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Bourdin face à Danièle Obono : le temps des sommations

par Pauline Perrenot,

Quelques jours après la publication par Valeurs actuelles d’un article raciste, dépeignant Danièle Obono en esclave nue les chaînes au cou, Jean-Jacques Bourdin reçoit la députée sur RMC/BFM-TV (2/09). Mais alors que s’ouvre le matin même le procès des attentats de janvier 2015, Danièle Obono se retrouve soumise à un interrogatoire en règle.

« Inviter Danièle Obono le jour de l’ouverture du procès des complices présumés des assassins de Charlie Hebdo, de l’Hyper Casher, de la policière Clarissa Jean-Philippe, quelle indignité ! » ai-je lu ce matin sur les réseaux sociaux. Mais pourquoi indigne ? « Parce que Danièle Obono a écrit qu’elle n’a pas pleuré Charlie. »

C’est une délicatesse journalistique promise à un grand avenir : citer un commentaire outrancier, anonyme, posté sur les réseaux sociaux, afin de débuter l’interview d’une matinale rassemblant des millions d’auditeurs.

En quelques mots d’introduction, et avec l’air de ne pas y toucher, Jean-Jacques Bourdin jette d’emblée la suspicion sur son invitée, députée de la France insoumise. L’attaque, formulée au même moment sur France Inter [1], et nuancée quelques heures plus tard par sa rédaction numérique, fait référence à une note de blog rédigée par Danièle Obono, en janvier 2015, quatre jours après les attentats. Un texte qui peut être évidemment soumis à la critique, dont il est possible de discuter, mais ici raccourci pour les besoins du tohu bohu médiatique dont se serait sans doute passé le lancement d’un procès historique.

Le sensationnel l’emportant sur la nuance, Bourdin préfère laisser courir l’opprobre en direct. En lui donnant même de l’élan, puisqu’il s’acharne contre la députée dès le début de l’interview, et ce à trois reprises :

- Danièle Obono, vous n’avez pas pleuré Charlie. Pourquoi ?

- Je vous demande pourquoi ! Je vous demande pourquoi vous l’avez écrit. Pourquoi vous avez écrit ces mots ?

- Qu’est-ce qui vous a empêchée de pleurer Charlie ? Qu’est-ce qui vous a empêchée de pleurer Charlie ? Qu’est-ce que vous ne pleuriez pas ? Qu’est-ce que vous ne pleuriez pas ?

Autant d’interruptions qui ne laissent guère de place à Danièle Obono pour tenter de développer un propos dans le calme. Car la messe est en réalité déjà dite : le ton est à l’invective et les sommations domineront l’interview, bien que l’animateur s’en défende : « Il ne s’agit pas de [vous] justifier, il s’agit d’expliquer, Danièle Obono. » Encore faudrait-il lui en laisser la possibilité…

Des injonctions donc, Danièle Obono en subit tout au long de l’interview. Sautant du coq à l’âne, Jean-Jacques Bourdin n’hésite d’ailleurs pas à s’appuyer sur des attaques émises à l’encontre de la députée insoumise par… Éric Zemmour, sur un plateau de CNews, le 31 août. Attaques dont le contenu fut démenti le lendemain par Libération, mais tout de même reprises par l’animateur de RMC… le surlendemain.

Un classique : même absent, Zemmour est un « débatteur » omniprésent sur les plateaux. C’est là le tour de force de journalistes qui se plaisent à cadrer les débats en fonction de son dernier crachat. Illustration :

- Jean-Jacques Bourdin : Lorsqu’Éric Zemmour dit : « Elle est incapable, Danièle Obono, de dire : "Vive la France !" »… ?

- Danièle Obono : Ne participez pas à ça. [Je ne participe pas.] Si. [Pourquoi ?] Parce que vous relayez ce personnage. […]

- J.-J. B. : Bah vous aussi vous les relayez [les propos, NDLR] en les contestant, en les critiquant. […] Mais il dit : « J’ai vu madame Obono qui refusait de dire "Vive la France !" ». C’est vrai ou faux ? Vous êtes capable de dire « Vive la France ! » ?

- D. O. : Comment osez-vous aujourd’hui, au bout de trois ans, reprendre cette attaque ?

- J.-J. B. : C’était pas il y a trois ans, c’était il y a quelques jours, non ?

