« Aucun élément ne permet d’établir un lien direct entre l’intervention des forces de l’ordre et la disparition de M. Steve Maia Caniço vers 4 heures le même jour dans le même secteur ». Ainsi se conclut le rapport de l’IGPN, daté du 16 juillet, et communiqué le 30 juillet par Édouard Philippe suite à la découverte du corps de Steve Maia Caniço. Comme le précise Le Monde, le document « n’apporte ni explication définitive ni réelle nouveauté par rapport aux révélations de la presse depuis cinq semaines. Il tend en définitive davantage à exonérer les fonctionnaires de toute responsabilité. »
Dans les jours qui ont suivi, d’autres médias se sont interrogés sur le contenu de ce rapport, et certains ont même pointé, à la chaîne, de nombreuses défaillances, de « curieuses lacunes » (Presse Océan, 01/08) et des « zones d’ombre » (Mediapart, 01/08). Le journal en ligne révèle par exemple que « l’IGPN omet des éléments à charge pour la police », n’ayant pas « jugé bon d’auditionner le commandant de l’unité de CRS intervenue sur place quelques minutes après l’opération de police », et dont l’unité a publié un rapport qui « [accable] le mode opératoire choisi par les policiers ».
De son côté, pour Presse Océan et Le Monde, Yan Gauchard recueille les propos « du témoin "oublié" de l’IGPN », Romain G., qui « dénonce le fait que la police des polices a passé sous silence son témoignage dans son enquête administrative ». Le journaliste annonce également qu’ « aucun point de vue d’un des 89 participants à la soirée techno ayant porté plainte pour "mise en danger de la vie d’autrui et violences volontaires par personnes dépositaires de l’autorité publique" n’est relayé. » Le 2 août, le même journaliste publie de nouveau avec sa consœur Anne-Hélène Dorison une « salve de témoignages accablants » concernant les charges policières et l’usage des gaz lacrymogènes.
Dominique Rizet : « L’IGPN ne rend jamais des rapports de complaisance »
Ainsi, depuis (et même avant) la « conférence de presse » d’Édouard Philippe, dont Arrêt sur images soulignait qu’elle avait plutôt viré au monologue officiel, des journalistes des grands médias ont pris le soin d’enquêter, confrontant les éléments du rapport de l’IGPN aux informations, et notamment aux vidéos, déjà parues, qui « contredisent la version des autorités » (Libération, 12/07). Ainsi des journalistes ont-ils pris le soin d’aller sur le terrain, notamment pour recueillir les témoignages de victimes. Ainsi des journalistes ont-ils, en somme, pris le simple soin de faire leur travail.
Une démarche journalistique dont se croit vraisemblablement dispensé Dominique Rizet, qui n’en finit pas de confondre son métier avec une mission de porte-parolat des autorités. Dès le 30 juillet à 19h en effet, quelques heures après la conférence de presse, l’expert phare de BFM-TV sur les questions « police-justice » est formel. Interrogé par l’animatrice, il se lance dans une défense à tout crin de l’IGPN. Un plaidoyer dont nous reproduisons la première partie, et qui s’avère, au regard des informations apportées plus tard par ses confrères, particulièrement bien informé :
- Animatrice : Dominique Rizet, sur ce que disait Julien Odoul (NDR : représentant du RN), sur le fait que la police des polices n’était pas tendre envers les forces de l’ordre... Néanmoins ce rapport, il a fait polémique, il interpelle, les vidéos, on les a tous vues, il y a cette enquête de l’inspection générale de l’administration lancée par Édouard Philippe donc ça pose quand même des questions.
- Dominique Rizet : Et si on envisageait que les choses peuvent s’être passées comme le dit le rapport de l’IGPN ? Pourquoi est-ce que les choses se seraient forcément passées différemment ? Vous savez, l’IGPN ne rend jamais des rapports de complaisance. Il faut savoir que les policiers qui sont sur le terrain et qui sont concernés par l’IGPN les appellent toujours les bœuf-carottes. Parce qu’on fait bouillir le policier, on le garde à petit feu pendant des heures, et ils les appellent même plus vulgairement les bœufs. […] Voilà. Donc l’IGPN ne rend pas des rapports de complaisance. L’IGPN sait être extrêmement dure avec des policiers, il y en a qui sont révoqués, il y en a beaucoup qui sont punis. Donc il n’y a pas de rapport de complaisance. Je veux dire, c’est pas possible que l’IGPN ait rempli ce rapport en disant : « On va arranger les bidons des policiers de Nantes, on va arranger les bidons du directeur de la sécurité de Nantes et on va arranger les bidons de monsieur Castaner. » Ça c’est pas vrai, c’est pas possible.
