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Loi Travail : retour sur l’interrogatoire musclé d’un sociologue sur BFM-TV

par Denis Souchon,

La mobilisation contre la Loi Travail a donné lieu à nombre de morceaux de bravoure journalistique que nous avons essayé, au mieux, de rapporter et d’étudier [1]. La « trêve estivale » est l’occasion de revenir sur certains de ceux que nous n’avons pas pu traiter sur le moment.

Le vendredi 29 avril 2016, le sociologue Nicolas Jounin est ainsi l’un des invités de François Gapihan sur BFM-TV. La chaîne d’information en continu se mettrait-elle à faire appel aux chercheurs en sciences sociales pour essayer de comprendre l’actualité ? Que les adeptes du culte de la « priorité au direct » [2] se rassurent, l’auteur de Chantier interdit au public ne doit son invitation qu’au fait d’avoir été placé en garde à vue le 28 avril 2016 et cela suite à son interpellation le jour-même lors d’une manifestation contre la « loi travail ». Et l’interview montrera que le souci de comprendre n’est pas une préoccupation que le journaliste – en mission de maintien de l’ordre cathodique – a en commun avec le sociologue.

« Vous n’avez, dites-vous, rien à vous reprocher ? »

Il est 22h07 quand François Gapihan s’adresse à Nicolas Jounin. Le journaliste, qui arbore une cravate, une veste et une chemise aux couleurs de BFM TV, va reprendre un leitmotiv bien connu sur BFM-TV : casseurs (presque) partout, manifestants (souvent) nulle part.




Dès le début de l’interview le bandeau de présentation de Nicolas Jounin fait bien voir que ses hôtes ne semblent pas intéressés par la profession de l’invité. Pis, pour les préposés aux bandeaux de BFM-TV Nicolas Jounin devient Nicolas « Jouanin » et n’est qu’un « manifestant contre la loi travail ». Dans la suite de l’interview ce bandeau apparaîtra à trois reprises.




Le ton est donné d’entrée par François Gapihan : tout au long de l’interview le journaliste n’aura de cesse d’opposer aux propos du sociologue une « version des faits » conforme à la version policière. Ainsi, ce que Nicolas Jounin présente comme étant « un dispositif de répression policière » devient pour l’interviewer un « dispositif policier ». Extrait (1) :

- François Gapihan : « Vous êtes sociologue et manifestant anti « loi travail ». Hier d’ailleurs vous avez défilé à Gennevilliers près de Paris et ça ne s’est pas très bien terminé pour vous. Vous bloquiez, me semble-t-il, le port de la ville. Racontez-nous votre version des faits. »
- Nicolas Jounin  [3] : « Donc, il y avait effectivement dans le cadre de la journée de mobilisation contre la « loi travail » une première manifestation qui était prévue à Gennevilliers puis à Saint Denis. »
- François Gapihan : « Tôt hier matin. »
- Nicolas Jounin : « Oui tôt hier matin puisqu’on devait rejoindre la manifestation parisienne l’après-midi. Et puis, donc c’était une manifestation non violente, il y a un dispositif de répression policière qui s’est mis en place. »
- François Gapihan : « Un dispositif policier. »
- Nicolas Jounin : « Un dispositif de répression policière. »
- François Gapihan : « Chacun ses mots. »
- Nicolas Jounin : « Oui. »
- François Gapihan : « C’est votre version. »




François Gapihan se fait ainsi subrepticement l’avocat de la police. Extrait (2) :

- Nicolas Jounin : « Qui, dont je ne peux pas vous dire grand-chose parce que j’ai été vite mis à terre, j’étais… »
- François Gapihan : « Alors justement, qu’est-ce qui s’est passé ? »
- Nicolas Jounin : « J’ai été battu, assommé, interpellé. Après j’ai su que les autres manifestants, une centaine d’entre eux avaient été embarqués, vérification d’identité, puis un autre a été mis en garde à vue. »
- François Gapihan : « Qu’est-ce qui justifie selon vous ce sort qui vous a été réservé ? On vous a confondu avec quelqu’un d’autre ? Pourquoi la police vous serait-elle tombée dessus d’un coup d’un seul alors que vous n’avez, dites-vous, rien à vous reprocher ? »