- D. O. : C’était il y a trois ans, que sur un plateau avec un collègue journaliste, j’ai été enjointe de le dire. Et pourquoi moi je suis obligée de le dire comme ça, sur commande ? Pourquoi on ne vous demande jamais à vous, monsieur Bourdin, de le dire ?

- J.-J. B. : Ah moi je dis « Vive la France ! » J’aime la France. Vous aussi ?! Vous aussi j’imagine ?

Concernant l’origine de cette « polémique », datant effectivement de juin 2017, nous renverrons à l’article de Cédric Matthiot, publié dans Libération sous le titre « De quel droit somme-t-on Danièle Obono de crier "Vive la France" ? » Pour le reste, on se contentera de relever combien Jean-Jacques Bourdin perpétue des insinuations racistes, dans un débat pour le moins médiocre, le bras confortablement appuyé sur l’ « accoudoir Zemmour ». Qu’il a décidément bien écouté la veille sur CNews, puisqu’il « n’en a pas terminé » :

J’en terminerai avec Zemmour. Lorsqu’Éric Zemmour dit, je cite : « Pourquoi tant de délinquance cet été ? Parce qu’à cause de l’épidémie, la plupart des jeunes n’ont pas pu aller au bled pour les vacances. » Est-ce un propos raciste ?

Qualifier les propos de Zemmour, répondre à Zemmour, penser Zemmour.

Voilà comment l’animateur de RMC occupe près d’un quart de son interview matinale, symptomatique du climat médiatique ambiant. Et dire que quelques minutes plus tôt, la députée dénonçait justement la « zemmourisation de la vie politique et médiatique »… À son insu sans doute, Jean-Jacques Bourdin en fournit le mode d’emploi. La critique n’a d’ailleurs pas semblé intéresser l’animateur, qui coupe la députée pour embrayer sur un thème plus à son goût : celui de la « défense de la laïcité » et de « la République », autre patte blanche que doit alors montrer la députée Obono. Sourd à toute réponse, Jean-Jacques Bourdin se contente de brandir à tour de bras des concepts chers aux journalistes – mais qu’ils sont toujours incapables de définir : « l’islamisation » et le fameux « communautarisme ». Florilège :

- Jean-Jacques Bourdin : Danièle Obono, on va essayer d’aller un petit peu plus loin. Est-ce que vous estimez qu’aujourd’hui, nous vivons une islamisation de la société française ?

- Danièle Obono : Non.

- J.-J. B. : Je lis ça ! Vous lisez cela partout, vous entendez cela. Oui ou non ? […]

- D. O. : Mais pourquoi on lit ça monsieur Bourdin ? Pourquoi cette thématique revient encore et encore ? […] Parce que ce qui s’est passé dans ce pays au cours des 30, 40 dernières années, c’est ce que des chercheurs ont appelé la « lepénisation des esprits ». Et moi je rajouterais la « zemmourisation » de la vie politique et médiatique. […] Cette dissémination profondément antirépublicaine qui vise à pointer du doigt, à stigmatiser, qui a instrumentalisé y compris des drames.

- J.-J. B. : Est-ce que la République a besoin d’être défendue aujourd’hui ? La République, les institutions, la Nation ?

- D. O. : Contre qui monsieur Bourdin ? Contre des personnes qui pratiquent une foi ?

- J.-J. B. : Je ne sais pas contre qui. [Ah bah oui, mais monsieur Bourdin, il faut se poser la question !] Je demande si la République a besoin d’être défendue, s’il faut lutter aujourd’hui plus fermement contre le communautarisme ?

- D. O. : Mais c’est quoi le communautarisme ? De quoi vous parlez ? Est-ce qu’on pourrait pour une fois avoir un débat public, politique et médiatique où on explique de quoi on parle ?

- J.-J. B. : Bah dites. Dites.

- D. O. : Non, moi je ne parle pas en ces termes. […] Moi je défends le programme de la France insoumise où nous disons qu’il faut faire France de tout bois. Oui, il faut défendre les services publics. Pour moi, [Coupée].

- J.-J. B. : Défendre la laïcité ? Défendre la laïcité ? Ardemment ?

- D. O. : […] Je n’ai pas à devoir justifier mon attachement à la laïcité et à la République.

C’est pourtant la démarche à laquelle est contrainte la députée durant la quasi-totalité de l’interview : se justifier. D’autres choses encore ? Oui : l’animateur lira également un tweet et une petite phrase, dont devra répondre instamment Danièle Obono (et dont la transcription figure en annexe). Un propos sur Jean Castex, tenu quelques mois plus tôt, et un second, cité hors de tout contexte, et grâce auquel Bourdin réactualise une « polémique médiatique » de… novembre 2017 ! C’est vrai qu’on en manquait.

