Une indispensable « réforme »
Le terrain avait été soigneusement préparé. Ils étaient en effet nombreux, dès la rentrée 2015, à soutenir la démarche entreprise par le gouvernement consistant à diffuser l’idée que le Code du travail était un « mastodonte » qu’il fallait nécessairement « alléger ».
Florilège :
- « Bien sûr, on pourrait garder notre bon vieux Code du travail, avec ses règles et ses protections, qui dissuadent parfois la création d’emploi, mais à quoi cela sert de protéger de plus en plus des emplois qui ne sont pas créés ? » (François Lenglet, France 2, 9 septembre 2015).
- « Parmi les dossiers les plus brûlants, la refonte d’un mastodonte, devenu tabou à gauche : le Code du travail et ses 3 600 pages, 11 000 articles… à écrémer d’urgence. » (Voix off d’un sujet de « C dans l’air », 4 septembre 2015).
- « Ce sont l’entreprise et les représentants des salariés qui décideraient et non plus une loi tombée d’en haut imposant un même standard à tous, y compris en matière de temps de travail. Donner plus de liberté aux acteurs de terrain, quitte à malmener tabous et totems. » (Vincent Giret, France Info, 31 août 2015).
- « Le Code du travail n’est pas une vache sacrée. C’est un outil de régulation indispensable pour assurer un socle minimal de protection des salariés. Mais il ne doit pas devenir imperméable aux mutations de la société et du salariat. La CGT et FO jouent les gardiens du temple, veillant à ce qu’on ne touche pas à une virgule du Code [...]. » (Éditorial du Monde, 2 septembre 2015).
- « Le gouvernement sera-t-il suffisamment audacieux pour déverrouiller vraiment le Code du travail, pour s’en remettre davantage aux accords d’entreprise qu’à la loi afin d’assouplir le droit social ? Aura-t-il confiance dans la démocratie de terrain, et osera-t-il affronter tous les conservatismes de gauche, ceux des syndicats et d’une partie de la majorité, déjà postés en tenue de guérilla, prêts à en découdre ? » (Nicolas Beytout, L’Opinion, 9 septembre 2015).
- « Comme souvent, nous nous sommes mis à espérer. Avec le rapport Combrexelle, la France socialiste va s’attaquer au Code du travail. Enfin un mouvement pour combattre cette préférence nationale qu’est le chômage ! [...] La France s’attaque, veut-on espérer, au sujet comme l’ont fait toutes les social-démocraties apaisées de la vieille Europe. En passant en force. Courageusement. » (Arnaud Leparmentier, Le Monde, 9 septembre 2015).
On pourra compléter cette revue de citations révélatrices d’un désarmant pluralisme en visionnant la vidéo réalisée par le collectif Nada, publiée le 12 février sur notre site : « La meute versus le Code du travail ».
Et même lorsque le sujet n’est pas directement la réforme du Code du travail, nombreux ont été les reportages qui, à l’instar d’un sujet du 20h de France 2 que nous avions analysé, ont contribué à accréditer, avant même que la mobilisation contre la Loi El Khomri ne prenne corps, l’idée selon laquelle les entreprises étaient accablées par une législation trop restrictive qui, si l’on voulait bien regarder les choses en face, sans conservatisme ni corporatisme, était en grande partie responsable du chômage. Les syndicalistes étaient déjà eux aussi passés sur le gril, à l’image de Jean-Claude Mailly, de Force ouvrière, soumis à un véritable interrogatoire sur Europe 1 le 18 février (soit le lendemain de la présentation du projet de loi El Khomri), entre autres :
- « Mais si vous on écoute bien, il n’aurait rien fallu changer. Là cette loi, elle est quand même destinée à dynamiser le marché du travail pour essayer de créer de l’emploi. »
- « Mais est-ce que vous pensez pas que pour convaincre les Français, enfin des Français en nombre, parce que… y’a un problème, c’est qu’une partie en tout cas de ces mesures, spontanément, quand on interroge les gens, ils sont vraiment beaucoup… ils sont majoritairement d’accord… »
- « Est-ce que ça serait pas mieux à ce moment-là de dire “ben ça d’accord, ça peut-être, et ça non”, au lieu de dire comme vous faites depuis le début “Non, non, non, non, et non” ? »
Etc.
