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Suisse : les sermons libéraux du Temps

par Roger Raemy,

Le 50,3% des votants potentiels a refusé les propositions faites par le gouvernement et le parlement en Suisse lors du vote du 16 mai 2004. Le Temps, journal conjoint des deux groupes de presse suisse Edipresse et Ringier, est irrité par ce refus et le fait savoir. En deux éditos de première page, les 17 et 18 mai 2004.

Lors de la précédente législature, les votants avaient suivi les recommandations du gouvernement dans l’écrasante majorité des cas (33 sur 34). Ce dimanche 16 mai 2004, les votants ont, pour la deuxième fois consécutive, refusé de suivre les mots d’ordre du gouvernement et de voter des projets de loi ficelés par le parlement. Les votants ont rendu leur verdict : 3 x NON. Ceci n’est pas du goût du Temps, mais alors pas du tout.

Les trois projets présentés à la votation étaient les suivants : 1.- révision de l’AVS (assurance vieillesse et survivant - système de répartition) 2.- paquet fiscal (réduction de l’impôt fédéral direct) et 3.- augmentation de la TVA (+1,8% dont 1% pour l’AVS et + 0.8% pour l’AI - Assurance Invalidité). Le premier de ces objets comprenait une hausse de l’âge de la retraite pour les femmes de 64 à 65 ans, un changement de l’indexation des rentes défavorable aux retraités, une dégradation de la rente de veuve ... Le second de ces objets visait à réduire l’impôt fédéral direct. Le référendum lancé par les cantons était le signe que ce manque de recette au niveau fédéral se reporterait au niveau cantonal et communal. Plus important encore, cette mesure profitait d’avantage aux personnes à revenu élevé. Le troisième paquet visait un relèvement du taux de TVA de 1,8 % (impôt sur la consommation - non progressif).

C’est le refus de ces trois projets par une large majorité de votants (1.- NON - 67,9% 2.- NON - 65,9% et 3.- NON - 68,6%) qui irrite Le Temps.

En première page, le lundi 17 mai, on trouve le titre suivant : «  La Suisse se cabre  ». Il barre toute la page. Au-dessous, le dessin du jour de Chappatte montre le conseiller fédéral UDC (droite conservatrice) Christoph Blocher et le conseiller fédéral PRD [1]] Hans Rudolf Merz dans un dialogue à deux bulles. Blocher : « Pas de révolution conservatrice ... ». Merz : « ... les Suisses sont trop conservateurs ». Le ton est donné. La rhétorique libérale est présente même jusque dans le second degré du dessin.

Le Temps se cabre

Dans la colonne de droite de cette première page du lundi 17, on trouve l’éditorial de Jean-Jacques Roth intitulé : « Le triomphe de la confusion ». Dès la première phrase de cet édito, le cadrage est celui de l’échec. Interpréter un vote populaire comme l’effet de la confusion situe d’emblée le commentateur comme dépositaire de la clarté et de la raison.

Les trois projets soumis au vote visaient dans l’ensemble la baisse des prestations des assurances sociales, l’amoindrissement de l’impôt fédéral direct (très légèrement progressif), une hausse massive de la TVA (1.8% par rapport à son taux actuel de 7.5%). Or, Jean-Jacques Roth interprète les refus ainsi : « Par sa nature, par son ampleur, par son unanimité, le triple non de ce dimanche exprime ce qui ressemble à une crise du système. » Pour ce commentateur dès que les votants refusent des propositions gouvernementales et préfèrent le statu-quo ante plutôt que la marche vers un hypothétique progrès libéral, il y a crise du système.

Jean-Jacques Roth doit alors chercher un bouc émissaire Mais il très difficile pour un journal de s’en prendre aux votants-lecteurs-acheteurs potentiels du Temps, autant faire un détour par le parlement. Notre commentateur accuse donc ce dernier d’avoir soumis aux votants des projets peu clair qui n’étaient pas le fruit « des compromis longuement négociés ».