Quelque part dans ce marasme, seulement trois questions porteront sur la publication de Valeurs actuelles qui, quelques jours plus tôt, dépeignait la députée en esclave nue, enchaînée et contre laquelle cette dernière a déposé plainte [2]. Le sujet n’arrivera qu’au bout de 12 minutes, et durera, en tout et pour tout, 2 minutes et 25 secondes, soit un dixième de l’interview.

Un « timing » révélateur de « l’inversion de la culpabilité », véritable fil rouge de cette interview à charge… voire règlement de compte, tant elle semble en partie inintelligible pour toute personne qui ne serait pas familière des bisbilles du bocal journalistique. Sale temps pour l’information donc, noyée dans l’invective, les interruptions à la chaîne, les petites phrases, les imprécisions et les obsessions identitaires d’un Bourdin en roue libre, invitant une victime de racisme pour instruire son procès en reprenant les arguments habituels de... ses agresseurs ! Le tout supervisé par Zemmour, dont les propos fallacieux, reconnus comme tels, donnent malgré tout le tempo. Si cet entretien est à ranger parmi les fiascos que Bourdin sait réserver aux personnalités de gauche, il n’en reste pas moins représentatif de la violence qu’un pan de l’espace médiatique inflige à une députée noire, souillée quatre jours plus tôt par une publication d’extrême droite.


Pauline Perrenot


Annexe : Deux autres sommations bourdiniennes

Oui mais pourquoi de votre côté Danièle Obono, le 3 juillet dernier, vous tweetez après la nomination de Jean Castex devenu Premier ministre, je vous lis : « Nom : Jean Castex. Profil : homme blanc, de droite, bien techno et gros cumulard. » Pourquoi « homme blanc » ? Pourquoi ? Pourquoi le mot « blanc » ? Pourquoi ? Quelle utilité ? […] Regrettez-vous d’avoir tweeté ces mots ?

Soulignant que ces propos sont d’une « banalité sociologique évidente », citant leur usage (dans d’autres contextes) par Emmanuel Macron, Marlène Schiappa, une directrice de télévision publique, ou encore d’autres journalistes, Danièle Obono remarque à nouveau qu’elle est la seule à subir, pour les avoir utilisés, un « procès en racisme anti-blanc ». Et de prendre à partie l’animateur, ce qui lui attirera ses foudres en guise de conclusion de l’émission… :

- Danièle Obono : Jugez-moi sur mes positions argumentées, pas sur des fantasmes, pas sur des falsifications. […]

- Jean-Jacques Bourdin : Je précise que tout ce que j’ai dit est extrait de tout ce que vous avez écrit.

- D. O. : Oui, « extrait » ! Des petits bouts, des petites phrases. Monsieur Bourdin, si on résumait votre pensée à la petite virgule que vous avez marquée sur une minute d’émission… [Coupée]

- J.-J. B. : Danièle Obono, Danièle Obono… Vous voulez que je vous rappelle ? « Un homme qui refuse de conduire un bus après une femme n’est pas forcément radicalisé mais peut-être sexiste » ? Qui a dit cela ? C’est vous ou moi ? C’est jamais vous, non ?

Comme souligné plus haut, Bourdin prend ici grand soin de citer une déclaration de novembre 2017 hors de tout contexte. Longue vie à la rigueur journalistique !

 
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Notes

[1Invité de Léa Salamé, l’avocat de Charlie Hebdo, Richard Malka, déclare au micro que « madame Obono avait les yeux secs devant les morts de Charlie Hebdo. […] Et monsieur Mélenchon, qui n’avait pas assez de trémolos dans la voix aux obsèques de Charb, est à la fois Obono et Charb. Je ne sais pas comment il fait. » Sans que, là non plus, Léa Salamé ne fasse valoir un semblant de contradictoire, mais au contraire surenchérisse à l’encontre de Mélenchon.

[2À propos de ce que l’hebdomadaire d’extrême droite revendiquait comme une fiction, lire, entre autres, « Mémoire de l’esclavage : derrière l’attaque d’Obono, la contre-offensive réactionnaire » (Mediapart, 2/09) ou « Obono : Valeurs actuelles fictionne son racisme sans l’assumer » (Arrêt sur images, 29/08).

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