Un portrait inattendu…
Donnons d’abord une idée de cet éditorial en en citant quelques fragments significatifs.
- Plutôt flatteur : « C’est un président très présent mais nullement survolté, aux traits pleins, rassérénés et apaisés, toujours prompt à la riposte mais laissant volontiers parler, économe de ses gestes et à l’aise dans un nouveau rôle présidentiel, qui nous parle en ce jour anniversaire de ses deux années à l’Elysée. »
- Avec une nuance critique qui perce sous les éloges : « L’énergie qu’il met à nous convaincre lui tient lieu de sincérité et, au cas où certains d’entre nous demeureraient incrédules, au moins nous contraint-elle à nous demander pourquoi il la dépense. »
- Sans commentaire, ni ironie perceptible (même au second degré) quand il rapporte les propos très peu critiques de Sarkozy parlant de Sarkozy : « Les grandes choses, on les décide seul car le consensus interdit l’audace. Reste que les grandes réformes, comme la décolonisation ou l’élection au suffrage universel, sont nécessairement impopulaires au départ puis qu’elles modifient le cours des choses. » […] « La crise va m’aider car les Français ne voient personne d’autre pour y faire face et, à la condition qu’il reprenne lui-même la concertation et la communication, en particulier sur l’Université et la santé, ils comprendront mieux qu’avant l’urgence des grandes réformes. »
- Dans le rôle du rapporteur dont on ne sait s’il partage ce qu’il rapporte : « En tout cas, la crise lui permet d’affirmer qu’il n’appartient plus à un seul camp, et en tout cas pas à la droite ».
- Avec une touche d’ironie, mais ambiguë : « Lorsque Sarkozy évoque son intérêt pour l’industrie, son goût pour les usines et son amour pour les ouvriers, on se dit que, s’il avait à célébrer son second anniversaire, ce ne serait plus au Fouquet’s mais au mur des Fédérés. »
L’éditorial s’achève par une réflexion de grand témoin de l’Histoire qui crédite Nicolas Sarkozy de la sincérité qu’il ne parvenait pas à lui prêter et d’une volonté dont le résultat est inscrit d’avance : « Tandis que notre déjeuner se termine, nous nous disons que nous n’avons pas encore tout à fait percé le secret de ce président jeune et ludiquement impétueux, si peu conforme à ceux qui l’ont précédé dans ce palais et qui, en dépit de ce qu’il dit avec sincérité, joue avec volupté à imprimer sa marque dans l’histoire. »
… qui suscite des réactions prévisibles
Ce portrait inattendu a suscité nombre de réactions compréhensibles
[1] Du côté des journalistes et chroniqueurs, les réactions sont sans surprise, comme le montre l’échantillon qui suit.
– Le site Rue89 se fait l’écho de cet éditorial dès le 12 mai et donne la parole à ses internautes après la présentation qui suit :
L’Obs déjeune avec un président qui « imprime sa marque dans l’histoire. »Denis Olivennes, Jacques Julliard et Jean Daniel ont déjeuné avec Nicolas Sarkozy le 6 mai, jour anniversaire de son élection. Selon Jean Daniel, le président a découvert que le pouvoir ne rendait pas heureux. Et pense qu’il est le seul à pouvoir sortir la France de la crise. Compte rendu de cette rencontre d’égos
– Sur le site Marianne2, c’est Philippe Cohen, le 14 mai, qui cite abondamment l’éditorial avec le chapeau suivant :
Jean Daniel, nouvelle prise de l’ouverture à gauche ? Le talentueux éditorialiste de l’Observateur a été invité à déjeuner à l’Elysée en compagnie de Denis Olivennes et de Jacques Julliard. Il en est revenu avec un récit baroque mais qui a dû faire les délices des conseillers de l’Elysée. La France est en panne, mais l’ouverture, ça marche !
– Sur Europe1, dans sa chronique « Politiquement incorrect » du vendredi 15 mai, Frédéric Bonnaud, sur un ton sarcastique, dénonce à son tour, la « nouvelle prise » de Sarkozy.
On l’écoute :
Frédéric Bonnaud - Politiquement incorrect - Europe 1 - 15 mai 2009 :
Format mp3 - Durée : 6’ 15" - Téléchargeable ici
– Le Canard Enchaîné du 30 mai consacre un article intitulé « Un portrait à géométrie variable » dans lequel le portrait élogieux de Sarkozy dans le Nouvel Observateur est opposé aux propos, très critiques, sur le Président publiés quelques jours plus tôt dans Le Journal du Dimanche.
Et tandis que des intervenants de gauche s’étonnent ou s’affligent, les journalistes politiques connus pour leur sympathie pour la droite, se réjouissent.
