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Critique des médias : les lamentations de Jean-Marie Colombani

par Alain Thorens, Henri Maler,

Avant même de pouvoir suivre le « Tour du monde en 80 journaux » que Le Monde lui propose dans son édition du 5 décembre 2003 pour la somme modique de 0,40 euro, le lecteur est invité à lire le diagnostic proposé par le bon docteur Jean-Marie Colombani au terme d’un examen médical de la situation de la presse. Bilan (sous le titre « Trois défis ») : la presse ne souffre que des maux qu’elle pourrait elle-même guérir, à l’exclusion de tous ceux que pourrait relever la critique des médias.

La lecture de ce bulletin de santé est un véritable pensum. Mais l’effort sera récompensé : on saura enfin comment un patron de presse « de référence » récuse toute critique dont il ne serait pas l’auteur. Cela commence, bien sûr, par quelques lamentations sur la dureté des temps.

Lamentations

« Avant même d’arriver à son terme, 2003 est déjà l’une des années les plus difficiles qu’ait connues la presse écrite. Reflet d’un air du temps inquiet [Joli, le « reflet » de « l’air du temps », audacieusement qualifié d’ « inquiet »...] dans un univers en complet bouleversement, dont les points de repère et les référents sont remis en cause. ».

Suit alors la liste des « difficultés » que reflète l’air du temps inquiet : « Ainsi, dans une presse aux références anglo-saxonnes, les institutions les plus visibles ont été chahutées ». Et Colombani d’évoquer le scandale qui a frappé The New York Times, l’affaire des révélations de la BBC [1], la controverse publique sur l’école de journalisme de l’université Columbia , avant de revenir « plus près de nous, en Pologne » sur « le furieux assaut politico-judiciaire » contre la Gazeta Wyborcza » et d’achever ce tour du monde en quelques exemples par une déploration qui ne s’invente pas : « En France, Le Monde a fait l’objet d’une mise en cause destinée à obtenir qu’il rentre dans le rang. » Pas moins ! Et dire que l’on ne s’était pas aperçu que Le Monde avait quitté le rang...

L’art déployé par Colombani pour contourner et discréditer toute critique indépendante de la presse n’est pas du grand art. Mais ce n’est pas une raison de déserter cet éditorial pâteux.

Poursuivons donc, puisque, nous dit-on, « ces convulsions ne sont ni accidentelles ni passagères ». Colombani en prend acte : « C’est l’ensemble de la presse, désormais, dont le contenu et l’influence sont contestés. » Mais c’est pour se redresser aussitôt sur ses ergots : « Avec, il est vrai, une virulence particulière à l’endroit de la presse qui se veut avant tout indépendante. » C’est-à-dire ...Le Monde, victime expiatoire de toutes les critiques confondues...

Et Colombani d’enchaîner : « La campagne d’Irak » - euphémisme militarisé pour « l’invasion de l’Irak » - aurait « encouragé » la « suspicion » à l’égard de la presse. « Pourtant », cette suspicion est, elle-même, suspecte : « Pourtant, en proportion des effectifs présents, plus de journalistes que de militaires occidentaux ont péri dans ce conflit. ». A ne pas croire ce qu’on lit : le nombre de journalistes morts aurait dû tempérer, voire annuler toute critique ! [2] « Pourtant », la suite confirme que le lecteur n’a pas la berlue : « Mais, à l’arrivée, ne restent que les controverses (...) ». Et Colombani de dresser une liste, sa liste, de certaines critiques apparemment inconvenantes [3]...

