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Tribune

Tunisie : "Quand Le Monde nous fait dévaler la pente"

2001 : Les questions soulevées par Taoufik Ben Brik dans la chronique qui suit ne doivent pas faire oublier que "Le Monde" et Florence Beaugé, dont l’article est ici mis en cause, n’ont fait preuve d’aucune complaisance face à la dictature tunisienne. Il serait totalement injuste de laisser entendre le contraire.


2004 : Il n’est jamais trop tard pour le reconnaître : nous aurions du lire plus attentivement les articles de Florence Beaugé au lieu de nous fier à Taoufik Ben Brik dont le courage mérite le respect, mais qui s’est ici trompé de combat. L’enquête de Florence Beaugé ne mérite nullement les critiques qui lui sont adressées sur la base de phrases sorties de leur contexte. Reporters sans frontières, Le Journal Perm@nent du Nouvel Obs et Charlie hebdo (qui avait ouvert sa "une" à cette critique) n’ont pas corrigé cette faute que nous, avons, nous aussi commise. Toutes nos excuses à Florence Beaugé [1]. (Acrimed, le 15 septembre 2004)

Taoufik Ben Brik, journaliste tunisien, publie une chronique hebdomadaire sur le site de Reporters sans frontières. Le Journal Perm@nent, solidaire de son combat pour la liberté d’expression, publie lui aussi la chronique.

UNE DICTATURE, la Tunisie ! Allons donc ! Il n’y a qu’à regarder autour de soi : « Le voudraient-ils, les touristes de passage à Tunis seraient bien en peine de sentir une quelconque tension. La capitale est fidèle à elle-même, avec ses larges avenues bordées de palmiers, ses rues embouteillées, ses taxis jaunes et ses piétons qui déambulent . »

Irréprochable, non, ce bout de reportage publié en fanfare par Le Monde (06/04/2001) ? Et tellement vrai que les réponses bien apprises de Slaheddine Mouaouia, ministre chargé des droits de l’homme et de la communication, le confirment : Nous recevons 5 millions de touristes par an, on ne peut tout de même pas dire que nous soyons un goulag !

Le lecteur sera pris d’une irrésistible envie de se pincer, ou de penser que, comme dans une nouvelle fantasmagorique, cette Tunisie tout en rose trémière n’est qu’une ruse du diable qui reprendra très vite ses droits. Il fallait, en effet, toute l’autorité de Jean Daniel, à la grande époque (Le Nouvel Observateur du 31/12/1992), pour écrire sur la Tunisie des mièvreries d’un tel calibre : Indignés par une vision délibérément négative, nous entendons rappeler avec force que cette Tunisie, si proche par l’histoire, par la culture de la tolérance, par l’attachement au dialogue, construit jour après jour, non sans erreurs parfois, mais d’une manière à la fois pacifique et raisonnable, une société moderne, pluraliste, équilibrée et ouverte sur le monde.(...) Face au tyran se dresse la Grande Conscience. Contre l’abus de pouvoir, l’impact des mots. Souvent, hélas ! la Grande Conscience a ses ratés.

Dans les années de braise, le benalisme était un serpent à double tête : la propagande et le flingue. Une minorité de va-nu-pieds, avec des alliés de taille (médias et organisations internationales), treize années durant, ont déclenché une offensive pour aplatir la propagande qui dépeignait le Tunisie comme un paradis pour touristes, un havre de paix, sans torture, sans exécutions sommaires, sans emprisonnements arbitraires.

Ces « sous-commandants Marcos » ont manié, comme personne, l’arme des mots. Des stratèges des médias. Ils ont cru que la victoire a été totale sur ce front, et qu’ils n’ont plus à « beugler » que les Tunisiens vivent sous une dictature affairiste. Dans un remarquable reportage publié par La Vie (21/10/1999), Fanny Aubert a tout dit ou presque sur la dictature masquée de Ben Ali : C’est étrange un pays qu’on étouffe, on pourrait presque ne pas s’en apercevoir. Cela tient d’abord à trois fois rien. On regarde l’abondance des portraits présidentiels présents jusque dans la moindre échoppe ; on lit forcement avec inquiétude une presse politiquement sirupeuse, qui n’est pas sans rappeler la Pravda des grands moments ; on s’étonne aussi d’une étrange habitude de parler le moins possible au téléphone, de ne surtout jamais prononcer de noms... »