Ainsi, Christine Clerc, dans Le Télégramme du 18 mai écrit : « Le président de la République a compris en effet que, pour apaiser des Français anxieux, il ne lui suffisait pas de batailler sur la scène internationale. Il lui fallait prendre du recul et mieux dégager le sens de son action. D’où sa formidable opération de séduction, très mitterrandienne, par exemple en direction du Nouvel Observateur, dont l’éditorialiste Jean Daniel relate ’Le déjeuner à l’Elysée’ avec une admiration non feinte. ».
(2) Les internautes qui s’expriment sur les forums ne sont pas en reste. Citons d’abord quelques extraits de ceux qui, les plus nombreux, dénoncent l’éditorialiste avec lequel ils dialoguent sur le site même du Nouvel Observateur.
D’abord les condamnations sans appel : « Pauvre écrivain narcissique […] vous n’auriez pas dû déjeuner avec le chef de l’Etat et quitte à le faire, vous auriez dû vous poser […] en journaliste de gauche, en pointe contre l’inacceptable » ; « Honte aux directeurs du N. Obs de se fourvoyer avec cet individu qui ne pense qu’à démolir le système social français ; vous êtes ses complices, et tout cela pour une invitation à déjeuner… Quelle bassesse !!! » ; « Incroyable texte, même un lèche-cul comme J. Lang n’ose pas aller aussi loin ».
Il y a aussi ceux qui ne mettent pas en doute les convictions de Jean Daniel mais qui estiment qu’il est tombé dans un piège et qu’il s’est fait avoir : « Vous savez très bien que quand Nicolas Sarkozy invite quelqu’un, c’est pour obtenir quelque chose. Que va-t-il obtenir de vous ? » ; « Votre article montre à l’évidence que vous avez à votre tour été étouffé par le chant mielleux mais en fait fielleux de ce prédateur ».
Sur d’autres sites, mêmes réactions. Par exemple sur le forum de Rue89 : « Quel merveilleux cirage de pompes de Jean Daniel au contesté Nicolas Sarkozy » ; « C’est la première fois que je vois un article écrit avec de la vaseline » ; « il y a longtemps que l’Obs fait partie des chouchous du prince […] Jean Daniel a pris de la bouteille et commence à devenir sénile… » ; « sans intérêt… il [Sarkozy] avait pris du lexo(mil) notre excité national » ; « la soupe était bonne pour Jean Daniel ? » ; « Quand la presse accepte les invitations, elle se couche d’autant mieux » ; « Nulle surprise dans l’obséquieux compte-rendu du trio de l’Obs. Depuis longtemps Jean Daniel avait amorcé sa reconversion, les deux autres aussi. Je ne leur ferais pas l’injure de penser qu’ils ont cru un mot des propos de propagande délivrés par leur hôte (si serein… si calme… si juvénile… le secret ! le secret ! Terracota + Lexomil ? ), mais ils se moquent de leurs lecteurs en imaginant qu’ils vont les croire. »
Au cours du « chat » du Nouvel Observateur, quelques internautes, peu nombreux, ont pris la défense de Jean Daniel de manière toutefois si dithyrambique qu’on peut s’interroger sur leur identité et sur leurs intentions. Sincères admirateurs ou escouade des « Fatals flatteurs » [1] ? Petit échantillon : « Quel est votre secret pour rester toujours aussi provocateur ? » ; « Acceptez-vous qu’on dise que votre comportement est gaullien ? » ; « Ne seriez vous pas en train de devenir notre Saint Simon ? » ; « Finalement n’avez-vous pas observé Sarkozy comme Lévi-Strauss observait les indiens Nambikwara ? ».
Quelques arguments avancés par des internautes, moins sujets à caution, méritent pourtant d’être mentionnés en ce qu’ils dessinent une sorte de portrait idéal de l’éditorialiste : Jean Daniel aurait fait preuve « d’anti-dogmatisme », « briserait les tabous » en disant ce qu’il a envie de dire, ferait « preuve de tolérance » et « d’esprit d’ouverture », manifesterait un « souci d’objectivité en refusant la critique systématique ». Bref, ferait preuve d’une certaine indépendance à l’égard du jeu politique et de ses prises de positions obligées et prévisibles.
Une double transgression ?
En réponse aux questions des internautes, Jean Daniel avance plusieurs arguments qui sont autant de lignes de défense de la fonction d’éditorialiste, telle du moins qu’il la conçoit. Il invoque à la fois son métier de journaliste, ses convictions politiques et sa probité.
