Principal fournisseur d’informations « brutes » aux médias français, l’Agence France-Presse, est censée offrir à ses usagers « de façon régulière et sans interruption, une information exacte, impartiale et digne de confiance » (selon son statut de 1957). Sa couverture de la manifestation du 5 décembre à Paris relève pourtant d’une toute autre démarche. Celle d’un véritable journalisme de préfecture.
À commencer par le choix des images pour illustrer la mobilisation. À 16 heures le samedi, l’agence envoyait une alerte sur les « sérieux incidents » lors de la manifestation : voitures incendiées, vitrines endommagées… Et publiait un tweet illustré par trois photos :
Le premier cliché, qui montre un policier apparemment en feu, suscite rapidement l’indignation, sur les réseaux sociaux, de plusieurs syndicats de police, ou de représentants LR tels que Bruno Retailleau (« ils veulent tuer les flics ») et Eric Ciotti. L’image est également relayée, le jour même, sur les chaînes d’info en continu.
Dans la foulée, des vidéos sont publiées pour montrer que le cliché est trompeur : la flamme, éphémère, s’élève devant le policier et ne l’atteint pas. Le lendemain de la manifestation, les médias se bousculent pour « fact-checker » l’image de l’AFP : de BFM-TV au Figaro en passant par Le Monde, L’Obs, L’Express 20 minutes, Franceinfo, et même Le Parisien. Le quotidien fait intervenir Clément Lanot, un journaliste ayant tourné une des vidéos démontant la supercherie [1].
La plupart de ces mises au point citent les explications fournies par l’AFP, le dimanche vers 16h. L’agence revient sur le contexte dans lequel la photo a été prise, et se défend de toute manipulation. Le rédacteur en chef « investigation numérique », Grégoire Lemarchand, regrette cependant que la photo n’ait pas été « contextualisée davantage ». Faute avouée, à moitié pardonnée ? Loin s’en faut.
D’abord parce qu’à bien des égards, le mea culpa de l’AFP n’en est pas un. Aussitôt après avoir formulé son regret, Grégoire Lemarchand ajoute, droit dans ses bottes : « quand on fait une erreur (factuelle), on fait une correction, mais là il n’y en avait pas ». Et l’AFP de préciser qu’elle n’avait en l’occurrence « pas écrit que ce policier était la proie de flammes ». Pas écrit, certes... mais fortement suggéré ! De fait, l’image n’a pas été retirée, bien au contraire : comme le note Franceinfo, elle était toujours, dimanche, sur le compte Twitter de l’AFP et le site AFP Forum, « où elle a même reçu le label "topshots", qui met en avant les clichés les plus réussis ».
Autre aspect qui n’est pas mentionné dans la plupart des publications revenant a posteriori sur cette photo : en l’absence de vidéos filmées sous un angle différent, y aurait-il eu seulement mise au point ? On peut gager que non, et que la préfecture et certains médias auraient même pu continuer à instrumentaliser ce cliché. Dans son correctif, l’AFP mentionne elle-même le rôle joué par les images du journaliste indépendant. Clément Lanot aurait-il pu filmer ces images si les dispositions de l’article 24 de la loi « Sécurité Globale » étaient adoptés ? On peut en douter.
Se pose également la question de l’angle choisi par l’AFP pour rendre compte de la manifestation. Ses « alertes » et publications sur les réseaux sociaux évoquent, comme on en a pris l’habitude, la casse et les violences à l’égard des policiers. Pourquoi ne rend-elle pas compte d’autres aspects évoqués par des journalistes à l’intérieur du cortège, dont Clément Lanot ou Mathias Enthoven ?
Autant d’informations absentes des « alertes » de l’AFP, visiblement trop occupée à compter le nombre de vitrines brisées. Question d’angle ?
Et les dépêches écrites ? Pas mieux
Ces petits arrangements sensationnalistes de l’AFP avec la réalité sont au moins l’occasion de rappeler une chose : au moment où la direction de l’agence veut mettre l’accent sur les « images » (photos, vidéos, etc.), elle réorganise et affaiblit la rédaction « texte », en supprimant des emplois et en pratiquant une politique rédactionnelle toujours plus éloignée de la mission initiale de l’agence [2].
