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Éducation nationale : quelques remèdes de cheval pour dégraisser le mammouth

par Thibault Roques,

À l’occasion de la remise récente au gouvernement de deux rapports sur l’Éducation nationale et sa gestion – celui de la Cour des comptes et celui de la médiatrice de l’Éducation nationale –, certains médias en profitent pour accabler les enseignants en relayant et en amplifiant les préjugés les plus communs à leur égard, et pour livrer, plus ou moins subtilement, leurs solutions pour redresser une école publique dont ils dressent un tableau apocalyptique…

Le poids des maux…

Et d’abord, quoi de mieux pour appâter le lecteur qu’un titre sinon accrocheur du moins racoleur, en tout cas toujours réducteur ?

Alors même que sur le site de France Inter le résumé qui suit est (légèrement) plus nuancé : « Qu’est-ce qui énerve le plus les parents d’élèves ? C’est ce que s’est demandée la médiatrice de l’Éducation nationale. La réponse sort dans un rapport ce jeudi. En tête : les profs absents et non remplacés, la déscolarisation et certaines écoles privées. », c’est une vision très partielle donc très partiale de l’institution qui est mise en avant, et qui fait des récriminations de certains parents une vérité apparemment universelle en milieu scolaire.

Bien sûr, on trouvera toujours plus audacieux en s’informant auprès des spécialistes éducation du Figaro :

L’approche est plus franche, le verdict implacable. Nous n’avons alors plus affaire à « ces profs », fraction mal identifiée de la profession dans son ensemble, mais aux professeurs en général, congénitalement absentéistes.

Dans les deux cas, les gros titres des articles, qui visent à faire sensation plutôt qu’à informer, réduisent des rapports dépassant chacun les 150 pages à un simple slogan… Sans doute ces rapports sont-ils discutables et doivent être discutés. Mais cela rend d’autant plus nécessaire de la part des journalistes un propos argumenté, fouillé et nuancé plutôt que cette suite de poncifs, pâles substituts à des analyses tant soit peu innovantes sur la question.


… Le « choc » des photos

Les illustrations photographiques de ces accroches souvent caricaturales ne sont pas en reste. En effet, tandis que sur le fond, les articles pointent un absentéisme chronique de la part des enseignants, sur la forme, plusieurs photos viennent opportunément appuyer ce constat pour lui donner plus de vraisemblance encore.

Ainsi, la salle de classe est vidée de ses enseignants, par le Figaro :

Tandis que pour France Inter, ce sont à la fois les enseignants et les élèves (!) qui disparaissent :

Dans certains cas, c’est l’établissement lui-même qui affiche porte close… Probable symbole d’un corps enseignant démissionnaire et d’une fonction publique qui manque décidément à tous ses devoirs : faute d’enseignants (et de tout le reste du personnel qui travaille d’ordinaire dans un établissement scolaire), les élèves ne peuvent même plus pénétrer dans l’enceinte dudit établissement, comme l’illustre ce cliché du Parisien :

Les enseignants manquent régulièrement à l’appel et, partant, à leur devoir, c’est entendu. Mais c’est le « mammouth » dans son ensemble qui est visé. Et la liste des tares est longue ; fort heureusement, de vertueux journalistes sont là pour nous les rappeler.

L’enseignant, (trop) souvent absent, est un être manifestement fainéant ; comment comprendre sinon son hostilité présumée à la prise en compte de son « temps de travail réel » sur laquelle plusieurs journalistes s’attardent. L’article du Figaro daté du 22 mai est à cet égard riche d’enseignements : le titre choisi (« Les Sages pour le temps de travail réel des enseignants ») laisse entendre d’abord qu’il y aurait un temps de travail fictif qui s’y oppose et auquel les enseignants – ces planqués ! – sont très attachés. La suite n’est pas moins lourde de sous-entendus :

« Comment imaginer qu’on puisse piloter une organisation sans connaître le temps réel de travail de ses participants ? C’est pourtant la situation dans laquelle se trouve l’Éducation nationale. Comme le souligne le rapport de la Cour des comptes publié mercredi, « il n’existe pas de suivi fiable du temps de travail total des enseignants ». Les chiffres proviennent d’enquêtes déclaratives. Ainsi, les professeurs du second degré public déclarent travailler en moyenne 21 heures par semaine en plus de leurs heures de cours. Et cela afin de préparer les cours, de corriger les copies ou de nouer des liens avec les parents. Mais nul ne sait si ces réponses des enseignants sont exactes. Et intuitivement, les parents devinent que les temps de préparation peuvent être très différents selon les professeurs. »

À chacun, alors d’en tirer intuitivement la conclusion qui s’impose : il faut (re)mettre les enseignants au travail. Et les plus grands experts sont appelés en renfort par l’auteur de l’article. Ainsi, Michel Didier, président de COE-Rexecode, organisation proche du patronat, « porte un diagnostic sans concession sur l’ensemble de la fonction publique. "Le temps de travail réel des fonctionnaires n’est pas évalué. Il y a des dérives, certains cumulant les absences. La productivité est faible." » Dérives, absences, faible productivité. Heureusement que certains osent dire tout haut ce que d’autres pensent tout bas…

Autre éminent spécialiste, « Jean-Hervé Lorenzi, professeur à l’université Paris-Dauphine, estime lui aussi qu’il faut réorganiser le secteur public, en posant notamment la question du temps de travail. "Il faut réformer au cas par cas. Le problème des universités - un temps de vacances trop long, avec une fermeture trois mois par an - n’est pas celui de l’hôpital." » Chacun l’aura compris, les enseignants cultivent au moins autant la paresse que leurs élèves.