Compris ? En bon éditorialiste, Dominique Rizet décrète, affirme, et se garde bien d’apporter le moindre élément justifiant l’allégation selon laquelle l’IGPN ne rendrait « jamais » des rapports de complaisance. Pourtant, les exemples sont légion de l’extrême complaisance – pour ne pas dire plus – de cette instance vis-à-vis des policiers mis en cause par des victimes, familles et collectifs, notamment dans les quartiers populaires, de l’affaire Théo Luhaka à celle de Babacar Gueye en passant par le cas des lycéens de Mantes-la-Jolie.
Dernièrement, le traitement des 240 enquêtes lancées dans le cadre du mouvement des gilets jaunes, et dont la chaîne qui emploie Dominique Rizet faisait le bilan en mai dernier, auraient également dû conduire l’expert à prendre, tout au moins, quelques précautions.
Des précautions et une distance critique dont aurait enfin pu faire preuve notre expert au vu des déclarations outrancières qu’avait déjà tenues la cheffe de l’IGPN, Brigitte Jullien. Le 13 juin, après des mois de signalements systématiques de violences policières, après des centaines de témoignages écrits et vidéo, après maintes interpellations des autorités par différentes ONG et instances internationales, cette dernière affirmait en effet au Parisien qu’elle « réfut[ait] totalement le terme de violences policières. » Et de poursuivre : « Pour qu’il y ait suspension, il faut qu’il y ait faute. Or, à ce jour, aucune enquête n’a permis de conclure que la responsabilité d’un policier était engagée à titre individuel. » [1] Comment, dès lors, qualifier les déclarations de Dominique Rizet ? Complaisance ou information ?
Certes, l’expert-police admet que des précautions langagières auraient sans doute été de mise de la part de l’IGPN dans le cadre de « l’affaire Steve ». Mais c’est aussitôt pour mieux basculer dans la politique-fiction, et se lancer dans un commentaire dépouillé de la plus maigre rigueur journalistique :
Donc, il y a ce rapport de l’IGPN. Alors la conclusion… peut-être qu’il eut été plus prudent d’employer des conditionnels, puisque la dernière phrase c’est celle-ci : « Il n’y a aucun lien entre l’intervention et la disparition de Steve Maia Caniço ». Bon, peut-être eut-il été plus prudent de dire « a priori » ou « selon nous », ou « selon les investigations », ou « selon les premiers éléments recueillis par l’IGPN », il n’y aurait pas de… Voilà. Bon, c’est un peu violent de le dire comme ça, mais ça s’est peut-être, pardon pour tous ceux qui pensent le contraire, mais ça s’est peut-être passé comme ça. Si ça s’était passé comme ça ? S’il n’y avait pas de rapport entre l’intervention de la police et la mort de Steve Maia Caniço, qui est un drame immense ? […] On va très très vite, les accusations qui sont portées contre la police… Je les défends pas systématiquement, parfois oui, parfois non, mais on va très très vite là quand même, on s’emballe tous un peu.
Et le moins qu’on puisse dire, c’est que personne ne contredit « l’expert » sur le plateau, bien au contraire. L’éditorialiste Denis Demonpion oscille entre le suivisme vis-à-vis de la communication gouvernementale et les contre-vérités, affirmant notamment qu’« aucun » témoin tombé dans la Loire n’a « remis en cause l’action des policiers ». Il sera tout de même démenti par l’animatrice. Quant à Julien Odoul, membre du bureau national du Rassemblement national, il donnera la réplique à Dominique Rizet, tous deux s’accordant à dire que « l’IGPN n’est jamais tendre avec la police ». Un florilège de ce grand moment de pluralisme est disponible en annexe.
Les faux mots de la neutralité
Un tel exemple de journalisme de préfecture pourrait sembler « anecdotique » s’il n’était pas monnaie courante sur BFM-TV, les journalistes du service police-justice préférant, à l’enquête, la fonction de porte-parolat de tel représentant de police, tel préfet, ou tel ministre. Ainsi de Mélanie Vecchio, invitée en plateau le 2 août à 11h25 pour « apporter des précisions », selon l’animatrice, sur les déclarations du préfet de Loire-Atlantique Claude d’Harcourt, autour des manifestations en hommage à Steve Maia Caniço organisées dans la ville le lendemain. « Le préfet a rappelé que », « le préfet a dit que », « le préfet a expliqué que », « le préfet a affirmé que »… De bout en bout, la journaliste se contente de reproduire au discours indirect des propos que les téléspectateurs auront pu suivre au discours direct quelques minutes auparavant. Aucune valeur ajoutée ne vient signer cette prestation « journalistique » de haute volée, que la journaliste répétera par la suite plusieurs fois dans l’édition.
