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Actualité des médias : Vincent Bolloré à l’offensive, procès-bâillons et entraves à la liberté d’informer…

par Benjamin Lagues, Jérémie Fabre,

Nous poursuivons notre série d’information mensuelle sur l’actualité des médias, revenant sur les mois de décembre 2020 et janvier 2021 [1].

Du côté des journalistes, des éditocrates et de leurs œuvres


- Des journalistes de nouveau empêchés de travailler – C’est désormais une habitude : la police et la gendarmerie entravent le journalisme. Nouvel exemple, raconté par Le Parisien : le 30 décembre 2020, au moins deux journalistes, Louis Witter et Simon Hamy, ont « été "empêchés" par la préfecture d’accéder à des évacuations de camps de migrants sur le littoral du Nord et du Pas-de-Calais. » Toujours selon Le Parisien, les deux journalistes ont « déposé un recours en "référé-liberté" devant le tribunal administratif de Lille. Ils dénoncent une "entrave" à la liberté d’informer. » Autre lieu, même sentence : à Paris, le 13 décembre 2020, au cours de la « Marche des libertés », plusieurs journalistes ont aussi été victimes d’entraves policières. Selon des témoignages publiés sur Twitter (voir ici et ), c’est le cas de Thomas Clerget, Franck Laur et Adrien Adcazz, tous trois enfermés en garde à vue pendant plusieurs heures, et de fait, empêchés de couvrir la manifestation.

- Le dictateur égyptien n’a pas été importuné par les journalistes français – Début décembre 2020, le chef de l’État égyptien Al-Sissi est venu en visite officielle en France, reçu notamment par Emmanuel Macron et Anne Hidalgo, pendant 3 jours. Comme on peut le lire sur France 24 (15/12), « les journalistes ont uniquement été autorisés à assister à l’accueil du président égyptien par son homologue français au palais de l’Élysée, ainsi qu’à la conférence de presse qui a suivi. » En revanche, aucune image ne fut autorisée lors de la remise de la grand-croix de la Légion d’honneur, du dîner de gala, et des autres réjouissances mondaines entre l’État français et le dictateur. Résultat : l’émission « Quotidien » a dû « aller sur le site internet d’un régime autoritaire pour savoir ce qu’il se passe à l’Élysée ». Une manifestation supplémentaire de la pratique autoritaire par la France de la liberté de la presse, notamment depuis l’élection d’Emmanuel Macron.

- Alain Finkielkraut viré de LCI pour ses propos sur l’inceste – Le 11 janvier, au cours d’une discussion sur LCI, l’éditocrate Alain Finkielkraut a minimisé les accusations de viol incestueux à l’encontre d’Olivier Duhamel. À la suite de ces propos, LCI a annoncé qu’elle se séparait du chroniqueur de l’émission « 24H Pujadas ». C’est une habitude de la chaîne du groupe TF1 et des médias d’information en continu en général : salarier des dits « polémistes » réactionnaires pour s’étonner ensuite qu’ils diffusent des propos… réactionnaires.

- Grève historique à L’Équipe – À la suite de l’annonce d’un plan de suppression de 60 emplois par la direction du quotidien sportif, l’intersyndicale de L’Équipe a déclenché un mouvement de grève très suivi. Il aura fallu pas moins de 14 jours sans parution pour que les salariés reprennent le travail. (D’après OffreMedia, « les représentants du personnel ont pris acte des mesures proposées jeudi par la direction lors du CSE extraordinaire, qui offrent la garantie d’éviter tout départ contraint dans trois des catégories les plus exposées : maquettistes, iconographes et photographes. » L’intersyndicale précise que si la grève est suspendue, le mouvement, lui, continue. Car nous l’évoquions : « À L’Équipe, un "plan social" peut cacher un projet de vente », une perspective que redoute Francis Magois, délégué du SNJ du groupe L’Équipe, dans un entretien à Acrimed.

