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Un dossier de {Technikart} : "A nos amis les médias "

Pérégrinations " branchées " dans la jungle médiatique

par Pascal Dillane,

Le mensuel Technikart [1] consacre un dossier de son numéro de mai 2003 à la crise des médias. " Victoire du marketing, journalistes jetables, blocages psychologiques et scoops en carton… " résume le chapô de l’article introductif, sans oublier : " Et si Technikart ne décollait jamais ? "...

Plus loin, la barre est placée très haut :
" Technikart publie ici un vaste dossier pédagogique à base de fuites internes sur l’autre " face cachée " des médias : celle de la victoire totale du marketing sur l’information, celle d’une industrie dont la fonction réelle est de faire vendre du papier et de la basket, celle d’une profession au bord de l’illégalité et dont les " petits arrangements " résument le niveau de soumission ou de sadisation, celle enfin d’une absence totale et récurrente de talent qui fait qu’aujourd’hui aucun média ne nous surprend vraiment, ni ne fait événement. "

" Accusés de toute part, les journalistes sont un peu aujourd’hui comme un peuple opprimé qu’on voudrait libérer par la force, suggère l’introduction du dossier (signée Olivier Malnuit). La plupart rêve de faire autre chose (n’importe quoi qui rapporte), gagne des clopinettes, carambouille les frais, picole un max et voit leurs ex (ou futurs) collègues publier des best-sellers en crachant dans la soupe (Bien entendu… c’est off, de Daniel Carton, Les Petits Soldats du journalisme, de François Ruffin).

Même le genre très particulier du " media watching " - cette école américaine du journalisme qui consiste à produire des médias sur les médias - connaît son heure de gloire avec Arrêts sur images sur France 5, + Clair sur Canal Plus [2], L’Hebdo du médiateur sur France 2 ou le portail Internet Action-Critique-Médias. "

Même si le présent site n’est pas un portail (à la différence, par exemple, de L’Autre portail), on ne fera pas la fine bouche : le site d’Acrimed est apparemment une des sources du dossier de Technikart, et, à la différence d’autres publications, Technikart cite sa source [3].

" Le paradoxe, c’est que si tout le monde déteste les journalistes, beaucoup veulent " faire du journalisme " ", continue l’introduction du dossier, relevant l’inflation des candidatures dans les écoles de journalisme.

Signalons d’abord un bon papier de synthèse de Philippe Nassif sur la précarité des journalistes (" Le salaire de la sueur ") : " Statut à la con, articles payés au lance-pierre, galère toujours plus grandes […] Comment je me suis fait chier au bureau (ma vie même pas salariale) " [4]… Un éclairage rapide mais riche en témoignages, propre à édifier le lecteur. De plus, une note de bas de page renvoie à un article de Gilles Balbastre dans le Diplo et à l’ouvrage de référence Journalistes précaires (voir notre rubrique Journalistes précaires).

Comment " vendre " un papier ? La question-clé pour les journalistes qui travaillent " à la tâche ", communément appelés " pigistes ", dont le nombre va croissant. Technikart éclaire leur galère quotidienne par un dialogue téléphonique entre une pigiste et un rédacteur en chef. Ou comment un " sujet " intéressant est retoqué pour un autre plus commercial. L’idée est bonne, mais le contenu coince : la pigiste propose le micro-sujet suivant : " On est dans une ère, non pas seulement posthumaine ou posthistorique, mais aussi postironique " (sic). Le red-chef répond : " J’ai un super sujet pour toi […] " Régine, la diva underground avec une club credibility " ".
Bon, c’est Technikart

Quant aux pratiques journalistiques, ce dossier pointe judicieusement deux évolutions sensibles.

 L’enquête au long cours passe de la presse à l’édition. L’"investigation" n’est quasiment plus possible dans la presse grand public : trop de temps, trop chère. La solution : se mettre à son compte et miser sur le livre, comme Pierre Péan et Denis Robert. Ce dernier, ancien de Libération confie : " Je ne suis pas rentable. A terme, des journalistes comme moi, sur ce créneau particulier - enquêtes, affaires - sont, en France, appelés à disparaître dans la presse quotidienne, voire hebdomadaire. " Notons que si les deux précités ont choisi de rompre avec le lien salarial, d’autres bénéficient d’un accord plus ou moins formalisé de leur entreprise de presse pour écrire un livre, pour partie sur leur temps de travail. Une fois le livre paru, le journal en publiera les " bonnes feuilles ". Cela peut s’appeler de la " synergie " : le journal fait vendre le livre, le livre fait (éventuellement) vendre le journal [5].