Ce petit chantage qui vise à décourager mezza voce ce que Colombani appelle, pour gourmander leurs auteurs, des « reproches  » est suivi d’une grande leçon : « En période dite de paix, ces critiques forment, mezza voce, l’ordinaire de la presse. Mais nous sommes cette fois entrés dans une phase plus dangereuse : l’excès ou l’iniquité des reproches masque en effet l’écho des difficultés de la presse à affronter les trois défis qu’elle doit relever pour assumer sa mission et garder la maîtrise de son avenir. »

Ainsi, plutôt que de répondre à ces « critiques », Colombani décrète une phase d’alerte maximale contre « l’excès et l’iniquité des reproches », sans dire en quoi ils consistent, parce qu’ils feraient diversion : cet « excès ou iniquité », dont on ne saura rien, « masque (...) l écho des difficulté de la presse ».

Et Colombani de jeter bas le « masque de l’écho de difficultés » (un tel style ne se commente pas...) pour relever les « trois défis » : le défi « d’ordre éthique » qui serait « lancé au journalisme » par la technologie et, particulièrement, l’informatique, le défi « d’ordre économique », qui serait « lancé à l’ensemble du secteur de l’information » par le développement d’Internet, et le défi « d’ordre institutionnel ».

Laissons provisoirement de côté les deux premiers " défis " (dont l’exposé exclut les effets de la concentration des médias et des nouvelles formes de marchandisation de l’information...) pour nous intéresser au troisième.

Défi

Le voici :


« (...) Toujours accessible, parfois diffusée simultanément sur plusieurs supports, elle [la presse] assume ouvertement un rôle de quatrième pouvoir (...). Logiquement, la presse se voit demander quel contre-pouvoir vient équilibrer le pouvoir qu’elle exerce, quel système de contrôle régule la constance de son action. Le risque existe donc que la presse libre soit tenue pour un pouvoir d’influence, voire une force au dessein occulte.  »

Pour comprendre en quoi ce défi est-il « d’ordre institutionnel », il faut beaucoup de patience.

La presse, nous dit-on, « assume ouvertement un rôle de quatrième pouvoir ». La presse « assume » ce rôle. Mais le remplit-elle ? La question ne sera pas posée. Car Colombani, apparemment convaincu que ce pouvoir existe sans conteste, est déjà passé à la phrase suivante : « Logiquement, la presse se voit demander quel contre-pouvoir vient équilibrer le pouvoir qu’elle exerce (...) ».

De qui émane cette « demande » ? On ne sait. Mais le lecteur attentif de la presse se souvient que telle est bien la question posée par ... Ignacio Ramonet qui, dans un éditorial du Monde Diplomatique, paru en octobre 2003 sous le titre « Le cinquième pouvoir », invitait à constituer une « force civique citoyenne », face à un « quatrième pouvoir » qui a « perdu peu à peu sa fonction essentielle de contre pouvoir » [4].

Colombani, on s’en doute, a dû être fort agacé... C’est pourquoi, en une seule apposition, la demande d’un « contre pouvoir » est transformée en demande d’un « système de contrôle » : « Logiquement, la presse se voit demander quel contre-pouvoir vient équilibrer le pouvoir qu’elle exerce, quel système de contrôle régule la constance de son action. »

Ce tour de passe-passe, destiné à nous faire entendre que la question est « d’ordre institutionnel », nous vaut une vigoureuse mise en garde, qui annule la pertinence de la demande « logique » d’un contre-pouvoir : « Le risque existe donc que la presse libre soit tenue pour un pouvoir d’influence, voire une force au dessein occulte. » Pourquoi « donc » ? Mystère.

Mais le défi « d’ordre institutionnel », si l’on comprend bien (cela demande beaucoup d’efforts bienveillants...), consiste en ceci : la presse, parce qu’elle « assume ouvertement un rôle de quatrième pouvoir », risque d’être « tenue pour un pouvoir d’influence ». L’incohérence est telle que l’argument de Colombani menace de s’effondrer sous son propre poids, pourtant bien léger. Il est vrai que la presse, d’un bord à l’autre de la contradiction, est devenue, quand on lui prête abusivement un pouvoir d’influence, « la presse libre ». La menace n’en est donc que plus grande.

