Le « Grand direct de l’actu » de ce jeudi 26 mai est découpé en deux débats, de 45 minutes chacun [1], avec à chaque fois deux invités. Une durée inhabituelle, donc, qu’on pourrait estimer suffisante pour permettre une discussion approfondie. C’est sans compter les interruptions incessantes de Jean-Marc Morandini, les interventions des auditeurs, ou celles du compère de Morandini qui enquête sur l’approvisionnement de la station et recueille les réactions des clients. Et surtout, ce serait ne pas tenir compte de l’essentiel : le dispositif lui-même de l’émission.
Galériens contre grévistes
Il suffit pour s’en convaincre d’écouter la présentation que fait Jean-Marc Morandini lui-même de son émission :
Nous sommes installés entre deux stations-services, qui sont fermées. Actuellement, tout le monde attend une livraison d’essence [2] […]. Il y a des gens qui sont en train de faire la queue depuis plusieurs dizaines de minutes en espérant pouvoir avoir de l’essence. On a décidé de se mettre à vos côtés […] dans ces galères que vous affrontez depuis plusieurs jours.
Une « délocalisation » qui se fonde donc sur une opposition entre « grévistes » et « galériens » : en choisissant de se mettre « aux côtés » de ces derniers, Morandini choisit son camp – et, de fait, n’aura de cesse d’opposer aux gens se déclarant favorables à la mobilisation contre la loi Travail la « galère » des « gens qui ont des emmerdes ». Manifestement, sans pouvoir imaginer qu’il pourrait s’agir des mêmes « gens ».
Qu’on en juge avec cette sélection (non exhaustive) des questions que pose Jean-Marc Morandini à Danielle Simonnet, coordinatrice du Parti de gauche, en première partie d’émission :
– « Mais vous les voyez ces gens derrière nous, en train de faire la queue, franchement c’est galère pour eux, c’est un quotidien qui est galère et ils n’y sont pour rien dans cette histoire ces gens-là ! »
– « Vous comprenez la colère des gens quand même ? »
– « En clair, vous voulez mettre le bordel en France ? »
– (Danièle Simonnet affirmant qu’elle juge les grévistes courageux) « Mais vous vous dites ça, mais les gens qui ont des emmerdes le disent pas ! »
– « Et vous leur dites tant pis pour vous ? [Danielle Simonnet répond que non et tente de développer son propos] Et bah alors, arrêtez ! »
– « Mais je pense que vous êtes pas, vous, au cœur des réalités. Vous ne voyez pas la galère des gens en ce moment ?! Franchement ? »
– « Les PME, les PMI sont bloquées par les grèves, elles sont bloquées par le manque d’essence, elles sont bloquées par les mouvements sociaux, c’est ça qui les bloque ! »
Une série de questions (voire de sommations) qui permet à Morandini de revêtir l’habit du défenseur du pauvre citoyen en « galère ». Et de taire, ou au moins minorer, les motivations des grévistes.
Grosses galères et micro-trottoirs
Et ce n’est pas les nombreuses interventions d’auditeurs qui changeront quoi que ce soit : ceux-ci interviennent très majoritairement [3] pour parler de leurs « galères » en raison des « blocages ». Quant aux raisons pour lesquelles ces « blocages » sont mis en place, les interventions sont rares… Parce que les auditeurs d’Europe 1 sont majoritairement plus préoccupés par ces « galères » que par les raisons de la mobilisation sociale ? Parce qu’ils sont sélectionnés, au standard, parmi les auditeurs qui appellent Morandini (et qui constituent déjà une sélection…) ? Ou parce que si « Europe 1 » et Morandini invitent leurs auditeurs à réagir, c’est avant tout pour témoigner… de leurs « galères », comme l’indique la présentation de Morandini, et le principe même de cette émission « délocalisée » ?
Enfin, les micro-trottoirs organisés en direct auprès des clients des stations-services n’y changeront rien non plus, là encore parce que le dispositif de l’émission est précisément fait pour recueillir des propos de clients en colère. Un exemple de commentaire du journaliste chargé de faire témoigner les clients : « Je note quelques signes d’agacement chez les automobilistes qui tiennent leur place dans la file. Pas question de dépasser quelqu’un. Je suis avec [un client de la station service], chauffeur routier, qui en a marre, je crois. » Quelle surprise… Et Morandini de se faire un devoir de confronter ses invités soutenant les grèves à ces propos de clients agacés…
Pour se faire une idée plus précise de l’ambiance très particulière de ce « grand direct », et de l’art morandinesque de l’interview de gréviste (ou d’irresponsable qui les soutient), voici un petit montage que nous vous offrons – les meilleurs moments de la première heure d’émission :
Certes, la focalisation sur les conséquences des grèves est un grand classique des médias dominants, un choix journalistique qui prend souvent le pas sur les revendications des grévistes. Mais consacrer une émission spéciale « aux côtés » de ceux que la grève pénalise [4], et uniquement aux côtés de ceux-ci, est une innovation qui méritait d’être signalée. Rendez-vous, à la prochaine mobilisation dans les transports, sur un quai bondé du RER ?
Benjamin Laguës et Olivier Poche