Même Libération, dont on aimerait penser qu’il n’épouse pas les positions des économistes néolibéraux et autres têtes pensantes du Medef, estime – un peu plus subtilement, c’est vrai – que le temps de travail est effectivement en cause : si les enseignants de primaire et maternelle sont en grève, c’est d’abord et avant tout parce qu’ils sont réticents à travailler plus (4 jours et demi plutôt que 4).

Comme nous l’avions souligné dans « La grève incompréhensible et injustifiée des instituteurs parisiens », pour Libé, pétri de tous les poncifs sur l’Éducation nationale, il s’avère en effet difficile d’expliquer quoi que ce soit à partir d’une vision si simpliste de la réforme en cours et des réserves que certains enseignants peuvent nourrir à son égard.

Il est d’autant plus difficile à nos journalistes d’accepter la paresse supposée des enseignants qu’ils coûtent cher, très cher à la nation, comme en témoigne la photo légendée ci-dessous, tout en nuances :

Ceux qui croyaient le mammouth disparu depuis longtemps en sont pour leurs frais : l’Éducation nationale est un poids, voire un fardeau, que chacun doit supporter. Quant à imaginer que ce puisse également être un service (public), nécessaire à la formation du citoyen et au pays tout entier, il n’y a qu’un pas que les journalistes osent rarement franchir. Car ce mammouth que d’aucuns ressuscitent se caractérise surtout par sa lenteur et ses pesanteurs.

Certains clichés ont la vie dure et le plus simple pour disqualifier le monde enseignant reste de le taxer de corporatisme ou d’archaïsme, c’est selon, sans démonstration aucune mais avec la garantie que le cliché parlera au plus grand nombre.

Aussi, Fabrice Rousselot, pour Libération [1], ne recule devant aucune simplification lorsque, concédant que ce sera « seulement au prix d’un vaste réinvestissement dans l’éducation en France que l’on pourra retrouver des profs plus apaisés. », il déclare, presque menaçant : «  Mais, attention, cette refondation ne doit souffrir d’aucun tabou et inclure évidemment la réforme des rythmes scolaires. Aux nouveaux profs de faire aussi ce pari sur l’avenir, pour enfin réinventer leur métier et faire face à ses défis sociaux, économiques et technologiques. En prenant soin d’éviter des réflexes corporatistes trop souvent tournés vers le passé. »

Sans que l’on sache vraiment à quel tabou il peut bien faire allusion, l’éditorialiste se fait en tout cas l’écho des fantasmes les plus éculés sur les enseignants, par définition réfractaires aux réformes et s’accrochant désespérément à des pratiques d’un autre temps. Même « Avenir », titre de son éditorial, apparemment tourné vers des lendemains qui pourraient chanter, est en réalité une exhortation à peine voilée à rompre avec de vieux schémas dont les enseignants ont, selon lui, bien du mal à se défaire, comme l’explicite le propos reproduit ci-dessus. Que n’est-il pas aussi vigoureux dans sa volonté d’éviter certains réflexes journalistiques ?

En définitive, le seul hommage que les journalistes veulent bien rendre au corps enseignant consiste à souligner, comme dans Le Figaro du 14 mai, « Comment les profs font réussir leurs enfants ».

La légende de l’illustration de l’article interpelle : « De l’école primaire au lycée, les enfants d’enseignants sont les premiers de la classe. Ils passent devant tout le monde, y compris les enfants de cadres. » « Ils passent devant tout le monde » : formule subtile mêlant données objectives et sous-entendus.

Certes, les enseignants ne font sans doute pas tout leur possible pour la réussite des enfants en général (absences à répétition, temps de travail aléatoire, incapacité d’innover, etc.) mais pour les leurs, ils ne comptent pas leurs heures ! L’hommage n’en est donc pas un : il pointe au contraire un égoïsme qui vient s’ajouter à la longue liste de leurs tares. Et la journaliste d’enfoncer le clou pour achever de démontrer leur duplicité : « Exigeants et connaisseurs du système […] Ce sont les plus grands bénéficiaires du système scolaire ».

Dès lors, compte tenu de l’état déplorable de l’institution scolaire et des manquements de ceux censés l’incarner, seules des « mesures choc » peuvent redresser la situation.


