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Un exemple de journalisme sportif : les commentaires du premier débat de la « primaire de gauche »

par Julien Salingue,

Le jeudi 12 janvier était organisé le premier débat télévisé entre les sept candidats à la primaire de la « Belle alliance populaire », renommée par certains « primaire de la gauche » ou « primaire du Parti socialiste ». Un débat de deux heures, animé par trois journalistes (Gilles Bouleau de TF1, Élizabeth Martichoux de RTL, et Matthieu Croissandeau de L’Obs), qui a été largement commenté dans l’ensemble des grands médias : l’occasion pour le journalisme politicien de faire une nouvelle démonstration de sa médiocrité. Un exemple exemplaire parmi d’autres, passés et sans doute à venir.

NB : Cet article a été rédigé avant la diffusion du deuxième débat le dimanche 15 janvier, dont le déroulement et les « suites » médiatiques ont – malheureusement – confirmé notre diagnostic.

Les espoirs de Christophe Barbier

L’éditorial vidéo de Christophe Barbier est, dans la catégorie du journalisme politicien, un sommet du genre. Dans celui qu’il a diffusé quelques heures avant le débat, il nous a offert une présentation éloquente de sa vision des « enjeux » du débat de la « primaire de gauche ».

Le choix du titre était digne de la finesse coutumière de l’éditorialiste de L’Express :



Et l’analyse valait bien un tel titre. Extrait :

Peillon, Hamon, Montebourg, vont ils se départager ? Est-ce qu’on verra surgir avec ce premier débat un challenger naturel pour aller défier Manuel Valls au second tour ? Ou bien est-ce qu’ils vont se neutraliser, Hamon et Montebourg notamment sur l’aile gauche du PS ? Est-ce qu’ils vont s’entretuer ou est-ce qu’au contraire ils vont s’additionner, s’allier, pour que celui des deux qui ira au second tour peut-être face à Valls soit favorisé par un report de voix et puisse créer la surprise ? C’est l’une des clés, l’une des énigmes, l’une des équations de ce premier débat de la primaire de gauche.

Les attentes de Christophe Barbier sont un condensé de celles de nombre de ses confrères, pour lesquels le débat politique semble se résumer à une compétition entre individus : un débat dont l’essentiel ne réside pas dans les idées, les programmes, les projets, mais les querelles de personnes, les « petites phrases », les alliances secrètes et les trahisons. Conséquence : un tel « journalisme politique » contribue largement, par ses pratiques et ses contenus, à une dépolitisation de la politique qu’il ne manque pas, par ailleurs, de déplorer ou de prétendre combattre.


Le Parisien « note » les candidats

L’annonce avait fait parler d’elle : le 3 janvier, Le Parisien-Aujourd’hui en France affirmait vouloir « faire une pause » dans ses commandes de sondages d’intention de vote. Au micro de Sonia Devillers sur France inter, le directeur des rédactions, Stéphane Albouy, expliquait cette décision par une volonté de « retourner au cœur de ce qu’est notre métier, c’est-à-dire le terrain, la proximité ». Et d’ajouter : « être dans la course de petits chevaux permanente, ça nous éloigne des sujets ». Nous attendions donc avec impatience que Le Parisien nous « rapproche des sujets » à l’occasion du premier débat de la « primaire de la gauche ». Mais quelle n’a pas été notre surprise lorsque nous avons découvert, quelques heures après le débat, ceci :



Refusant « la course de petits chevaux permanente », la rédaction du Parisien a donc choisi de remplacer le concours hippique par un concours scolaire et entrepris de « noter » les candidats [1], comme l’explique l’introduction de l’article :

Qui, des socialistes Benoît Hamon, Arnaud Montebourg, Vincent Peillon, et Manuel Valls, de la radicale de gauche Sylvia Pinel ou des écologistes Jean-Luc Bennahmias et François de Rugy a remporté le débat ? […] Le jury du Parisien a délibéré. Les journalistes du service politique ont noté ce jeudi soir la prestation de chacun des candidats de ce premier débat de la primaire de la gauche selon cinq critères. La précision, le style, le fair-play, la meilleure formule et la combativité.

