétique l’emporte sur celui du pluralisme au sens littéral du terme. En tant que journaliste politique, je considère que le fait de donner, à la seconde près, le même temps d’antenne à un candidat qui pèse 20 % ou 25 % des voix qu’à celui qui en représente 2 % peut poser des problèmes dans le suivi d’une campagne électorale. Si je n’ai pas en mémoire le détail des dernières évolutions intervenues en la matière, le fait d’avoir étendu cette comptabilité au traitement de l’information par les journalistes eux-mêmes – le temps d’antenne – me semble être totalement surréaliste. C’est là un point de vue personnel, que je n’exprime donc pas en ma qualité de membre du comité d’éthique. Une régulation est certes nécessaire, car il est inenvisageable de ne pas encadrer les médias qui bénéficient de fréquences publiques, comme cela est le cas aux États-Unis. L’encadrement gagnerait cependant à être beaucoup plus souple et à faire davantage confiance à la responsabilité des journalistes et de leur hiérarchie.
Et d’y revenir un peu plus tard au cours de l’audition :
Patrice Duhamel : Concernant les campagnes électorales, il faut se placer du point de vue du public – les téléspectateurs et les auditeurs – pour lequel on travaille : donner, de façon assez caricaturale, la même importance à un candidat ou une candidate susceptible d’être président de la République ou de figurer au second tour, qu’à un ou une candidate qui représentent 2 % ou 3 % du corps électoral, sans disposer d’aucun parlementaire, est trop pesant. Beaucoup d’auditeurs ou de téléspectateurs ont réagi en ce sens. Encore une fois, il ne s’agit que de mon expérience personnelle et je n’ai pas de leçons à donner.
Un bingo. Revenons donc sur quelques cases.
L’égalité, cette « pesanteur »
La période électorale à laquelle se réfère Patrice Duhamel est celle de la stricte « égalité des temps de parole et des temps d’antenne dans des conditions de programmation comparables » telle qu’édictée par l’Arcom. Lors de l’élection présidentielle de 2022, cette période courait du 28 mars au 8 avril. Douze jours seulement... mais douze jours de trop pour Patrice Duhamel, qui verbalise ici le mépris proverbial que voue l’éditocratie aux « petits candidats » [2]. Rien de neuf : les lois du champ journalistique consacrent celles du champ politique. L’aveu de Patrice Duhamel n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui de Guillaume Dubois – ancien vice-président de BFM Business, directeur général de BFM-TV, directeur de la rédaction de L’Express, directeur d’antenne à LCI et aujourd’hui directeur général d’Euronews – dans son livre Priorité au direct. Égalité de temps de parole ? « L’égalité sans concession, au pied de la lettre, jusqu’à l’absurde. La démocratie façon Robespierre, tout en nuances. »
L’encadrement du temps d’antenne : « surréaliste »
Compte tenu du fardeau que semble représenter le respect de l’égalité du temps de parole, on comprend aisément que l’encadrement du temps d’antenne, cette fois – soit le temps où est évoqué tel ou tel candidat à l’antenne, sans que ce dernier s’exprime à proprement parler –, soit une croix lourde à porter pour le journalisme politique. « Surréaliste », même, aux yeux de Patrice Duhamel. À sa décharge, force est de constater que les dispositifs audiovisuels où se commente la « vie politique » comme les pratiques des journalistes politiques eux-mêmes – lesquels privilégient le journalisme de commentaire tous azimuts sur le modèle d’une course de petits chevaux – ne facilitent pas la tâche en la matière. Mais dès lors, faut-il remettre en cause les règles existantes... ou les pratiques dominantes du journalisme politique ? Faut-il maintenir des dispositifs indigents... ou fabriquer l’information autrement, en s’inspirant d’une philosophie visant à garantir le pluralisme, ce principe démocratique élémentaire ? En période électorale par exemple, envisageons un seul instant cette idée saugrenue : aux faux débats réunissant les cohortes traditionnelles de toutologues et aux émissions dédiées au traitement « événementiel » et feuilletonné des campagnes électorales faisant la part belle à la communication politique, les chefferies éditoriales préféreraient des plateaux axés sur les contenus des programmes... et leur analyse éclairée. L’information n’en serait que mieux servie et le temps d’antenne par candidat... nettement plus facile à calculer que d’ordinaire !