« Pardonnez-moi mais là pour le coup je prends position. »

Toute la suite de l’interview va être une série de variations sur le même thème : d’un côté, Nicolas Jounin va essayer de parler de ce dont ne veut pas l’entendre parler François Gapihan, à savoir des raisons du mouvement social contre la « loi travail » et de le quasi-impossibilité, notamment dans l’interview même à laquelle il est convié, de s’exprimer à propos de cette loi ; de l’autre, le journaliste va sans cesse ramener le sociologue à sa situation personnelle de manifestant interpellé par la police et lui enjoindre de s’exprimer en tenant pour véridiques les représentations sensationnalistes et à courte vue des manifestants. Extrait (3) :

- Nicolas Jounin : « Je crois qu’on a entendu, on est dans véritablement une stratégie de la tension. Il y a des violences policières coordonnées qui sont commises partout en France en ce moment depuis le début de la mobilisation contre la « loi travail », qui sont commises pour faire peur aux gens, qui sont commises de manière indépendante du nombre de ceux que vous appelez ou que d’autres appellent des casseurs, et qui sont, de mon point de vue, commises pour empêcher qu’on ait un débat serein, ouvert, large, public parce que si on veut faire peur aux manifestants c’est pour empêcher qu’il y ait un débat sur cette « loi travail » qui est la première violence qui est faite aux salariés et aux privés d’emploi. »
- François Gapihan : « Il y a des violence posi…, policières présumées [4], d’autres qui sont avérées et il y a aussi, c’est une réalité, on le voit dans les images et ce que l’on appelle les "bruts", c’est-à-dire ce que les équipes de tournages nous ramènent chez nous au sein de la rédaction, des provocations très explicites de la part des manifestants et de casseurs, des provocations et même des violences faites à l’endroit des policiers. Donc c’est dans les deux camps finalement que se situent les accusations et les faits qui sont reprochés aux uns et aux autres. »

Nicolas Jounin doit s’employer à trois reprises pour faire remarquer que François Gapihan (et de manière générale BFM-TV) ne semble intéressé que par « les casseurs ». Du coup, la constance du sociologue provoque une réaction énervée du journaliste qui se sent tenu de sortir de sa neutralité de façade (« je prends position », affirme-t-il) pour justifier que BFM-TV essaye, à longueur d’antenne, de faire passer pour réalité ce qui n’est en fait qu’un point de vue partiel et partial de la réalité. Extrait (4) :

- Nicolas Jounin : « Il y a manifestement différentes manières de manifester [5]. Après, moi ce qui m’étonne c’est que vous mettiez… »
- François Gapihan : « Attendez, je m’arrête sur ce que vous dites parce que c’est important. De manières de manifester, c’est qu’en fait manifester de manière violente pour vous c’est une manière d’exprimer son mécontentement ? »
- Nicolas Jounin : « Il y a différentes manières de manifester, moi ce qui m’étonne c’est que vous mettiez autant… »
- François Gapihan : « Non mais vous ne répondez pas à mes questions. Est-ce que, pour vous, lancer un projectile c’est une manière de manifester ? »
- Nicolas Jounin : « J’aimerais bien finir ma réponse. Il y a différentes manières de manifester et il se trouve que vous mettez toujours l’accent principalement sur ces formes-là. »
- François Gapihan : « C’est faux ! »
- Nicolas Jounin : « Et du coup vous invisibilisez, vous méprisez, des centaines de milliers de personnes… »
- François Gapihan : « Faux ! »
- Nicolas Jounin : « … qui manifestent pacifiquement. »
- François Gapihan : « Non, je ne peux pas vous laisser dire ça, pardonnez-moi mais là pour le coup je prends position. C’est le travail de toute une rédaction, on rend compte des violences policières qui sont, encore une fois, présumées ou avérées parce qu’il y en eu, notamment on a parlé il y a quelques semaines de ce lycéen qui avait été frappé par un policier, l’IGPN a été saisie, la police des polices, comme c’est le cas dans ce cas de ce jeune de 21 ans à Rennes qui a perdu un œil, on en a rendu compte toute la journée donc, me semble-t-il, on est parfaitement objectifs. »


