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Le Monde : "vraie-fausse" réponse au médiateur

par Patrick Lemaire,

Le Monde " rénove " le vocabulaire [1], mais ne veut pas l’admettre. Même quand c’est son médiateur, Robert Solé, qui s’en étonne, remarquant que " les nouveaux clichés du langage médiatique reflètent un brouillage des frontières et des esprits ". En 1986, l’enquêteur Edwy Plenel invente le terme " vrai-faux ". En 2003 (presque) tout Le Monde (dirigé par Plenel Edwy) martèle la trouvaille. Et tant pis pour le médiateur...

Dans sa chronique du 9/11/03, le médiateur du Monde regrette le recours dans les colonnes du journal à des " stéréotypes, poncifs et lieux communs ", notamment l’expression " "vrai-faux" dont Le Monde n’est pas seul à user et abuser depuis quelques années. "

" C’est dans ses colonnes, en fait, qu’elle a été inventée. Très précisément dans le numéro du 13 décembre 1986 : un article de Georges Marion et Edwy Plenel révélait qu’un "vrai-faux passeport" avait permis à Yves Chalier, précieux témoin dans l’affaire du Carrefour du développement, de fuir au Brésil. Ce passeport, établi sous un nom d’emprunt, avait été confectionné par la DST, avec l’autorisation du ministre de l’intérieur, Charles Pasqua...
Depuis, l’expression a fait fureur. "Les journalistes du
Monde ne peuvent plus employer l’adjectif "faux" (à propos d’un document, d’une histoire, d’une œuvre d’art ou de n’importe quoi), sans lui accoler le mot "vrai", déplore un lecteur de Toulouse, Jean-Jacques Affholder. Un jour, il est question de "la vraie-fausse histoire" du jeune Soviétique promu héros national pour avoir dénoncé ses parents ; un autre, de "la malédiction du vrai-faux pharaon de François Pinault". Et voilà que nous avons droit maintenant à "une vraie-fausse semaine de quatre jours"... Une telle manie s’apparente à de la vraie (et non à de la fausse-vraie) sottise." "
Robert Solé poursuit : " N’est-ce pas tout simplement conforme à l’air du temps ? Les nouveaux clichés du langage médiatique reflètent un brouillage des frontières et des esprits "
(lire toute la chronique).

 1er épisode : la récidive [2]

Trois jours plus tard (Le Monde, 12/11/03), un article (sur 3 colonnes) est titré : " L’armée américaine à la merci de vrais-faux notables pour se rapprocher de la population " [3].

Curieuse coïncidence. Si c’en est une.

Car
- le médiateur cite nommement Edwy Plenel comme coauteur du premier article où paraissait l’expression contestée ;
- le même Edwy Plenel (devenu, depuis, directeur de la rédaction) prête, dit-on, une attention soutenue à la titraille, au point de (re)faire volontiers des titres dans la fièvre du bouclage...

 2e épisode : le déni

La " coïncidence " a une suite.

Dans sa chronique " Télévision " du Monde du 3/12/03, Dominique Dhombres commence par retracer la mésaventure de trois diplomates du consulat de France à Alger : enlevés le 24 octobre 1993, ils ont finalement été libérés une semaine plus tard. En fait, ce sont les services algériens qui avaient kidnappé les fonctionnaires français, pour " faire pression sur Paris ".
On est bien dans la chronique " Télévision " : l’affaire a été relatée dans " Lundi Investigation " sur Canal Plus le 1er décembre, est-il précisé.

D’habitude, après avoir résumé en deux-trois phrases la matière du programme " retenu ", Dominique Dhombres tire à la ligne et remplit péniblement l’espace que sa chronique soustrait au reste du journal, par des lieux communs du style " C’est étonnant ! " ou " On aimerait en savoir plus "...
Cette fois-ci, on va plus loin.