« Au nom de la démocratie »
Pour justifier ses critiques à l’encontre des règles d’égalité, Patrice Duhamel convoque tantôt ses pairs – qui pâtiraient d’une mesure alourdissant considérablement leurs conditions de travail et dont ils ne comprendraient pas le sens –, tantôt « le public » – qui n’en comprendrait pas le sens non plus et s’y opposerait « par bon sens ». Patrice Duhamel y insiste : « Si vous interrogez les patrons de médias qui disposent de services très développés et compétents sur les retours des téléspectateurs ou des auditeurs, ils vous confirmeront que tous – quelle que soit leur sensibilité politique – s’étonnent des problèmes posés par cette stricte égalité. » Tous les téléspectateurs ou tous les patrons de médias ? C’est que se défausser d’une incurie éditoriale et d’un rapport pour le moins contrarié au pluralisme en invoquant « le public » et ses intérêts supposés – et supposément en miroir de ceux des commentateurs –, n’est pas le moindre des talents des chefferies médiatiques.
« À l’aveugle »
Enfin, comme à court d’arguments, Patrice Duhamel ouvre la voie de la « raison » : il faudrait assouplir les règles existantes et « faire davantage confiance à la responsabilité des journalistes et de leur hiérarchie. » Confiance en celle de RTL par exemple, épinglée par l’Arcom en mars 2022 pour une « surreprésentation » « persistante » d’Éric Zemmour « en temps de parole comme en temps d’antenne » sur la période courant du 1er janvier au 7 mars ? Confiance en des hiérarchies qui entravent et pèsent de tout leur poids sur chaque processus électoral depuis des décennies ? Confiance en des journalistes politiques intoxiqués aux sondages (pré-)électoraux dont les sciences sociales ont de très longue date démontré l’inanité ?
Si les dirigeants de médias multiplient les coups de boutoir contre deux courtes semaines d’égalité des temps de parole, ils semblent en revanche n’avoir aucune critique à formuler contre les critères de l’Arcom censés garantir « le pluralisme au quotidien ». Et pour cause, tant ces derniers laissent les mains totalement libres aux chefferies éditoriales. En dehors des périodes électorales en effet, les règles disposent primo qu’un tiers du temps total des interventions à l’antenne est réservé à l’exécutif. Et l’Arcom de poursuivre : « Le reste du temps total d’intervention est réparti selon le principe d’équité entre les partis et mouvements politiques qui expriment les grandes orientations de la vie politique nationale. Les critères sur lesquels s’appuie l’Arcom comprennent notamment les résultats des consultations électorales, le nombre et les catégories d’élus, l’importance des groupes parlementaires ou les indications de sondages d’opinion. La contribution des formations politiques à l’animation du débat politique est également prise en compte. » Comment les chefferies médiatiques interprètent-elles ces critères – totalement subjectifs et volontairement flous, s’agissant des deux derniers – et comment les transcrivent-elles à l’antenne ? En toute opacité. Et selon des appréciations visiblement peu regardantes du pluralisme tant ces dernières peuvent déboucher, par exemple, sur la surmédiatisation d’une personnalité au détriment de toutes les autres, quitte à ce que cette dernière devienne le centre de gravité de l’agenda journalistique – que l’on pense ici à l’hystérisation médiatique autour d’Éric Zemmour ou d’Emmanuel Macron. Ainsi, non contentes de pouvoir piétiner le pluralisme en temps ordinaire, les chefferies médiatiques devraient avoir davantage de « marges de manœuvre » en période électorale...