A l’en croire, s’il a accepté l’invitation c’est d’abord pour faire son métier : parce qu’il « aime se faire une idée personnelle, sans faire confiance à qui que ce soit, des princes qui nous gouvernent. » Et d’ajouter : « Je veux les rencontrer et me faire une opinion. » De surcroît, s’il s’est rendu à l’Elysée c’est aussi parce qu’il voulait obtenir de la bouche même de Sarkozy des informations sur sa politique sur le Moyen-Orient. Et d’affirmer qu’il a eu « les informations [qu’il] désirait dans le domaine de la politique étrangère de la part du chef de l’Etat français, quel que soit son nom. »
Quant à ses convictions politiques, elles seraient hors de cause parce que ses contradicteurs auraient mal interprété son éditorial qui, en réalité, était extrêmement critique, puisque, nous apprend-il, cet éditorial était en fait « écrit au second degré » : par exemple, lorsqu’il écrit « que Sarkozy n’est pas survolté, cela veut dire évidemment qu’il l’est toujours d’ordinaire ». Quant à sa probité, rien ne permettrait de la mettre en doute. Aussi, dans une sorte d’autoportrait qui ressemble fort à un discours de dénégation, Jean Daniel met-il en avant ses qualités morales : le fait que tout le monde sait, Sarkozy le premier, qu’il n’est pas « complaisant », qu’il a « le sens de l’honneur », qu’il a des « convictions » et une grande « liberté d’esprit », est « insensible à la flatterie », n’est pas flagorneur, n’a pas « l’esprit courtisan » et que, de toutes façons, il estime « ne devoir rien à personne ».
On voit que les réponses embarrassées de Jean Daniel se situent sur le même terrain que celui de ses contradicteurs. En effet, si cet éditorial a particulièrement surpris, pour ne pas dire scandalisé, nombre de ceux qui lisent les éditoriaux, c’est-à-dire essentiellement les éditorialistes, les journalistes politiques, les responsables politiques et quelques rares lecteurs que cette prose intéresse, c’est parce que Jean Daniel aurait commis ce qui est perçu comme une double transgression.
La première touche à une certaine vision de la déontologie journalistique (que nombre d’éditorialistes ne partagent pas cependant) qui voudrait, selon une règle non écrite, qu’un journaliste politique, pour être vraiment indépendant (de qui et de quoi ?), doit se tenir à bonne distance des acteurs de la vie politique, autrement dit ne doit pas les fréquenter amicalement et encore moins déjeuner en privé avec eux, du moins si leur proximité politique n’est pas de notoriété publique. De surcroît, dans la mesure où Sarkozy incarne des valeurs (l’argent, l’anti-intellectualisme, le néolibéralisme, etc.) qui sont aux antipodes de celles que Jean Daniel est lui-même censé représenter, le prétexte d’une rencontre destinée à mieux comprendre les ressorts de la vie politique et les desseins du Président, tombait de lui-même : cette rencontre ne pouvait rien apporter à l’éditorialiste-écrivain et à ses comparses, si ce n’est le spectacle d’un comédien jouant à contre emploi dans le souci de séduire ses invités afin de les mettre dans sa poche.
La seconde transgression qui a encore plus surpris, voire scandalisé, porte sur le contenu même de l’éditorial qui atteste que l’opération de communication de Sarkozy semble avoir réussi. La critique déontologique est redoublée par une critique politique, venue de certains commentateurs et lecteurs, indignés, en cette période de débauchage de responsables politiques, membres ou proches du Parti socialiste, de lire un éditorial jugé complaisant. Le milieu des journalistes politiques attend, en effet, que chacun reste à sa place politiquement assignée, et donc qu’un éditorialiste de gauche reste à gauche, du moins dans ses éditoriaux.
Jean Daniel assume pour partie ces transgressions au nom de valeurs supérieures - celles de la rigueur intellectuelle et morale - non sans réaffirmer son souci de faire en sorte que « le Nouvel Observateur demeure un grand hebdomadaire français et européen de gauche ». « L’une des dernières grandes figures du journalisme de gauche », selon l’expression d’un internaute, se présente ainsi comme la victime d’un mauvais procès non seulement parce qu’il n’aurait pas écrit ce que certains ont cru avoir lu mais parce que, même s’il avait écrit ce que certains ont cru lire, il serait scandaleux de mettre en doute son intégrité morale et professionnelle. Un éditorialiste se doit de dire honnêtement ce qu’il pense même si cela va à l’encontre de ses convictions politiques.
Désaccord déontologique, désaccord politique : la petite « affaire » du déjeuner semble devoir se conclure par ce double constat. Mais peut-être faut-il aller plus loin…
Les éditorialistes en question
En effet, si cet éditorial, et les réactions qu’il a suscitées, présentent un intérêt, c’est aussi et sans doute surtout parce qu’ils conduisent à s’interroger sur la fonction que remplissent les éditorialistes.
