
Et après ? D’autres médias pour un autre monde
Une fois de plus, les médias dominants – ou plus exactement : leur porte-voix les plus influents – ont opposé leur arrogance aux défenseurs des opinions qu’ils réprouvent. Alors qu’ils se targuent d’encourager le débat public, ils ont tenté de le confisquer. Une fois de plus… Mais cette fois-ci sans succès. Loin de se confondre avec le tohu-bohu orchestré par les médias, le débat politique s’est propagé sans eux, malgré eux, et n’a pas respecté le choix forcé de « la seule politique possible », celle dont ils sont non seulement les promoteurs mais aussi les acteurs [1]. Pourtant, leur échec politique n’est pas ou n’est pas encore, sur la question des médias, une victoire démocratique.
C’est pourquoi, tirant un premier bilan de la campagne, l’association Acrimed adressait aux lendemains du 29 mai une « Lettre ouverte à la gauche de gauche » destinée à appeler à la poursuite de l’action [2]. Quelle autre conclusion tirer de la campagne référendaire que celle-ci : « Faut-il une fois passés les moments forts de la mobilisation, remiser notre révolte et n’avoir pour seule ambition que de tenter, non sans cynisme nous aussi, de nous servir des médias dominants sans contester leur domination ? Il n’est que trop évident qu’une telle domination, parce qu’elle s’exerce en permanence, doit faire l’objet d’une vigilance, d’une critique et d’une action permanentes. » Pour quelles raisons et avec quels objectifs ?
Nous l’avons déjà souligné : dans le meilleur des cas et par temps calme, l’expression des différents courants politiques dans les médias audiovisuels est proportionnée – si l’on peut dire – aux résultats de modes de scrutin qui laminent les différences et les minorités. Le prétendu « quatrième pouvoir » se borne alors à décalquer et à conforter la composition des pouvoirs exécutif et législatif. Qui nous dira quel est le principe démocratique qui préside à un tel cumul ? Et comme si cela ne suffisait pas, la liberté de la presse, condition et moyen de la liberté d’expression, est invoquée pour justifier les abus de position dominante d’une minorité de responsables, éditorialistes, présentateurs et « experts » qui exercent leur magistère non seulement au nom de tous les journalistes, et au détriment d’un certain nombre d’entre eux, mais surtout au nom d’une « élite » autoproclamée qui défie l’expression démocratique du plus grand nombre. Qui nous dira quel est le principe démocratique qui justifie une telle confiscation ? Dès lors, le pluralisme réellement existant est seulement concédé et circonscrit : une forme de maintien de l’ordre médiatique au service de la « fabrique de l’opinion ». Que ce maintien de l’ordre ne soit pas comparable à celui qui prévaut dans les régimes autoritaires et dictatoriaux où la presse est muselée est, évidemment, indéniable. Mais un tel argument ne peut satisfaire que ceux qui pensent que le pire doit toujours excuser le mal quand il est moindre.
Or, n’en déplaise à nos majestés éditoriales, parmi les leçons du scrutin du 29 mai, il en est une au moins qui devrait retenir l’attention : les médias dominants sont partie prenante de la crise politique et sociale qu’ils prétendent observer. Comment ne pas voir que le « déficit démocratique », comme on dit, qui affecte la représentation politique et partisane s’étend aux médias dominants eux-mêmes ? La perte croissante de crédibilité qui touche à la fois les journalistes et l’information qu’ils délivrent est du même ordre que celle qui mine la politique et ceux qui l’exercent quand ils ne proposent qu’une alternance entre un libéralisme prétendument social et un socialisme honteusement libéral. La question médiatique et la question politique sont donc étroitement mêlées. À bien des égards, il s’agit d’une seule et même question. Mais la question médiatique ne saurait être plus longtemps négligée et doit être affrontée pour elle-même.
Face à des gardiens de l’ordre médiatique qui transforment le pluralisme en argument de vente destiné à flatter les consommateurs ou en arme de dissuasion employée pour juguler les dissidences, il est urgent d’opposer la défense d’un pluralisme de principe qui est aussi un pluralisme de précaution. Pluralisme de principe : parce c’est de diversité effective dont a impérativement besoin la conflictualité nécessaire à toute vie démocratique et à tout projet de transformation sociale. Pluralisme de précaution : parce que le pouvoir de conditionnement des médias est sans doute d’autant plus efficace qu’il n’est ni omnipotent, ni mécanique, ni uniforme.
Mais qui peut croire qu’il suffit de hausser le ton pour déjouer la surdité des dignitaires des médias qui, convergeant sur ce point avec les « guides » politiques et économiques qu’ils révèrent, considèrent que le peuple n’a d’autres choix que d’obéir à leurs injonctions ? Ou qu’il faudrait se contenter de demander, au coup par coup, une meilleure répartition des temps de parole ou des surfaces de papier, comme si la question du pluralisme était seulement une question de dosage des intervenants ? Ou qu’il s’agirait seulement de s’en remettre à une segmentation du marché et d’offrir, en guise de diversité, des produits ajustés aux prétendues demandes des consommateurs ?
Un pluralisme effectif et, partant, conflictuel, suppose une transformation en profondeur de l’ordre médiatique existant.