Acte 2 : Quand un chien de garde tombe sur un os
Aussi la tirade de Patrice Duhamel interpelle-t-elle quant à la philosophie qui, explicitement et en creux, guide les dirigeants de médias. C’est en ce sens que le rapporteur et député Aurélien Saintoul (La France insoumise) rebondit sur ses propos au cours de l’audition :
Aurélien Saintoul : Vous nous avez fait part de votre étonnement, vous entendrez le mien. Je m’étonne que l’on confie le soin de faire respecter le pluralisme de l’information à des personnes qui, manifestement, considèrent que les règles d’égalité du temps de parole sont absurdes. Cela ne me semble pas être une disposition d’esprit adéquate, même si l’important est que la loi soit respectée.
Une telle adresse ne fut pas du goût de Patrice Duhamel, qui persiste et signe... à deux reprises :
Patrice Duhamel : Il m’a été demandé de faire part de mon expérience. Elle est la suivante : du point de vue des journalistes et du public – pour lequel les journalistes travaillent, dans le secteur public comme dans le secteur privé –, est-il normal qu’un candidat ou une candidate de La France insoumise, de Renaissance ou du Rassemblement national, pesant chacun 20 % à 25 % des voix – j’ai pris l’exemple d’une campagne présidentielle mais on pourrait en évoquer d’autres, moins importantes – dispose, pendant une période, même restreinte, à un moment essentiel – plus on se rapproche du premier tour, plus les règles d’égalité des temps de parole sont strictes –, à la seconde près, du même temps d’antenne dans les journaux télévisés ou radio, qu’un candidat ou une candidate qui pèse 1 % ou 2 % ?
[...]
Je considère que j’ai été mis en cause par une intervention du rapporteur, ce que je n’accepte pas. Je ne vois pas à quel titre on a pu me reprocher de m’être vu confier des responsabilités alors que j’estimerais que les règles d’égalité du temps de parole sont absurdes. [...] On m’a demandé de faire part de mon expérience. Ainsi, j’ai totalement le droit, en toute liberté, de dire ce que je pense, comme 99 % des journalistes de ce pays qui suivent les campagnes électorales, à savoir que les règles actuelles ne permettent pas aux journalistes de couvrir de la manière la plus efficace possible des grandes campagnes électorales.
Fermez le ban.
On ne peut conclure qu’en tentant de rassurer Patrice Duhamel et avec lui, « 99% des journalistes politiques de ce pays », sur la base de ce qu’ils savent déjà : en période électorale ou non, et quelles que soient les règles en vigueur, les éditocrates disposent d’une palette de pratiques leur permettant de couvrir l’actualité du champ politique non pas de « la manière la plus efficace » ni informative qui soit, mais selon celle qui leur sied le mieux. Calquer l’agenda médiatique sur celui des forces politiques dominantes ; convertir certaines actualités militantes/temps de campagne en « événements » à la Une et en laisser une multitude d’autres sous les radars ; entretenir la notoriété et le capital médiatiques de certains élus et délégitimer ceux qui leur déplaisent ; informer ou non sur leurs programmes ; faciliter ou non leur expression ; leur présenter ou non des signes de déférence ; organiser des débats électoraux sans les « petits candidats » par temps de campagne, constituer des plateaux déséquilibrés par temps ordinaire ; favoriser les « bons clients » et ignorer les plus rétifs ou les moins à l’aise ; etc. Autant de pratiques mises au service de choix éditoriaux à sens unique et qui reviennent à fouler aux pieds le pluralisme. De quoi méditer un propos que tint Louis de Broissia, le président du comité d’éthique du groupe M6, au cours de l’audition : « Nous sommes une petite pierre dans le chemin du soutien à l’indépendance, au pluralisme, à la liberté d’informer. Est-ce que nous sommes la pierre essentielle ? Sans doute pas. » De là à dire qu’ils représentent même un obstacle sur ce chemin... il n’y a qu’un pas !
Pauline Perrenot