- Retour de la terreur à Canal+ – Suite au licenciement de l’humoriste Sébastien Thoen de Canal+ pour avoir moqué l’animateur Pascal Praud de CNews (également propriété du groupe Canal+), la société des journalistes du groupe a publié un communiqué indigné, tandis que le commentateur sportif Stéphane Guy lui a apporté son soutien lors d’un direct. Résultat : ce dernier a été immédiatement mis à pied. Quant aux signataires du communiqué, ils subissent depuis des pressions managériales incessantes... L’autocensure et la censure à l’ancienne se tiennent la main : auteur de l’émission humoristique « Broute », Bertrand Usclat a demandé au Monde de retirer un passage de l’entretien en ligne que le quotidien avait réalisé avec lui et publié. L’extrait en question [2] ? « Usclat jure disposer d’une grande liberté. Seule exception : interdiction de critiquer CNews. Et pourtant, reconnaît-il, il y aurait de quoi dire sur la ligne éditoriale de cette chaîne d’info en continu du groupe Canal ». Autre exemple : un sketch de l’humoriste Edgard-Yves moquant Vincent Bolloré a été tout simplement censuré de la chaîne Comedie+. D’après Isabelle Roberts, du site Les Jours, il s’agissait pour le propriétaire du groupe Vincent Bolloré « de faire un exemple. [...] Les journalistes de Canal ont été réunis par la direction pour carrément les menacer, leur dire qu’il ne fallait pas dire un mot à l’antenne en faveur de Stéphane Guy ».

En revanche, les « stars » du groupe Canal peuvent se prévaloir d’une couverture sans faille de l’actionnaire… Ainsi Pascal Praud, dont on sait désormais qu’il est interdit de se moquer au sein du groupe, peut-il exiger sans risque de remontrance le licenciement de l’humoriste Guillaume Meurice de France Inter pour un tweet critiquant les violences policières. Alors que l’intouchable animateur Cyril Hanouna est de son côté la cible de plusieurs critiques pour harcèlement, notammmet d’animateurs de TF1, « chez C8, on défend […] [la] poule aux œufs d’or de la chaîne » (Le Parisien, 15/02). Enfin, Éric Zemmour est constamment soutenu par sa chefferie malgré (ou peut-être grâce à ?) ses multiples condamnations pour incitation à la haine raciale.

- Christian Estrosi perd son procès en diffamation contre un journaliste – Un autre procès-bâillon en échec : David Thompson, journaliste à RFI et pour le site Les Jours, a définitivement remporté le procès en diffamation que le maire de Nice, Christian Estrosi, lui a intenté en 2017. D’après La Provence, « Dans "Les Revenants", publié en 2016, David Thomson rappelait que Nice avait été un important vivier de jihadistes français et donnait la parole à un Niçois rentré de Syrie qui reprochait au maire de n’avoir rien fait pour neutraliser la propagande d’un recruteur du groupe État islamique, Oumar Diaby. Le journaliste, prix Albert-Londres 2017, avait été relaxé en première instance mais la cour d’appel d’Aix-en-Provence, qui se prononçait uniquement sur le plan civil, l’avait condamné le 29 octobre 2019 à verser 3 000 euros de dommages-intérêts à Christian Estrosi. » Le 1er décembre, la Cour de cassation a définitivement annulé cette condamnation.

- France 3 Franche-Comté en grève depuis plus de deux semaines – Produire plus d’informations avec des moyens qui n’augmentent pas. C’est le projet imposé à la rédaction de France 3 Franche-Comté. Ainsi, selon le journal local Factuel.info, « en un peu plus d’un an, France télévisions a multiplié par deux la durée quotidienne des tranches d’information dans les 23 antennes du réseau régional France 3, sans ressources ajoutées. » Mécaniquement, la qualité de l’information se dégrade : « De moins en moins d’images, de plus en plus de talk-show en plateau -chroniques, décryptages et invités se multiplient – non par choix éditorial mais par obligation, des rediffusions trop nombreuses et surtout, une augmentation des contenus piochés à l’extérieur [...]. » Pour s’opposer à ces dérives dangereuses (et habituelles au sein de France Télévisions), les salariés amorçaient début février leur troisième semaine de grève.