Offensive tous azimuts contre la mobilisation
Mais l’entreprise de légitimation de la loi – et de délégitimation de sa contestation – n’aura pas suffi. Et ce sont des centaines de milliers de salariés et de jeunes qui, à partir du 9 mars, sont entrés en mobilisation. De toute évidence, la pédagogie médiatique aura échoué à les convaincre du bien-fondé de la « réforme » : n’en faisant qu’à leur tête, ils n’ont pas écouté les bons conseils de l’éditocratie, qui ne leur pardonnera pas, comme on peut le voir dans cette vidéo, enregistrée fin mars par Acrimed pour l’émission « Là-bas si j’y suis », et qui offre une première synthèse de l’offensive tous azimuts contre la mobilisation.
Méthode privilégiée : la focalisation, non pas sur les causes, mais sur les conséquences des grèves, avec un intérêt tout particulier pour les « usagers » des trains, métros, et autres transports en commun, avec la multiplication des micros-trottoirs dans lesquels on apprend, surpris, que lorsque les salariés des transports sont en grève, les transports fonctionnent moins bien. Obsession qui se traduit par une infinie variété de titres dans la presse écrite et sur internet :
Etc.
Autre angle d’attaque : la dénonciation des « pas concernés ». De qui parle-t-on ? De celles et ceux qui, à en croire « experts » et éditorialistes, n’auraient aucune raison de se mobiliser contre la « réforme », et participeraient quand même à la mobilisation. Comprendre : certains opposants à la Loi Travail (au premier rang desquels les salariés du public et les jeunes) n’ont rien compris au contenu d’une loi qui ne les concernerait pas – ou ils ont compris mais ils se mobilisent pour le plaisir (de provoquer la « galère »). Au choix…
Comme nous le signalions alors :
Que nombre de chroniqueurs et éditorialistes ne comprennent rien aux mouvements sociaux n’est ni nouveau, ni surprenant. Mais qu’ils se sentent, malgré eux, obligés de l’avouer ainsi publiquement en dit aussi long sur les effets de la position sociale qu’ils occupent que de fines analyses sociologiques. Ces inestimables individualités qui se croient en état d’apesanteur sociale laissent entendre que, pour être « concerné », il faut être personnellement et directement touché. […] Soyons rassurés : nos détecteurs de « pas concernés » n’ont pas encore opposé, à celles et ceux qui font cause commune par solidarité, que seuls les mal-logés sont concernés par la solidarité avec les sans-abris ou que seuls des exilés sont concernés par la solidarité avec les migrants. Solidarité ? Sans doute une passion triste aux yeux des gais lurons de l’éditocratie.
À quoi l’on pourrait ajouter qu’il est évidemment plus commode de consacrer de longues minutes ou de nombreuses colonnes aux soi-disant « pas concernés » plutôt que de donner la parole aux premiers concernés, à savoir les salariés du privé et leurs représentants.
« Vous condamnez les violences ? »
Autre méthode éprouvée : la focalisation sur les « violences » qui, bien qu’elles se produisent, comme les grands médias le répètent, « en marge des manifestations », font souvent l’objet d’une attention qui n’a rien de marginale, quitte à faire passer au second, voire au troisième plan, les mobilisations elles-mêmes, leurs causes, leur tonalité, leur ampleur. Nous avions ainsi relevé de manière exhaustive, à titre d’exemple exemplaire, les « bandeaux » défilant sur BFM-TV le soir de la manifestation du 28 avril :
Et, noyé parmi les précédents, celui-ci :
Un véritable matraquage médiatique contre les manifestations, accompagné d’interrogatoires de militants politiques et syndicaux, sommés de « condamner » les « violences », quitte à ce que le sujet monopolise leur temps de parole. On se souviendra de cette interview exemplaire d’Olivier Besancenot le 1er mai 2016 sur BFM-TV, par une journaliste (Apolline de Malherbe) dont l’obstination n’a eu d’égal que le sens de la répétition, comme le montre cet échantillon des questions posées au représentant du NPA :
- « Est-ce que vous condamnez… ? »
- « Mais Olivier Besancenot vous avez dit le mot “condamner”, vous avez dit “ce que je condamne aujourd’hui ce sont en gros les provocations et l’attitude du gouvernement”, vous ne condamnez pas les violences ? »
- « Mais les violences elles-mêmes, vous ne les condamnez pas ? »
- « Donc les violences… non mais justement, je vous demande : qu’est-ce que vous condamnez ? Je reprends votre mot, Olivier Besancenot »
- « Pour vous, ce que je voudrais simplement qu’on voit, c’est que vous, ce que vous condamnez c’est ça [les photos de violences policières montrées par Besancenot], ce n’est pas ça [les images de « casseurs »] »
- « Donc Olivier Besancenot, à aucun moment, vous ne condamnez les violences des manifestants ? »
- « Pardon, Olivier Besancenot, mais pour vous, il y a vraiment d’un côté les gentils, et de l’autre côté les méchants ? Il n’y a pas un moment où vous dites pas “Je condamne les deux”, quoi, non ? »
- « Vous les regrettez malgré tout, alors sans aller jusqu’à les condamner, est-ce que vous les regrettez ? »
Et, en vidéo :
Selon que vous serez manifestant ou policier...