Dégraisser le mammouth pour engraisser le privé

Miracle du calendrier, plusieurs études tombent à point nommé qui permettent aux journalistes, dont ceux, en pointe, du Figaro, de souligner que « Les Français [sont] attachés à la qualité de l’enseignement catholique ». Les chiffres sont éloquents :

« Un "enseignement de qualité", ouvert aux autres religions et aux non croyants. C’est ainsi que les Français perçoivent l’enseignement catholique, confirmant sa position alternative face au public. S’ils avaient un enfant à scolariser, 43 % d’entre eux affirment qu’ils souhaiteraient le faire dans l’enseignement catholique privé. Preuve que ce dernier s’impose comme une alternative de poids. Le fait que 39 % des catégories populaires adhèrent à cette solution renforce l’assertion, et marque, selon le sondage "la capacité de l’enseignement catholique à intéresser les Français au-delà de leurs capacités financières supposées". […] »

«  L’écrasante majorité des répondants (90 %) trouvent "normal" que les parents aient le choix entre le public et le privé. Choix que 72 % conçoivent comme une "chance". Alors que les questions de guerre scolaire sont régulièrement évoquées, comme en ce début d’année avec le débat autour du mariage homosexuel, l’enseignement catholique confirme sa place dans le système éducatif. »

«  La délicate question du financement par l’État, que certains remettent en question au vu des libertés prises par les établissements,ne soulève pas de critique : 65 % des sondés jugent logique que l’État participe au financement au motif que l’enseignement catholique contribue au "service public d’enseignement". »

Étrange coïncidence que cet engouement réaffirmé pour l’enseignement privé catholique au moment où l’enseignement public est si décrié, entre autres par les journalistes. Étrange aussi que l’on transforme en « preuve » des choses pour le moins hypothétiques : « S’ils avaient un enfant à scolariser, 43 % d’entre eux affirment qu’ils souhaiteraient le faire dans l’enseignement catholique privé. » De quelle preuve peut-il s’agir et quelle valeur lui attribuer quand les répondants n’ont pas forcément d’enfant à scolariser ? Certains mauvais esprits diraient que la question ne se pose pas et des sondeurs tant soit peu scrupuleux ne devraient donc pas la poser.

Étrange, enfin, que soit pris pour argent comptant de tels « résultats » alors que le sondage est l’œuvre conjointe de OpinionWay et de… La Croix. Reste que face à une présentation si laudative du privé, chacun a compris ce qu’il lui restait à faire pour ses enfants.

Par ailleurs, si l’enseignement public est malade, qu’il se rassure, des méthodes ayant fait leurs preuves dans le privé peuvent, semble-t-il, y être importées. C’est ainsi que quelques journalistes soucieux du bien commun s’efforcent, au-delà de la critique, de faire œuvre utile en contribuant à leur tour à l’impérieuse réforme du « mammouth ».

Nos spécialistes-ès-éducation sont ainsi loin d’être à court d’idées lorsqu’en matière de gestion du personnel, par exemple, ils font le constant sombre qui suit :

Ou comment brouiller un peu plus la frontière entre privé et public en faisant du « management » le cœur d’une école à nouveau conquérante…

Cette contre-révolution scolaire, que beaucoup semblent appeler de leurs vœux, s’inscrit pourtant dans un cadre idéologique plus global. In fine, pour la journaliste du Figaro, la réforme de l’école n’est qu’une étape annonciatrice de changements plus vastes et plus profonds :

« "Les professeurs sont spécialisés dans des matières, ce qui complique les choses", estime Michel Didier, président de COE-Rexecode. En revanche, ce dernier porte un diagnostic sans concession sur l’ensemble de la fonction publique. "Le temps de travail réel des fonctionnaires n’est pas évalué". Il y a des dérives, certains cumulant les absences. La productivité est faible. Il est donc possible de faire mieux avec moins de personnel. »

« Jean-Hervé Lorenzi, professeur à l’université Paris-Dauphine, estime lui aussi qu’il faut réorganiser le secteur public, en posant notamment la question du temps de travail. "Il faut réformer au cas par cas. Le problème des universités - un temps de vacances trop long, avec une fermeture trois mois par an - n’est pas celui de l’hôpital". Adepte d’une solution plus globale et radicale, le sénateur UDI Jean Arthuis prône la fin des 35 heures dans la fonction publique. De quoi économiser 25 à 30 milliards. Une vraie mesure choc…  »

D’abord « faire mieux avec moins de personnel », puis poser la question du temps de travail, avant de prôner, pour finir, « la fin des 35 heures dans la fonction publique ». Vous avez dit « vraies mesures choc » ?


***


Il ne s’agit ici nullement de prendre position au sujet de l’immobilisme - réel ou supposé – de l’Éducation nationale, mais plutôt d’appeler des journalistes pour qui la privatisation est forcément mère de toutes les vertus à un peu de retenue : avant de « sonner la charge contre le mammouth », peut-être faudrait-il se pencher sur les corporatismes et les conformismes médiatiques ?


Thibault Roques

 
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Notes

[1Édito paru dans Libération le 12 mai 2013.

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