L’AFFAIRE EST CLOSE, ON PEUT S’ATTELER A AUTRE CHOSE ?! Non, rétorque l’envoyée spéciale du Monde qui décide de faire ses valises et d’aller voir de ses propres yeux la dictature. Quelques jours lui suffisent pour répondre à la question qu’elle se lance à elle-même :

« Combien sont-ils à redresser la tête et à exiger ouvertement de pouvoir exercer leurs droits de citoyen ? - Pas plus de quelques dizaines. »

Croyez-vous nous dévoiler un grand secret ? La résistance n’a-t-elle pas toujours été l’affaire d’une minorité ? Du temps de Vichy, les résistants, une poignée d’hommes, écrit Claude Bourdet, « étaient d’une manière ou d’une autre, des personnages de maniement difficile (...) ; aucun ne correspondait à l’image habituelle du bon citoyen respectueux du qu’en-dira-t-on et de l’ordre établi. (...) Ces hommes avaient au moins une qualité essentielle : ils avaient le courage de l’esprit et du cœur , ils ne se sont pas soumis à l’injustice et inclinés devant l’inévitable, au moment où un tel comportement constituait la règle. [2] »

Lorsque Ben Ali a gagné sur tous les fronts dans les années quatre-vingt-dix, broyé les islamistes, fait main basse sur les partis et les associations, lorsque toute l’intelligentsia a tourné sa veste acceptant d’être les conseillers du prince pour lui donner une couverture morale, il n’est alors resté à Tunis que quelques mouvements squelettiques qui remuaient encore. De toutes petites choses, mais des choses. Presque rien, mais pas rien. Il y en a eu pour se battre avec des pétitions et des coups de gueule pour seules armes, sachant qu’ils allaient être punis de mille persécutions. Comme dans un cauchemar de Dante, des Moncef Marzouki, des Salah Hamzaoui, des Radhia Nassraoui, des Sihem Bensedrine, des Omar Mestiri, des Sadri Khiaria, des Jalel Zoghlami, des Mohamed Hédi Sassi, des Abdennaceur Laouini, des Néjïb Hosni... hantent les nuits du maître de Carthage. Ce sont ces femmes et hommes de coeur qui ont réussi l’exploit de faire sortir la Tunisie de sa léthargie.

Et c’est presque par inadvertance, alors que le reportage s’achemine vers sa chute, que Florence Beaugé lâche la question : « La politique ? », à laquelle elle répond, comme il se doit, sous le sceau de la multitude anonyme : « Ce n’est pas notre affaire ! répondent la quasi-totalité des gens en souriant, tout en reconnaissant qu’ils ne souffrent pas de ce manque. »

Le repli sur soi, l’individualisme, l’après-moi-le-déluge apparaissent comme des impératifs de survie pour un peuple dont l’horizon se résume depuis des années à un macadam surpolicé, encombré de fourgonnettes de police, ces fameuse baga d’un bleu sinistre qui sillonnent la capitale en tout sens. A quoi rime ce silence trompeur qui cache peu-être une certaine défiance ? Ces gens qui forment le parti le plus large du pays, tout le long du règne de Ben Ali, n’ont pas cessé de brandir l’étendard de la désapprobation. Au cours de l’année 2000, Ben Ali a affronté deux émeutes (émeute contre une hausse du prix du pain en février et émeutes lycéennes en avril). C’est la multitude qui a fêté, à sa manière , les treize années de règne de Ben Ali en dansant la danse du scalp et animant les bourgades de fêtes tragiques. C’est elle aussi qui na pas cessé de contourner la palissade par des ruses de Sioux, un humour assassin, créant ainsi des poches de liberté. Cette liberté que Monsieur Slaheddine Mouaouia, tout au long de l’entretien, n’a cessé de conjuguer au futur incertain...

Taoufik Ben Brik

© Le Nouvel Observateur 1999/2000


Note d’Acrimed

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Notes

[1Mais nous avons pour règle de ne retirer aucun des articles publiés.

[2Claude Bourdet, L’Aventure Incertaine, Stock, Paris, 1975.

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