Or depuis 1981, un énorme trou noir a englouti les projets qui contestent l’ordre médiatique existant. Trop longtemps, seuls (ou presque) les syndicats de journalistes et de professionnels des médias ont résisté au démembrement du secteur public de l’audiovisuel et à sa soumission à une logique purement commerciale, confortée par le recours massif à la publicité. Seules (ou presque) les radios et les télés associatives ont tenté de faire prévaloir le droit à une information et une culture différentes. Pendant ce temps, la concentration des médias, leur déploiement multinational et multimédias, leur financiarisation et leur soumission à la logique du profit n’ont pas cessé de s’accroître. En France, seulement une demi douzaine de groupes quadrillent aujourd’hui les médias d’informations générales : Hachette-Lagardère, la Socpress du groupe Dassault, Bouygues, Vivendi, La Lyonnaise-Suez et le groupe Le Monde. En matière de presse écrite, deux géants de l’armement qui vivent des commandes de l’État (Dassault et Lagardère) contrôlent près des deux tiers du tirage [3]. Au cours des vingt dernières années, les entreprises de presse sont donc devenues des acteurs de premier plan de l’économie, à tel point qu’à la fin de l’année 2002 TF1, Canal + et M6 réunis pesaient plus en Bourse que le secteur automobile (Challenges, novembre 2000). Somme toute, les fameux propos du PDG de TF1 sur la vocation de son groupe (« ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible » [4]) ne traduisent qu’un renforcement plus général des logiques du marché dans l’ensemble de l’économie du secteur.
Face à ces acteurs et propagandistes de la mondialisation libérale, le mouvement altermondialiste ne peut pas évacuer les problèmes que soulèvent leurs transformations et leurs effets sans se renier.
D’autant que des propositions pour une réappropriation démocratique des médias existent – nous y reviendrons dans d’autres publications. Il suffit ici de planter quelques jalons. Une telle réappropriation exige une redéfinition des politiques publiques de l’audiovisuel et la constitution d’un service public indépendant du financement commercial, reposant sur deux formes de propriété : un secteur public libéré du double assujettissement au pouvoir politique et aux contraintes publicitaires, et un secteur associatif, indépendant et laïc. Elle requiert en outre des dispositions contre la concentration et la financiarisation des médias, la remise en cause de leur appropriation par des groupes bénéficiant de marchés publics et la levée du tabou sur l’appartenance de la première chaîne de télévision française (et européenne) à un groupe privé. Elle suppose également un financement public du secteur public et du secteur associatif, notamment par une taxe sur ce véritable impôt indirect que constitue la publicité commerciale, ainsi qu’une redéfinition de l’aide publique à la presse, aujourd’hui détournée au profit des entreprises commerciales. Cette reconquête citoyenne pourrait passer enfin, cette liste n’est pas exhaustive, par le renforcement des sociétés de rédacteurs indépendantes et, plus généralement, par le contrôle de tous les salariés de l’information sur leurs entreprises.
Mais de tels objectifs ne peuvent être atteints sans une action concertée soutenue par une critique sans complaisance. Une critique sans complaisance : des succès effectifs ne pourront être en effet remportés tant que persistera, notamment parmi les porte-parole, l’illusion que l’on peut se servir des médias dominants sans prendre le risque de leur être asservi et que les seuls combats qui méritent d’être menés sur ce terrain consistent à quémander des strapontins et en payer la location à n’importe quel prix. Et d’abord au prix du silence sur l’ordre médiatique existant. Une action concertée : les médias ne changeront pas tout seuls, en raison notamment des contraintes économiques et sociales qui les enserrent et qui, présentées comme des fatalités naturelles, servent d’alibi à leurs défenseurs.
C’est pourquoi il importe de s’inscrire dans la perspective d’une action collective de longue durée qui fédère les réseaux d’observation et de critique des médias, les syndicats de journalistes, les médias sans but lucratif, les salariés de l’information et plus généralement tous les citoyens qui ne se satisfont pas du statu quo. Cette convergence devrait s’élargir aux associations et aux formations politiques qui, quelles que soient les cibles principales de leurs activités respectives, sont disposées à intégrer la critique de l’ordre médiatique à leurs débats, à leurs actions et à leurs propositions. La contestation de l’ordre médiatique qui se développe avec vigueur depuis quelques années montre que cela est possible. Les réunions publiques, les publications ou les films se multiplient. Les actions contre la pollution publicitaire, les combats des intermittents du spectacle et des précaires de la culture, les résistances de journalistes réfractaires, des documentaristes ou des scénaristes, avec celles des médias indépendants et associatifs, ébauchent une sorte de front commun contre l’emprise et l’offensive des médias financiarisés. Les multiples initiatives qui ont marqué la campagne, des protestations individuelles aux actions collectives [5], devraient donner le signal d’une riposte plus générale.
Ainsi, l’échec politique des prescripteurs d’opinion juchés au sommet du journalisme ne sera une (première) victoire démocratique sur la question des médias qu’à la condition de donner naissance à un mouvement de contestation cohérent et durable : « La question des médias et de leur avenir est une question trop sérieuse pour être abandonnée seulement à leurs responsables. C’est une question trop grave pour que seuls s’en préoccupent quelques syndicats et associations. C’est une question politique : elle concerne toutes celles et tous ceux qui n’entendent pas que le marché pense pour eux et agisse à leur place. » [6]
Si un autre monde est possible, d’autres médias le sont aussi.
Annexe. Lettre ouverte à la gauche de gauche. Les médias désavoués ? Et maintenant ? (lien)
Extrait de Médias en campagne, Henri Maler et Antoine Schwartz, Acrimed, Syllepse, 2005, p. 119-126.