A moins qu’il ne faille lire autrement le péril invoqué : le risque consisterait à attribuer le pouvoir d’influence, voire la force à un « dessein occulte ». Et voilà comment, Colombani, en magicien amateur, recycle le thème d’une imaginaire « théorie du complot » stupidement attribuée à toutes les critiques des médias qui n’ont pas reçu l’aval des chefferies éditoriales et leurs adorateurs.

Une fois ces défis taillés sur mesure, il ne reste plus à Jean-Marie Colombani qu’à proposer une potion magique qui permettra de les relever.

Potion magique

« La difficulté de ces trois défis tient à ce qu’ils n’appellent qu’une seule réponse, issue d’un lieu unique : la presse elle-même. (...) Partout une même réponse est proposée par les entreprises et leurs rédactions : elles veulent maintenir une certaine idée de la démocratie et de la liberté dans un univers technologique et économique entièrement rénové. Une tâche que la presse ne peut accomplir que par elle-même. »

C’est donc aux entreprises et aux rédactions, et à elles seules, qu’il revient de relever le triple " défi " : éthique, institutionnel et économique. Toute autre intervention fait peser la même menace : « Impossible de réguler, contrôler ou discipliner la presse du dehors sans remettre en cause ce qui fonde le principe même de la liberté d’expression. »

Tout est presque dit dans cette maxime. Toute mise en cause de la presse qui aurait pour fin de la « réguler, contrôler ou discipliner » - inutile de distinguer et de préciser -, quand elle s’effectue « du dehors », menace la liberté de la presse. Qu’importe si le « dehors » en question est un pouvoir politique, fût-il démocratique, ou un « contre-pouvoir » citoyen, Colombani les a déjà amalgamés et est passé sans transition à la phrase suivante :

« L’Histoire permet hélas de le vérifier constamment : dès que surgit une tentation autoritaire, la liberté de la presse est atteinte. » Qu’importe si personne ou presque ne songe à le contester : il suffit à Colombani de laisser entendre que tout critique « du dehors » obéit à une « tentation autoritaire ». Silence, lecteurs et citoyens !

Ne reste alors que cette solution : « Chaque rédaction doit donc défendre elle-même l’éthique de son métier, la garantir, la réguler, sous peine de perdre le crédit que lui reconnaissent ses lecteurs. » Soit ! Mais « elle-même », cela ne signifie pas « elle seule », c’est-à-dire livrée à elle-même... Et, généralement, à plus fort qu’elle.

Mais il est vraisemblable que pour Jean-Marie Colombani les groupes financiers qui contrôlent la presse ne la « régulent » pas du « dehors » : ils sont chez eux ! Et ne risquent sans doute pas de « remettre en cause ce qui fonde le principe même de la liberté d’expression  »...

Et puisque « chaque rédaction doit donc défendre elle-même l’éthique de son métier, la garantir, la réguler », il va de soi que « pour se garder du reproche d’être une institution opaque, ce privilège s’assortit d’une obligation de transparence. »

Imaginez, par exemple, que vous vous posiez la question suivante : « Médias : la concentration, jusqu’où ? ». Pour obtenir une réponse, il vous suffira de vous rendre à la conférence qui porte ce titre, organisée par Les Echos, le mercredi 10 décembre au Pavillon Gabriel à Paris. Entre 9h du matin et 17 heures (mais avec une pause déjeuner entre 13h15 et 15 heures...), vous pourriez satisfaire votre curiosité pour la modique somme de 750 € HT / 897 € TTC (Rmistes s’abstenir...). Et entre 10h30 et 11 h, entendre Jean-Marie Colombani défendre la liberté de la presse sur le thème suivant : « La concentration, une réponse stratégique pour la presse ? Structure des comptes d’exploitation, assouplissement des réglementations, synergies, concentration... » [5]

En toute transparence et en toute indépendance, à l’abri des excès et de l’iniquité des critiques de la presse...