« Il y a chez vous une forme d’ambiguïté très claire. »

Malgré l’obstruction et le plaidoyer du journaliste, Nicolas Jounin continue d’exposer ses arguments. Cela a pour effet d’amener le journaliste à se comporter comme un avocat de BFM-TV et de parler au sociologue, qui est un professionnel de la compréhension du monde social, avec le ton de celui qui s’adresserait à un enfant de maternelle (« Vous le comprenez ? »). Extrait (5) :

- Nicolas Jounin : « Mais ce n’est pas cela que j’étais en train de vous dire, je n’étais pas en train de vous dire que, effectivement il y a des violences policières et j’espère bien que vous en parlez, ce que je suis en train de vous dire c’est que, à côté de ceux que vous appelez les casseurs, il y a des centaines de milliers de personnes qui ont manifesté plusieurs fois de manière répétée depuis un mois environ contre la loi travail »
- François Gapihan : « De manière pacifique. »
- Nicolas Jounin : « Contre la loi travail. »
- François Gapihan : « On les entend absolument, on entend leurs mots d’ordre, on entend leurs slogans mais comme depuis plusieurs semaines il y a des débordements qui ressemblent quand même à des scènes de guérilla urbaine on ne peut pas passer à côté de ça enfin, ce serait grave également. Vous le comprenez ? »




Et de continuer :

- François Gapihan : « J’entends ce que vous dites. Vous dites donc que cette « loi travail » c’est une forme de violence sociale, mais il y a chez vous une forme d’ambiguïté très claire. Est-ce que pour vous la violence sociale que vous dénoncez permet ensuite d’en venir à une violence tout court lors de manifestations ? Est-ce que vous dénoncez, pour être très clair, les violences qui ont été commises hier ? Et c’est une réalité, elles ont été commises. »
- Nicolas Jounin : « Écoutez, je suis très mal placé, je n’étais pas là hier parce que j’étais en garde à vue puis après j’ai été déféré. Moi ce que je dénonce… »
- François Gapihan : « Vous regardez les images ? Dans les médias ou… »
- Nicolas Jounin : « Non, on n’a pas la télé quand on est en garde à vue. »
- François Gapihan : « D’accord, ok, mais je vous le dis, il y a eu des violences, peut-être de part et d’autre, mais il y a eu ces violences. »


***



À aucun moment de l’interview le journaliste n’a l’idée de solliciter les qualités de « sociologue du travail » de Nicolas Jounin... Au lieu de cela, il devient excédé par son invité qui, ne se laissant pas intimider par le dispositif, déconstruit avec calme la manière dont BFM-TV, et notamment François Gapihan, utilise toutes les ressources à sa disposition pour faire passer comme réalité ce qui n’est qu’une interprétation de la réalité.

Enfin, il n’est pas anodin qu’au cours des 6 minutes et 33 secondes d’échanges, les deux protagonistes apparaissent sur un tiers de l’écran pendant les 3/4 du temps : sur BFM-TV, comme dans bien d’autres médias audiovisuels, les propos tenus ont pour rôle de fournir un fond sonore aux images qui défilent en boucle, lesquelles images participent d’une stratégie de captation de l’attention des téléspectateurs et d’imposition de thématiques anxiogènes, sécuritaires et occultant la dimension collective de la mobilisation.



Denis Souchon

 
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Notes

[2Tel est le slogan de cette chaîne.

[3Présenté par un bandeau BFM-TV comme « NICOLAS JOUANIN MANIFESTANT CONTRE LA LOI TRAVAIL ».

[4Il n’est peut-être pas impossible de parler d’un début de lapsus dont l’une des interprétations possibles pourrait être que pour le journaliste des « violences policières » sont des « violences posi »… tives.

[5Apparition d’un bandeau : « NICOLAS JOUANIN MANIFESTANT CONTRE LA LOI TRAVAIL ».

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