Du côté des entreprises médiatiques et de leurs propriétaires


- Le monopoly médiatique des milliardaires continue – D’après le magazine économique Capital, le milliardaire français Vincent Bolloré, déjà propriétaire de Canal+, CNews, et C8, serait entré en négociations exclusives avec le groupe allemand Bertelsmann pour lui racheter Prisma Media. Ce groupe de presse comprend notamment Capital, Geo, Gala, Voici, Télé Loisirs ou encore Femme actuelle. D’après Le Canard enchaîné (23/12), l’ensemble pourrait ne coûter que 200 millions d’euros au milliardaire. Une paille pour un groupe rentable et truffé d’attrape-publicités : « Un partenaire idéal pour l’agence Havas, autre joyaux de la couronne dirigé par Yannick, le fiston [de Vincent Bolloré] ». Mais l’ambition du milliardaire ne s’arrête pas là. Alors que les tractations se multiplient au sein du groupe Lagardère, les Garriberts pour Les Jours (8/02) estiment que Bolloré est « aux portes d’Europe 1 ». « L’idée : appuyer l’historique station du groupe Lagardère sur sa chaîne info. L’objectif : offrir soudain un sérieux haut-parleur radiophonique à la ligne éditoriale singulièrement à droite de CNews à un an de l’élection présidentielle. » Quant au JDD et à Paris Match, la presse Lagardère, ils « rejoindraient Le Parisien, Les Échos et Radio Classique dans l’escarcelle doublée de vison de Bernard Arnault ». Parallèlement, le groupe allemand Bertelsmann pourrait mettre en vente ses groupes M6 et RTL et renforcer encore davantage les concentrations médiatiques existantes…

- Le Ravi soutenu par la Cour de cassation – Une victoire contre les procès-bâillons. Le 1er décembre, la Cour de cassation a donné raison au journal satirique Le Ravi concernant la plainte en diffamation qu’avait déposée contre lui l’Odel Var, un organisme gestionnaire de centres de loisirs. Dans ce dossier, le journal indépendant avait préalablement perdu face à la Cour d’appel d’Aix-en-Provence (janvier 2019). Pour Le Ravi, si le « devoir d’enquêter et notre droit à la satire est acté », le chemin de croix judiciaire n’est pas terminé pour autant. « Il reste une ultime étape : celle du retour, le 10 février 2021, devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence [...] pour prendre acte de la décision de la Cour de cassation. Une étape dont il nous faut assumer une fois de plus le coût. Nous en sommes déjà, depuis trois ans, à 10 000 euros pour couvrir les frais de procédures. Et rien ne garantit, à terme, que nous serons dédommagés. » Pour l’aider, Le Ravi invite ses lecteurs occasionnels à s’abonner au journal.

- Disparition du dernier magazine agricole indépendant du Pays de la Loire – Encore un mauvais coup pour la presse agricole. Le titre L’avenir agricole, un hebdomadaire d’information consacré à l’agriculture, a cessé de paraître en décembre 2020. Selon Médiacités (3/12), c’est « la fin du dernier titre spécialisé à être resté indépendant de toute structure économique et syndicale. Le 18 décembre [2020], il ne restera plus pour s’informer aux agriculteurs des Pays de la Loire que des organes de presse édités par des géants de l’agrobusiness comme Terrena, les Chambres d’agriculture ou la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire. Ce qui revient parfois au même, comme Mediacités l’avait révélé dans une enquête sur l’incroyable mélange des genres entre le syndicat et la Chambre d’agriculture de Loire-Atlantique. » À l’avenir, les responsables de l’association propriétaire du journal envisagent de « proposer un autre média, tout aussi libre et indépendant ». Une démarche d’autant plus souhaitable que, comme le montre également Reporterre, la presse locale agricole est « sous le joug de la FNSEA » :

En Mayenne par exemple, le journal Agri 53 est possédé à 70 % par la FDSEA 53 et les dirigeants du syndicat sont les mêmes que ceux du journal. La personne qui gère les cotisations du syndicat gère aussi les abonnements. Une chargée de mission à la FDSEA est en même temps journaliste pour Agri 53.

Une proximité renforcée avec l’aide… de la puissance publique, par la voie des Chambres d’agriculture :

Ces organismes publics, représentés par des élus locaux du monde agricole, votent des budgets, décident de l’attribution de nombre de subventions aux agriculteurs. En France, les chambres sont contrôlées en grande majorité par la FNSEA. Dans les Pays de la Loire, les journaux syndicaux sont logés au sein même des chambres d’agriculture. À sa création, Agri 53 a même touché 75.000 euros de subventions de la chambre, outre une voiture à disposition pour les journalistes.