Ces « critères » pour « experts » en communication ne semblent guère annoncer le « retour au cœur de métier » qui nous était promis. Mais grâce à eux, on apprend entre autres que Jean-Luc Bennahmias « est apparu sympathique [mais] manquait de crédibilité et semblait décalé dans cette compétition », que « droit comme un I, [Vincent] Peillon est apparu rigide, même professoral, égrenant parfois le chapelet de ses propositions », que Sylvia Pinel « manque d’assurance et avance peu de propositions concrètes », ou encore que « souvent lors du débat jeudi soir Manuel Valls s’est pincé les lèvres ». Verdict : un sévère 3/10 pour Bennahmias, un François de Rugy juste en-dessous de la moyenne (4.5/10), un encourageant 6.5/10 pour Arnaud Montebourg, etc [2].



À Libération, de « la phrase qui tue » à « la phrase de trop »

L’expertise de Libération ne vaut guère mieux : pas de notes, mais un article consacré, quelques heures après le débat, aux « temps forts et faibles de chaque participant ».

L’article nous gratifie, pour chacun des candidats, de quelques lignes de commentaires, avisés et éclairants, sur sa prestation de la soirée. Ainsi, sur Arnaud Montebourg : « Butant souvent sur quelques mots, apparaissant moins à l’aise et à l’offensive qu’à son habitude dans ce genre d’exercice, l’ex-ministre de l’Économie avait les faiblesses de sa force : les chiffres. » Fichtre ! Sur Vincent Peillon : « Enveloppées dans sa voix douce, les attaques sont parfois violentes, notamment contre François Hollande, qui rebaptise Peillon "le Serpent" en privé ». Diantre ! Sur Sylvia Pinel : « Seule femme, toute à droite du plateau, avec une voix monocorde malgré son accent du Sud-Ouest et sans proposition choc, difficile pour l’ex-ministre du Logement de percer. » Etc.

Innovation (?) de Libération, trois « rubriques » complètent les fins commentaires : « la phrase qui tue », «  la phrase de trop », « sa cible préférée ». Voici donc ce qu’on apprend, au sujet de Manuel Valls :


De Jean-Luc Bennahmias :


De Vincent Peillon :


Etc.

Laurent Joffrin en personne a apporté sa contribution à ces analyses critiques qui font tant de bien à la compréhension des enjeux politiques de la « primaire » et, plus généralement, de l’élection présidentielle. Dans sa « lettre de campagne » consacrée au débat du 12 janvier, le directeur de la rédaction de Libération a commenté ainsi ce qui a pu passer à ses yeux pour une compétition de danse acrobatique : « Bennahmias a crevé l’écran en Bourvil candidat ; Rugy et Pinel ont été clairs et nets ; Montebourg un peu en dessous ; Peillon un peu trop au-dessus ; Hamon et Valls, enfin, les deux petits bruns nerveux, ont incarné avec flamme deux gauches bien découpées. » Splendide.


Des « phrases culte » du Point aux « vrais scuds » du Lab d’Europe 1

Sur le site du Point, pas de « phrases qui tuent », mais des « phrases cultes », comme nous l’annonce le titre de cet article publié au lendemain du débat :



Un article dont l’introduction masque mal la déception de son auteur, qui semble regretter de ne pas avoir eu davantage de « phrases cultes » à se mettre sous la dent :

Si la tempête a fait voler quelques pots de fleurs en France, la famille socialiste (et certains de ses invités) a pris le soin d’éviter de casser de la vaisselle lors de cet exercice télévisé. Les échanges ont été de bonne tenue, et ses auteurs ont exposé leur désaccord sur le revenu universel ou la loi travail sans remuer le couteau dans la plaie du quinquennat hollandais. Mais si le linge sale n’a pas été lavé en direct à la télévision, certains orateurs se sont tout de même laissés aller à quelques phrases mémorables. Revue des formules « magiques ».

Même son de cloche, ou presque, au Lab d’Europe 1, qui semble toutefois se féliciter que le débat ait été « dénué de presque toute confrontation violente » :

Pour le premier de ces trois exercices préalables au premier tour (le 22 janvier), seules quelques attaques ciblées, la plupart au moins en partie voilées, sont à signaler. Ce qui aura eu le mérite de changer les habitudes des téléspectateurs, après les débats de la primaire de la droite.

Mais les habitudes du « Lab » n’ont en revanche pas changé, qui propose une compilation des « quelques vrais scuds que les candidats se sont tout de même envoyés ». Tout de même.



Du côté du Figaro, les regrets sont plus explicites : « pour le premier grand rendez-vous médiatique de leur primaire, les candidats se sont efforcés de rester courtois et corrects, au risque parfois de provoquer un profond ennui ». Antonin André, chef du service politique d’Europe 1, préfère filer la métaphore sportive, expliquant dans son éditorial du 13 janvier que « le match attendu entre les sept candidats n’a pas vraiment eu lieu ».