Notre commentateur réinterprète la réalité en disant : « Dans un autre contexte, le « duopack » des assurances sociales avait toutes les chances de passer la rampe. Il s’agissait d’une construction typiquement helvétique, requérant l’équilibre des sacrifices portant sur les prestations et les ressources. » Alors qu’il s’agit effectivement d’une « construction typiquement helvétique » requérant une baisse de prestation pour les femmes et les veuves (mise en œuvre par la conseillère « féministe-socialiste » du parti socialiste Ruth Dreyfuss) et une hausse de la TVA pour toute la population (soutenu par le parti socialiste suisse à cause du principe de « réalisme politique »). Ce que le commentateur se grade bien de dire, c’est que, dans tous les débats, ce qui apparaissait avec le plus de clarté, c’est qu’il y avait un pari des forces politiques de droite : ne pas donner à la gauche institutionnelle les 400 millions qu’elle demandait pour consentir à une économie de 850 millions ( !). C’est pourquoi, notre commentateur s’empresse de préciser que les objets sont rejetés par « des majorités qui n’ont rien à voir avec le poids de la gauche, ni avec l’histoire des révisions du régime de retraite. » En effet, d’habitude, il y a consensus institutionnel. La droite a perdu son pari.

Jean-Jacques Roth poursuit : « A cet indicateur, on mesure la puissance de la dynamique de méfiance installée par l’illisibilité du scrutin. Comme toujours lorsque le cap des réformes n’est pas clair, le refus l’emporte. »

Il revient donc au journaliste d’expliquer, en refondant la réalité selon son schéma interprétatif. L’interprétation s’éloigne le plus possible de l’explication politique. A la place de « mesure la puissance de la dynamique de méfiance », on pourrait mesurer : la puissance de la dynamique du refus de poursuivre les démantèlements des protections sociales. Une belle refonte de la réalité encore parce que la campagne opposant les gouvernements cantonaux au Conseil Fédéral a été une des rares campagnes dans laquelle l’argument de transfert des coûts a été si clairement exprimé. Ce qui paraît confus à notre commentateur est d’une clarté radicale pour les votants. L’opposition entre gouvernement fédéral et cantonal a consolidé la compréhension populaire qu’in fine le contribuable reste le même. Ce qui est présenté comme une baisse d’impôt reste en fait un transfert de charge sur les mêmes individus par un autre biais, abstraction faite des disparités cantonales.

Le Temps s’emballe

Arrivé à ce stade de l’explication, notre commentateur s’emballe (il suffit, pour l’essentiel de souligner) :

« La Suisse se cabre, donc. Et nul ne peut se prévaloir d’une victoire sur le front fiscal, où se joue désormais l’avenir de l’Etat . En refusant avec la même netteté d’augmenter la TVA et de diminuer l’impôt fédéral direct, les citoyens se sont contentés de remettre leur arbitrage à des jours meilleurs. Le message est tout aussi encombrant s’agissant des assurances sociales. Car la populaire AVS et l’impopulaire AI accouchent d’un pat : l’une sort intouchée puisqu’on ne veut rien y toucher [sic !], l’autre sort désavouée puisqu’on lui refuse les ressources indispensables [sic ! - lire l’autre sort intouchée également puisque les votants refusent le mode de financement proposé].

Etat de crise , oui, où la Suisse rejoint ses grands voisins, l’Allemagne, la France et l’Italie, qui élisent des majorités aussitôt contestées, dans la rue ou dans les urnes [...et cela est vraiment insupportable !], lorsqu’elles entendent réaliser leur programme. Comme ces voisins la Suisse est en panne de projet et en panne de méthode . Estimant que l’urgence n’était dans aucune des propositions qu’on lui présentait, sachant en outre qu’il reste possible d’en sauver les aspects les moins contestables, les citoyens se sont offert un vote politique . Le désaveu s’adresse davantage aux acteurs de la pièce qu’à son contenu, [Vote politique ?!] car un consensus assez large semble demeurer sur le besoin de réformes . Mais celles-ci on le sait désormais, ne réussiront pas sans le respect de la démocratie directe et de sa loi d’airain  : clarté, dialogue et compromis. Ou alors, c’est de système qu’il faudra changer.  »

Puisque pour une fois, la démocratie directe ne donne pas entièrement satisfaction à notre commentateur, il faut changer de système. Rien de moins !! L’arrogance libérale à ce point demande de notre part une vigilance supplémentaire.

D’autant que le commentateur du mardi - Laurent Busslinger - toujours en première page du Temps conclut son éditorial sur le même sujet par ces mots : « La Thurgovie [canton de Suisse alémanique] a traversé trois paquets d’économie successifs sans qu’un référendum n’y soit lancé. Preuve que même les pilules amères peuvent être avalées, lorsqu’on sait pourquoi. » Et les éditorialistes du Temps, nos commentateurs du lundi et du mardi, s’emploient déjà à nous faire avaler la pilule. Amère réalité.

Roger Raemy
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Notes

[1et non UDC, comme nous l’avions initialement écrit par erreur

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