Quelques jours plus tôt, c’était au tour de Sarah Lou-Cohen de s’illustrer sur le plateau d’Olivier Truchot. En une phrase aussi concise qu’éloquente, la cheffe du service police-justice de BFM-TV donnait des nouvelles de la fameuse « neutralité journalistique », et éclairait sa conception du métier de journaliste :
- Olivier Truchot : Pour le moment, [le rapport de l’IGPN] n’établit pas de lien entre l’intervention… ou la charge des forces de l’ordre, je ne sais pas ce qu’on doit dire Sarah-Lou Cohen… et la mort de Steve Maia Caniço.
- Sarah-Lou Cohen : Si on veut être neutre, on dit « l’intervention », sinon, on dit « charge », mais la police conteste le terme de « charge ».
Au bas de l’écran, le bandeau affichait « Steve : "Faire toute la lumière" ». On peut dire que, sur BFM-TV, l’affaire était bien engagée…
Dans notre article « Médias et violences policières : aux sources du "journalisme de préfecture" », nous évoquions combien la proximité et la connivence de certains journalistes vis-à-vis de leurs sources policières et des institutions politico-judiciaires pèsent sur l’information qu’ils restituent au public. Si l’exemple de Dominique Rizet, revendiquant, rappelons-le, « une objectivé et une impartialité totales » dans son métier, vient à l’esprit, il est loin d’être un cas isolé sur les chaînes d’information en continu. Il serait grand temps que certains « spécialistes police-justice » cessent de se prendre pour les porte-parole des autorités, des syndicats de police ou de la préfecture... Une attitude qui n’a décidément « aucun lien » avec le métier de journaliste.
Pauline Perrenot
Annexe : Extraits du plateau de BFM-TV (30/07)
- Denis Demonpion : Jusqu’à plus ample informé, Christophe Castaner n’a pas donné d’ordre particulier ce soir-là pour qu’il y ait des violences particulières. […] La difficulté, qui a été d’ailleurs soulignée hier par le Premier ministre, c’est que l’endroit où avait lieu cette manifestation n’était pas du tout sécurisé. »
[...]
- Julien Odoul : Moi je fais confiance aux forces de l’ordre, je fais confiance aux hommes et aux femmes qui portent l’uniforme de la République.
- Animatrice : Donc vous ne remettez pas en question le rapport de l’IGPN en l’occurrence.
- Julien Odoul : Pas du tout ! Mais de toute façon on le sait, et je pense que Dominique Rizet pourra le dire mieux que moi, c’est que l’IGPN n’est pas forcément très tendre avec la police…
- Dominique Rizet : Jamais ! Jamais tendre avec la police.
- Julien Odoul : Voilà, et qu’elle a une vision quand même assez neutre. Donc je pense que le rapport est équilibré et qu’il faut arrêter de toujours trouver le moindre prétexte pour taper sur nos policiers qui subissent il faut le dire depuis des mois un flic-bashing insupportable.
[…]
- Animatrice : On s’emballe trop ?
- Denis Demonpion : Oui, c’est vrai, il y a une forme de focalisation : les policiers seraient forcément responsables de la mort de ce garçon. Il y a des éléments à prendre en compte. […] Il faut aussi souligner que ce jeune garçon qui s’est noyé dans la Loire, il n’était pas le seul. Lui, il a eu le malheur de ne pas savoir nager, mais il y avait je crois entre 8 et 14 personnes qui ont été d’ailleurs interrogées et jusqu’à présent, aucun n’a, comment dirais-je, mis en cause l’action des policiers.
- Animatrice : Alors on avait en l’occurrence hier l’avocate de 89 plaignants. Parmi ces 89 plaignants, il y en a deux qui sont tombés dans l’eau et elle nous confirmait que c’était suite à l’action. Alors c’est pas les policiers qui les ont jetés à l’eau mais c’était suite à l’action des forces de l’ordre et aux jets de gaz lacrymogènes qu’ils sont tombés à l’eau. En tout cas, c’est sa version des faits à lui.
- Denis Demonpion : Bien, très bien, mais là, ça pose effectivement le problème de la sécurisation de cet endroit où a eu lieu la fête. Le Premier ministre a demandé une enquête à l’inspection générale de l’administration, on verra si les organisateurs sont responsables.