Recto/verso

 Voir : "Les articles du site d’Acrimed en .pdf (2004-2012)"

 
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Notes

[1La formulation de Jean-Marie Colombani est assez ... surprenante. Sur l’affaire du New York Times, Colombani écrit : « The New York Times, média écrit le plus réputé, a vu sa rédaction décapitée par un scandale interne qu’il avait lui-même révélé ». Une version plus précise indiquerait que la « décapitation » a concerné le directeur de la rédaction qui, ayant couvert pendant quatre ans les bidonnages réitérés et sans précédent d’un jeune journaliste qu’il avait promu, avait été contraint de diligenter une enquête interne, et, pour tenter de se couvrir, d’en publier le résultat (lire Bidonnages au long cours dans un "quotidien de référence", L’Actualité des médias n°2 et n°3). Sur la BBC, Colombani écrit : « La BBC, média audiovisuel le plus prestigieux, a fait son mea culpa dans une affaire endeuillée par le suicide de l’informateur d’un journaliste ». En réalité, un scientifique britannique qui travaillait pour le Ministère de la défense et s’était confié à la BBC à propos des mensonges destinés à justifier la guerre " préventive " contre l’Irak, a été acculé au suicide par les manigances du cabinet Blair. Lequel pour faire diversion, s’est attaché a orienter l’attention sur quelques approximations dans l’enquête journalistique.

[2Et comme deux indécences valent mieux qu’une, Jean-Marie Colombani nous a proposé une bien étrange arithmétique : « (...) en proportion des effectifs présents, plus de journalistes que de militaires occidentaux ont péri dans ce conflit ». Autrement dit, les " proportions " de journalistes doivent être mesurées aux seuls militaires occidentaux, à l’exclusion des forces armées et des civils irakiens. Il est vrai que « nous sommes tous américains »...

[3La présentation de ces controverse par Jean-Marie Colombani est assez ... surprenante. Une « vraie-fausse histoire de Jessica Lynch » ? L’histoire n’a rien de « vrai-faux » (lire Le Monde : "vraie-fausse" réponse au médiateur). C’est une fausse histoire montée de toutes pièces par le Pentagone (lire Sauver le soldat Lynch, une fiction à grand spectacle). Une controverse sur « la couverture des tirs sur l’hôtel abritant la presse à Bagdad » ? En quoi la « couverture » (par la presse, on suppose) de ces tirs américains contre des journalistes est sujet à controverse ? La seule controverse concerne le caractère délibéré ou non des tirs eux-mêmes. Après les tirs américains contre l’hôtel où était basée la presse (occidentale), la Fédération internationale des journalistes n’a pas hésité à qualifier de " crimes de guerre " les attaques contre les journalistes en Irak (voir la rubrique L’invasion de l’Irak).

[4« Depuis une quinzaine d’années, à mesure que s’accélérait la mondialisation libérale, ce « quatrième pouvoir » a été vidé de son sens, il a perdu peu à peu sa fonction essentielle de contre-pouvoir. (...). Le pouvoir véritable est désormais détenu par un faisceau de groupes économiques planétaires et d’entreprises globales dont le poids dans les affaires du monde apparaît parfois plus important que celui des gouvernements et des Etats. (...) La question civique qui nous est donc désormais posée est celle-ci : comment réagir ? Comment se défendre ? Comment résister à l’offensive de ce nouveau pouvoir qui a, en quelque sorte, trahi les citoyens et est passé avec armes et bagages à l’ennemi ? Il faut, tout simplement, créer un « cinquième pouvoir ». Un « cinquième pouvoir » qui nous permette d’opposer une force civique citoyenne à la nouvelle coalition des dominants. Un « cinquième pouvoir » dont la fonction serait de dénoncer le superpouvoir des médias, des grands groupes médiatiques, complices et diffuseurs de la globalisation libérale. »
Ignacio Ramonet, « Le cinquième pouvoir », Le Monde Diplomatique, octobre 2003.

[5[Tout le programme, dans Les Echos (lien périmé).

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