On notera toutefois que l’obsession de la question des violences et la place accordée aux revendications et au discours des personnes mobilisées sont à géométrie variable. Ainsi, lorsque le 18 mai plusieurs syndicats de policiers décident de se mobiliser à leur tour (pour dénoncer une « haine anti-flics »), le ton change. Comme nous l’avions remarqué en étudiant les JT de TF1 et de France 2, les policiers et leurs représentants ont eu droit, ce jour-là, à une couverture médiatique étonnamment (?) bienveillante et étoffée, avec reportages empathiques, micros ouverts pendant de longues minutes et rappel, par les présentateurs eux-mêmes, des raisons de la mobilisation. Comme nous le remarquions alors avec ironie :
Paradoxalement, la couverture des rassemblements policiers démontre, jusqu’à l’excès, que le mal-traitement médiatique des mobilisations sociales n’est pas une fatalité. Il ne s’agit bien évidemment pas de demander aux journalistes de faire preuve d’autant d’empathie à l’égard des cheminots, des routiers, voire des étudiants ou des enseignants, qu’ils en ont fait preuve à l’égard des policiers, car tel n’est pas le rôle d’un média d’information. Mais on se prend à rêver qu’à l’avenir, les mobilisations sociales bénéficient d’un traitement aussi « fourni » et précis quant aux motivations des grévistes et/ou des manifestants, chiffres et interviews à l’appui, et que les téléspectateurs soient aussi bien renseignés qu’ils l’ont été le 18 mai à propos des policiers mal-aimés.
Malheureusement, nous rêvions, car dans le même temps et dans les jours qui ont suivi, bien loin d’avoir corrigé le tir, les grands médias ont multiplié les attaques contre les nouveaux acteurs de la mobilisation, notamment dans le secteur des raffineries, avec une place toute particulière accordée au nouvel ennemi public numéro 1 : la CGT. On pourra trouver une analyse de cette nouvelle étape dans l’offensive contre la mobilisation dans notre article « L’éditocratie unanime : haro sur les grèves ! », publié le 25 mai, au sein duquel on retrouvera notamment les exploits de :
- Jean-Michel Aphatie :
- Éric Brunet (RMC) : « Les Français ne sont que des assujettis sociaux qui ne pensent qu’à leur pomme » ; la CGT est « un syndicat ultra-violent qui souhaite mettre la France cul par-dessus tête ».
- Laurent Marchand (Ouest-France) : « En plein état d’urgence, la chienlit, pour reprendre le mot du général de Gaulle, en mai 1968, fait tache d’huile ».
- Et de bien d’autres représentants de médias au summum du pluralisme :
On pourra également se reporter à notre critique des propos tenus par Nathalie Saint-Cricq, responsable du service politique de France 2 qui, lors du JT de 20h du 23 mai, confondait manifestement l’antenne du service public avec les colonnes éditoriales du Figaro en dénonçant « une radicalisation tous azimuts et une technique révolutionnaire bien orchestrée » de la CGT, et l’accusant de « jouer l’explosion sociale [et de] prendre finalement la responsabilité qu’il y ait un accident, un blessé ou un mort. ».