- Des dizaines de journalistes de Jeune Afrique et de Centre-France-La-Montagne poussés vers la sortie – Particulièrement touché par la crise sanitaire mondiale, le magazine Jeune Afrique tablerait sur le départ d’une vingtaine de salariés sur 134, une première depuis sa création en 1960. Récemment passé au format mensuel, et pivotant progressivement vers un modèle numérique, Jeune Afrique « a enregistré 7 à 8 millions d’euros de pertes en 2020 » d’après le quotidien marocain Le Matin. Côté presse régionale française, c’est cette fois le groupe Centre-France-La-Montagne qui accuse le coup. D’après la très bien informée Lettre A, « la nouvelle directrice générale de Centre France-La Montagne, Soizic Bouju, poursuit son opération de rationalisation des coûts avec une rupture conventionnelle collective visant une centaine de salariés. »

- Le Conseil de déontologie journalistique attaqué en justice par Valeurs actuelles – Il y a un an était créé le Conseil de déontologie journalistique. Un organe chargé, selon ses propres termes, de « médiation et d’arbitrage entre les médias, les rédactions et leurs publics [et] de réflexion et de concertation pour les professionnels et de pédagogie envers les publics. » [3] Au 31 janvier 2021, selon son propre bilan, « 36 saisines étaient en cours de traitement. Au total, 303 saisines ont été déposées à propos de 105 actes journalistiques différents, et 22 avis ont été publiés. » L’un d’entre eux concernait l’article de Valeurs actuelles (29 août 2020) titré « Les couloirs du temps – 7e épisode – Obono l’Africaine » [4]. Jugeant la saisine fondée, cet avis stipulait que « l’article, en plaçant et en représentant Mme Danièle Obono dans une situation dégradante, ne respecte pas la dignité humaine et est susceptible de nourrir les préjugés. » Ce qui valut au CDJM une assignation en référé de la part de Valeurs actuelles, au motif que l’avis porterait atteinte à sa présomption d’innocence dans la procédure en cours (le parquet de Paris a ouvert une enquête pour « injures à caractère raciste » le 31 août 2020). Par voie de communiqué (27/01), le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) a pris position en défense de Valeurs actuelles, fustigeant le CDJM, qui « se comporte de facto en organisme de censure » et son avis (« une atteinte grave à la liberté de la presse ») et affirmant qu’il « s’opposera désormais systématiquement à toute condamnation publique d’article ou de responsable de publication du SEPM par cette entité à laquelle le syndicat ne reconnaît pas de légitimité »… Comme le rapporte Dalloz (3/02) au terme d’un bref compte rendu de l’audience du 2 février par la 17e chambre du TGI de Paris, une décision sera rendue le 11 mars.


Du côté des publications sur les médias

Note : cette rubrique ne constitue pas une sélection, mais recense les ouvrages parus dans le mois sur la question des médias, qu’il s’agisse de bonnes ou de moins bonnes lectures.

- Attali (Jacques), Histoires des médias. Des signaux de fumée aux réseaux sociaux, et bien après, Fayard, janvier 2021, 524 p., 23 euros.

- Azzoug Montané (Jade), D’Havas à l’AFP. Histoire d’une agence de presse unique, L’Harmattan, décembre 2020, 266 p., 27,50 euros.

- Cetro (Rosa) et Sini (Lorella), Fake news rumeurs, intox… Stratégies et visées discursives de la désinformation, L’Harmattan, 326 p., 33 euros.

- Diaby (Ibrahima), Les 40 ans de la Radio Télévision guinéenne, L’Harmattan, décembre 2020, 182 p., 16,75 euros.

- Fantin (Emmanuelle), Févry (Sébastien) et Niemeyer (Katharina), Nostalgies contemporaines. Médias, cultures et technologies, Septentrion, janvier 2021, 26 euros.

- Laroche (Loïc), Le journal Le Monde et les États-Unis. De Roosevelt à Obama, IFJD, décembre 2020, 786 p., 45 euros.

- Nay (Catherine), Souvenirs, souvenirs…, Pocket, janvier 2021, 480 p., 7,95 euros.

- Revue Réseaux, Médias et racialisation, La Découverte, décembre 2020, 260 p., 25 euros.

- Tudor (Mihaela-Alexandra) et Bratosin (Stefan), La médiatisation. Nouveaux défis pour les sciences et la société, L’Harmattan, janvier 2021, 190 p., 19,50 euros.


Jérémie Fabre et Benjamin Lagues, grâce au travail d’observation collective des adhérentes et adhérents d’Acrimed

 
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Notes

[2Toujours visible dans la version papier.

[3Un projet que nous avions accueilli avec scepticisme, lire à ce propos : « Pourquoi Acrimed ne rejoindra pas le Conseil de déontologie journalistique et de médiation ». Depuis sa mise en œuvre, nos questionnements sur son utilité demeurent.

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