Si Jean Daniel avait tenu les propos attendus, tout serait resté dans l’ordre. Certains, à gauche, l’auraient même sans doute loué pour avoir dit excellemment ce qu’il fallait dire. Au pire, son éditorial serait passé totalement inaperçu. On peut même imaginer que, au même moment, les éditorialistes de droite auraient loué la politique de Sarkozy et les qualités personnelles du président à la satisfaction de leur lectorat. Chacun serait resté dans son rôle. Mais de quel rôle s’agit-il ? On peut en distinguer deux, sans prétendre à l’exhaustivité.
Le premier rôle, le plus évident, est celui de doublure idéologique du champ politique. En effet, à la différence des responsables politiques qui font explicitement de la politique, les éditorialistes et les journalistes politiques font, eux aussi, de la politique. Mais, sous couvert de journalisme, leur intervention politique revêt toutes les apparences du commentaire détaché, voire objectif, même quand ils se réclament de sympathies situables dans le champ politique : parce que, à la différence des responsables politiques, les éditorialistes ne pratiqueraient pas la « langue de bois » mais diraient honnêtement ce qu’ils pensent et ce qu’ils ont vu et entendu, sans esprit partisan. S’ils se présentent comme étant au dessus de la mêlée politicienne, c’est pour mieux y participer. A cet égard, l’éditorial de Jean Daniel a joué le rôle d’une sorte de réactif politique : en brouillant apparemment les cartes, il a montré qu’il existe une « langue de bois journalistique » qui n’a rien à envier à la langue de bois des responsables politiques que dénoncent ces mêmes journalistes.
En second lieu, ce qui est peut-être moins visible en tant que tel, les éditorialistes et nombre de journalistes politiques contribuent à donner une certaine représentation de ce qu’est la lutte politique. Le journalisme de fréquentation qu’ils pratiquent (comme d’ailleurs les journalistes politiques) se prévaut des nécessités de l’information politique [2]. Mais de quelles informations et de quelle politique s’agit-il ? Trop souvent d’une information politicienne sur la politique politicienne. Ce journalisme de fréquentation repose sur une vision de la politique que ce journalisme tend à conforter et à diffuser, c’est-à-dire une vision centrée sur le microcosme et ses préoccupations, sur les rivalités de personnes et sur la psychologie des acteurs. Ce faisant, il renforce le processus de personnalisation en politique au détriment des questions de fond et de la mise en évidence des facteurs structurels qui s’exercent sur les acteurs de la vie politique, des questions plus éclairantes et des facteurs plus explicatifs que ne le sont les confidences recueillies dans les coulisses ou autour d’une table.
Les responsables ne sont pas toujours ceux que l’on croit ou ne le sont pas pour les raisons que l’on invoque souvent. Ainsi, les responsables de la crise financière actuelle, comme le souligne l’économiste Frédéric Lordon, dans son intervention lors d’un récent « Jeudi d’acrimed » ou dans on dernier livre [3], ne sont pas des banquiers individuels dans leur rôle de banquiers, mais le système financier dérégulé, dont ils sont à la fois les rouages et les architectes : un système qui a été dérégulé par les gouvernements eux-mêmes au début des années 1980, sous la pression du capitalisme financier. Il en va de même de la vie politique : elle tient davantage aux forces économiques et sociales qui s’exercent sur les acteurs politiques qu’à la personne ou à la personnalité, réelle ou jouée, de tel responsable politique.
Depuis Marx, on sait que le jeu politique pourrait bien n’être, pour l’essentiel, qu’un théâtre de marionnettes qui ne font qu’accompagner les forces qui dominent le monde social et qui, depuis les coulisses, les instrumentalisent. Sarkozy veut réhabiliter le volontarisme en politique : tel Superman, il pèserait sur le sort du monde et parviendrait, croit-on, à « imprimer sa marque dans l’Histoire », alors qu’il pourrait bien n’être, pour pasticher une formule célèbre, que celui qui applique le précepte selon lequel « lorsque les événements nous dépassent, feignons d’en être l’auteur » ?
Que conclure de cette polémique, sinon qu’il s’agit d’un « non événement » qui nous en apprend plus sur les éditorialistes (et les journalistes politiques) que sur ceux avec qui ils déjeunent ? Un internaute du « chat » du Nouvel Observateur l’a bien vu qui, interpellant Jean Daniel, lui donnait implicitement une leçon de journalisme en l’invitant à réfléchir sur ce qui mérite de faire « événement » en politique : « Cher Jean Daniel, vous avez une longue expérience de la vie publique et vous en savez certainement beaucoup plus que moi sur ce sujet mais croyez-vous vraiment que cet ‘événement’ [le déjeuner chez Sarkozy] nous apporte grand-chose ? »
Patrick Champagne