 Le commentaire remplace l’info. Nombre d’apprentis journalistes n’ont que faire de l’information, de la description des faits et de leur réalité. D’où la profusion de (candidats) chroniqueurs. " Le prétendant au " métier " de journaliste ne veut surtout pas finir journaliste mais… star. Cerné par la surmédiatisation d’inconnus (l’effet tévé-réalité), le wanabee journaliste-star rêve d’écrire des articles (avec sa petite photo près du titre svp) sans aucune info mais remplie de pensées issues de son moi profond. "

Dans une présentation particulièrement inventive (un point fort de Technikart), une double page file la métaphore, rapprochant la situation du " paysage médiatique " de celle de " l’agriculture il y a quelques années ". Cela donne une suite de brèves : " grandes exploitations ", " remembrement " et " jardins potagers " pour traiter de la concentration ; " travailleurs saisonniers " et " fermes à l’abandon ", sur la précarité ; " agriculture bio ", sur les " petits titres locaux de qualité " (on citera ici Fakir, à Amiens) ; mais aussi " engrais chimiques ", sur l’invasion du tout-communication (" communiqués de presse intégrant l’article pré-rédigé ", dépêches d’agence copiées-collées, etc.)….

Angle moins novateur, une rencontre avec François Ruffin, auteur d’une impitoyable étude sur le CFJ (Centre de Formation des Journalistes), largement évoquée ici [6]. Utile pour en savoir plus sur l’ex-étudiant en journalisme, animateur de Fakir, et logiquement pas commode avec les médias : " L’article que vous lisez (et non pas un " portrait exclusif ", sinon je m’en prends une) est le fruit de longues négociations de plusieurs semaines ".
Nous sommes bien dans Technikart : l’auteur de l’article, Emmanuel Poncet, esquisse sans trop y croire une psychanalyse sauvage : " Comme l’écrivain Annie Ernaux ou le journaliste Daniel Carton, qui se qualifie de " plouc miraculé " dans un autre pamphlet antijournalistique (Bien entendu, c’est off, Albin Michel), Ruffin décrit ses propres traumas de la " distinction " sociale […] Il dément avoir en commun avec Bourdieu un violent désir de revanche sociale. "

Emmanuel Poncet récidivera quelques pages plus loin en essayant de " pointer les blocages psychologiques d’une profession sur les rotules ".
" Les journalistes sont des déclassés, des surclassés mais, surtout, des mal classés ". La plupart du temps, ils voudraient intégrer le milieu qu’ils couvrent. Il souffrent.
Moyennement convaincant mais stimulant.

Un peu vaseux également, dès après l’introduction, un long article (" Presse qui croule ") sur les raisons qui font qu’un " grand mensuel généraliste de qualité " (suivez mon regard) n’a aucune chance de percer... Des références intéressantes (le " mythique " Actuel, " qui s’arrachait à 300 000 exemplaires au début des années 80 " ou Vanity fair [7]) Car, et c’est un scoop de Technikart, la période récente a connu plusieurs tentatives de lancer un " grand mensuel généraliste de qualité ". Quels sont ces titres ? Technikart cite... Max et Maximal ! [8], c’est-à-dire des journaux " masculins " on ne peut plus " beaufs ". Bref, un papier qui, s’il révèle une enquête fouillée, paraît un peu trop biaisé par un certain nombrilisme.

Reconnaissons-le, les saillies " déconnantes " de Technikart font aussi son charme. Quoi qu’il en soit, ce dossier convie le lecteur à une promenade à la fois instructive et amusante sur la planète médias.

 
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Notes

[1Sous-titré en Une " culture et société ", qualifié en pages intérieures de " socio-générationnel " (sic) voire " généraliste socio-culturel ".

[2Technikart est une des rares publications parisiennes à écrire " Canal Plus " et non " Canal + ", alors que la chaîne a imposé partout une écriture calquée sur sa marque-logo.

[3Voir sur ce site Arrêt sur pillages (1) et (2).

[4Plusieurs passages suggérant que les journalistes pigistes ne sont pas des salariés trahissent un survol trop rapide de la question, puisque la loi, certes insuffisamment respectée, implique que le journaliste, quel que soit le mode de collaboration, est payé en salaire. Une méprise certes très fréquente.

[5Publiant dans Marianne les " bonnes feuilles " de l’enquête de son collaborateur Christian Duplan Mon village à l’heure du Front national, Jean-François Kahn écrivait que Duplan avait mis à profit la réduction du temps de travail…

[6Réagissant au livre, le directeur du CFJ Michel Sarazin n’est guère convainquant : " Il parle comme un père qui vient chercher son fils au commissariat : " Soit c’est de l’autisme, soit de la malhonnêteté. Il n’a pas entendu ce qu’on voulait faire avec lui " " (sic).

[7" Se vend à plus d’un million d’exemplaires [...] Exemple d’article dans le numéro d’avril 2003 : douze pages denses et passionnantes sur Charlie Feldman (agent et producteur de cinéma, nabab, playboy) ". ’Achement " généraliste ", en effet…

[8Drôlissime, cet extrait d’un récent édito du rédacteur en chef de Max : " Nous nous considérons comme un magazine " pop " : populaire, mais critique. La pop culture, le fil rouge de ce magazine, n’est pas l’expression d’une régression intellectuelle qui nous empêcheraît d’assumer nos responsabilités… "

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