Un exemple de journalisme de compétition et de désolation qui est loin d’être isolé, comme le confirme cet (autre) article publié sur le site du Point, dans lequel on apprend que « la joute de jeudi n’a pas emballé les éditorialistes ».



On n’ose même pas imaginer la déception de Christophe Barbier…


***


Le tour d’horizon que nous venons d’effectuer ne prétend pas à l’exhaustivité, et ne résume pas l’ensemble de la couverture médiatique de la « primaire de gauche », au-delà du débat de jeudi soir. Mais force est de constater que la plupart des rédactions ont contribué à cette occasion, chacune à leur manière, à l’inflation du pseudo-journalisme politique, concentré, une fois de plus, sur les jeux et non sur les enjeux, sur les pronostics et non sur les programmes. On aurait ainsi pu s’attarder sur les « émissions de débat » organisées le 13 janvier, de « C dans l’air » sur France 5, au titre évocateur (« Valls, Hamon, Montebourg : c’est serré ! ») [3], aux « Grandes voix » d’Europe 1 (« Où sont passés les enfants terribles du PS ? »).

Certes, plusieurs titres ont proposé des articles à vocation plus analytique, comme Le Monde [4], L’Obs ou Libération. Mais le moins que l’on puisse dire est que ces articles sont une version à peine augmentée de ce que nous avons évoqué plus haut : des commentaires des « petites phrases » et des élucubrations au sujet des postures réelles ou supposées des candidats [5].

Face à tant de médiocrité, une question se pose : le « débat » de jeudi soir n’est-il pas d’abord un simple produit télévisuel coproduit par des responsables politiques et des organisateurs de spectacle, au détriment du débat politique de fond proprement dit ? Une question que ne risquent pas de poser des journalistes friands de « petites phrases », de « phrases qui tuent » et autres « phrases cultes » que ce type d’émission ne peut manquer de produire… Relativement lucides, plusieurs des participants au débat n’ont pas manqué, quant à eux, d’exprimer, a posteriori, des critiques sur le format de l’émission, comme le rapporte par exemple un article du Parisien. Son titre – un brin malhonnête – préfère ne rien savoir de ce qui pourrait passer pour une critique des médias : « Primaire à gauche : quand les candidats dénigrent leur propre débat ».

Que penser du format médiatique d’un « débat » de deux heures réunissant sept intervenants, dont le temps de parole total s’élève, pour chacun d’entre eux, à environ 17 minutes ? Que penser des questions des journalistes quand ils demandent, par exemple, à des responsables politiques de résumer le bilan du quinquennat de François Hollande « en un mot » ? Que penser d’une émission dont l’organisation (à laquelle les candidats ont consenti) limite les temps des interventions à 1min30 par question (et à 45 secondes au cas où ils voudraient se « répondre » entre eux) ?

Autant de questions qui ne risquent guère d’être posées par les commentateurs sportifs du journalisme politique.


Julien Salingue


Post-scriptum (1) : Bruno Roger-Petit, éditorialiste à Challenges, a dû beaucoup s’ennuyer le soir du débat. En témoigne l’article qu’il a rédigé le lendemain, dans lequel on peut lire ceci : « "Pour éviter l’élimination de la gauche dès le premier tour de la Présidentielle, seriez-vous prêt à vous effacer devant Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron ?" Il est 22h48, nous sommes sur TF1, et Gilles Bouleau pose la seule question qui importe aux sept candidats prétendant à l’investiture de la Belle alliance populaire ». « La seule question qui importe ». Rien que ça…


Post-scriptum (2) : Le Figaro a dû beaucoup s’ennuyer le soir du débat, puisque dès 21h30, soit 1h30 avant la fin des échanges entre les candidats, il a envoyé la « Une » ci-dessous aux rédactions [6] :


 
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Notes

[2On notera en outre le choix d’un adjectif pour qualifier chacun des candidats.

[3Et dont la « question du jour » était – évidemment : « D’après vous, qui a remporté le premier débat de la primaire de la gauche ? »

[4Article payant.

[5L’article du Monde nous apprend ainsi ce qui suit : « En creux, se sont dessinés des points communs, des différences mais aussi des lignes de fractures entre plusieurs camps de candidats. » Puissant...

[6Le titre sera finalement modifié quelques heures plus tard : « Primaire : un débat fastidieux pour une gauche à bout de souffle. »

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