Pour se détendre, on pourra aussi consulter notre article portant sur l’exploit journalistique réalisé par Jean-Marc Morandini, qui le 26 mai, a proposé son édition spéciale de son « Grand direct de l’actu », diffusé sur Europe 1, en direct d’une… station-service, au plus proche des préoccupations des « usagers ». Comme nous l’écrivions alors : « Certes, la focalisation sur les conséquences des grèves est un grand classique des médias dominants, un choix journalistique qui prend souvent le pas sur les revendications des grévistes. Mais consacrer une émission spéciale “aux côtés” de ceux que la grève pénalise, et uniquement aux côtés de ceux-ci, est une innovation qui méritait d’être signalée. Rendez-vous, à la prochaine mobilisation dans les transports, sur un quai bondé du RER ? »
Nous aurions également pu mentionner, au cours de ce panorama portant sur le « meilleur du pire » de la couverture médiatique des mobilisations contre la Loi Travail, la multiplication des interrogatoires de syndicalistes, de plus en plus soumis aux injonctions, aux rappels à l’ordre, pour ne pas dire aux provocations de journalistes-intervieweurs particulièrement zélés : « Vous représentez moins de 3% des salariés, quelle est votre légitimité à bloquer le pays ? » ; « Quel est l’objectif Monsieur Martinez ? Plonger la France dans le noir ? » ; « Est-ce qu’à 15 jours de l’Euro de football c’est raisonnable un blocage pareil ? » ; « Vous trouvez ça bienvenu après les attentats qui ont frappé la France, l’état d’urgence dans lequel on est ? Vous assumez ça ? » ; etc. Mais pour un large aperçu de ces interviews-interrogatoires, le plus simple est de se reporter à notre article « Tribunaux médiatiques pour syndicalistes “radicalisés” ».
Ce panorama résume-t-il l’ensemble de la couverture médiatique du mouvement en cours ? Évidemment, non. Mais il donne malheureusement, comme le montrent en détail, exemples à l’appui, les articles que nous avons rédigés au cours des derniers mois, une idée assez fidèle et précise du bruit médiatique dominant depuis que la « réforme » du Code du travail a été annoncée… et contestée. Un journalisme qui accompagne, une fois de plus, les obsessions néo-libérales du gouvernement et de ses soutiens, et qui, en se focalisant sur les conséquences des grèves et non sur leurs causes, en reprenant sans la critiquer la communication des autorités, y compris de la préfecture de police, ou en faisant preuve d’un parti pris à peine dissimulé sous couvert d’interview ou de débat, manque gravement à son devoir premier : informer.
Inutile de le préciser : cette synthèse n’est bien évidemment qu’un bilan d’étape. Nous aurons l’occasion de revenir, dans les jours et les semaines qui viennent, sur le traitement médiatique de la mobilisation en cours. Il apparaît en effet que la mobilisation est loin d’être finie et que, malheureusement, les dérives médiatiques risquent bien de se poursuivre elles aussi.
Élément positif : au sein même de la profession, des voix dissonantes se font entendre. On pense ici notamment à un communiqué du SNJ-CGT, reproduit sur notre site, dans lequel on pouvait notamment lire ceci : « S’il n’est pas acceptable que des journalistes soient agressés alors qu’ils font leur travail, le traitement médiatique des manifestations, avec une focalisation sur les violences et les “casseurs” par les journaux télévisés, toutes chaînes confondues, pose question. Comme si le gouvernement avait besoin d’auxiliaires pour décrédibiliser une contestation populaire majoritaire dans l’opinion de la loi travail. Le SNJ-CGT regrette que certains journalistes y contribuent par obéissance à leur hiérarchie, par réflexe sensationnaliste, par manque de recul, par négligence des principes professionnels... »
On pense également au collectif des « Journalistes debout », que nous avons rencontré au mois de mai, qui tente notamment de penser un « autre journalisme » à la lumière, entre autres, du traitement médiatique des mobilisations contre la Loi Travail. Un objectif louable, et que nous soutenons évidemment, car notre critique n’est pas animée par une hostilité à l’égard de la profession de journaliste mais par une volonté de contribuer à transformer le paysage médiatique afin que l’information reprenne enfin ses droits.
Julien Salingue (grâce au travail collectif d’Acrimed)