Il se trouve qu’au moment de ce rapt de diplomates français, le ministre de l’Intérieur était Charles Pasqua. Qui, nous dit Dominique Dhombres, avait " reçu cinq sur cinq " le message d’Alger, et ordonnait alors donc une " rafle sans précédent dans les milieux islamistes algériens " en France [4].

Quel rapport avec les remarques du médiateur ?

Eh bien, Dominique Dhombres écrit que cet enlèvement d’octobre 1993 était donc un " "vrai-faux" enlèvement, affirme Abdelkader Tigha, ancien lieutenant de la sécurité militaire algérienne, décidément très attentif aux innovations langagières dues à Charles Pasqua. "

Nous y voilà ! Quand Robert Solé relève le 9 novembre 2003 que l’expression " vrai-faux " a " été inventée " dans les colonnes du Monde, " très précisément dans le numéro du 13 décembre 1986 ", dans " un article de Georges Marion et Edwy Plenel "(aujourd’hui directeur de la rédaction), il se trouve, moins d’un mois plus tard, une chronique " Télévision " pour rétablir la " vérité " du Monde : ce n’est pas Le Monde, mais Charles Pasqua qui a inventé le vocable " vrai-faux " !

Merci pour ce scoop qui, en fin de journal, pimente un peu la fadeur légendaire de la part Dhombres ! Et, une fois n’est pas coutume, la chute ( !) de la chronique trahit l’enthousiasme de l’heureux bénéficiaire : " Rien que pour ce "vrai-faux" resté dans les mémoires à propos d’un passeport, et qui a enrichi le dictionnaire d’une expression nouvelle, ce terrible Môssieur Pasqua mériterait, au moins autant que VGE, d’entrer un jour à l’Académie française. "

Il aura suffi de deux mots dans un reportage de Canal Plus pour que la résiduelle chronique " Télévision " de Dominique Dhombres dans Le Monde s’avère soudain d’un quelconque intérêt, mais pour la lutte de grands fauves qui mobilise depuis plusieurs mois la direction du journal contre ceux qui, en externe et en interne, s’inquiètent de ses errements...

 Epilogue (?)

Le Monde du 5/12/03 est lesté d’un prétentieux supplément " Le tour du monde en 80 journaux " qui (alors que la vente au numéro du quotidien subit depuis quelques mois une chute vertigineuse [5]) a au moins l’intérêt sonnant et trébuchant de porter le prix du journal à 1,60 euros (plus de 10 francs cinquante !).
Ce " cahier spécial " a pour objectif de " percer pourquoi (sic) la presse a décidément mauvaise presse ", assène la "une" du Monde.
Penchons-nous donc brièvement sur deux extraits dudit " cahier spécial ".
L’avant-dernière page (p. XXVII), auto-publicité maquillée en page rédactionnelle, comporte notamment un " lexique " qui met à l’honneur, entre autres, la fonction de médiateur.
Ce qui n’empêche pas Jean-Marie Colombani, dans l’éditorial (creux) de ce supplément (" Trois défis ", P.II), de faire honneur à un " cliché du langage médiatique " stigmatisé le 5 décembre par le médiateur Robert Solé. Le patron du Monde écrit en effet :
" Ne restent que des controverses : vraie-fausse histoire de Jessica Lynch " [6]...

Si le médiateur n’existait pas, la pub l’inventerait !

 
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Notes

[2Acrimed, 13 novembre 2003.

[3Lien périmé, 30-11-2012.

[4Jean-Charles Marchiani, alors " émissaire et âme damnée de Pasqua ", est aussi impliqué, se chargeant alors " des tractations avec les services secrets algériens ". Ca tombe bien, Marchiani, devenu depuis député européen, est actuellement en butte à des ennuis judiciaires... longuement relatés ces jours-ci par Le Monde. Abondance de " synergies " ne nuit point...

[5Lire L’actualité des médias n°14 (note d’Acrimed).

[6Sur la manipulation du Pentagone autour du sort de Jessica Lynch, lire notamment Sauver le soldat Lynch, une fiction à grand spectacle (note d’Acrimed).

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