Et le texte, qu’en est-il ? Pour en juger, nous nous sommes penchés sur deux versions du « papier général » de l’AFP concernant les manifestations du samedi 5 décembre, celle de 17h25 et de 22h55 (voir les textes complets en annexe). Nous avons sollicité l’avis d’un ancien journaliste de l’AFP, pour qui l’évolution de ce papier suit un schéma bien éprouvé :
La première version est alimentée par un ou plusieurs journalistes du service d’informations sociales, présents dans la manifestation, puis agrémenté d’éléments de contexte apportés par le service politique et/ou des informations générales. Il est enfin écrit et édité au bureau (ou via télétravail à la maison) par des rédacteurs n’étant pas sur le terrain. Ce papier est régulièrement actualisé par le service des informations générales, qui répercute largement les propos du ministre de l’Intérieur et les communiqués de la préfecture de police. Au cours de la soirée, les informations générales prennent totalement la main sur la copie. Dans certains cas (mais pas dans celui de la manifestation du 5 décembre), c’est l’occasion d’intégrer le traditionnel sondage-bidon du JDD, sur le mode « popularité de Macron en hausse » ou « 60% des Français souhaitent l’arrêt du mouvement ».
L’analyse des deux versions du « papier général » de l’AFP confirme de nombreux biais : place considérable occupée par la communication officielle (12 paragraphes sur 19 dans la version de 22h35, voir annexe) ; choix des termes conforme au discours préfectoral (d’un côté le « vandalisme », de l’autre des policiers qui « répliquent ») ; absence d’éléments concernant la stratégie de « nasse mobile » mise en place par la préfecture ; mise en avant d’une baisse des mobilisations – alors même que le nombre de manifestants n’a pas été communiqué du fait des heurts.
La version de 17h25 montre par ailleurs que l’AFP avait au moins un journaliste sur place. Mais sa contribution au papier est remplacée, dans la version de 22h35, par les communiqués officiels détaillant les dommages et la « casse ». Le journaliste signale la présence de gilets jaunes et des militants antifascistes dans le cortège de tête ; dans la version « journalisme de préfecture », ce cortège de tête était composé de « groupes vêtus de noir et très mobiles », des « individus », des « casseurs » qui « cassent la République » comme le rappellent les propos de Gérald Darmanin rapportés dans le papier. Les citations des dirigeants syndicaux, elles, sont caviardées dans la nouvelle version de 22h35.
Presque aucune information sur les manifestations dans les différentes villes de France. Aucune information, enfin, sur les blessés côté manifestants, victimes de l’utilisation d’armes mutilantes (l’information sera confirmée dans la soirée d’un manifestant ayant une main arrachée).
Là encore, on s’interroge : question d’angle ? Qu’il s’agisse du poids des mots ou du choc des photos, il semble bien que dans sa couverture de la manifestation du samedi 5 décembre, la rédaction en chef de l’AFP ait choisi son point de vue : celui de la préfecture.
Frédéric Lemaire et Arthur Ferdinand Provost
Annexe : le « papier général » de l’AFP sur la manifestation du 5 décembre
Voici les deux versions du « papier général » de l’AFP. Notre correspondant, ancien journaliste de l’AFP, y mentionne en gras les passages relayant la communication officielle.
Version 17h25 :
Sécurité globale : manifestations dans toute la France, scènes de vandalisme à Paris
Des scènes de vandalisme et de violence, ponctuées par 22 interpellations, ont émaillé la manifestation contre la loi sécurité globale samedi en milieu d’après-midi à Paris, alors que de nombreux rassemblements ont eu lieu en France « Pour les droits sociaux et la liberté ».
Plus d’une heure trente après le départ du cortège parisien, des projectiles ont été lancés sur les forces de l’ordre, qui ont répliqué en faisant usage de gaz lacrymogènes. Au moins six voitures et un camion stationnés le long de l’avenue Gambetta, dans le 20e arrondissement, ont été incendiés et plusieurs vitrines de banques et agences immobilières ont été endommagées par des casseurs, vêtus de noir et très mobiles.
Pour permettre l’intervention des pompiers, les forces de l’ordre ont scindé en deux la tête de cortège, composée de quelque 4 à 500 personnes parmi lesquelles des « gilets jaunes » et des militants « antifascistes », selon un journaliste de l’AFP présent sur place.
A 16h30, vingt-deux personnes avaient été interpellées, selon le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin qui a évoqué sur son compte Twitter des « individus très violents ».
Au total, près de 90 rassemblements étaient annoncés par les organisateurs en France. Initialement prévue comme un rassemblement syndical contre la précarité, traditionnellement organisé par la CGT le premier samedi de décembre, la journée a vu s’agréger la contestation contre les violences policières et la proposition de loi sécurité globale.
Le texte est accusé par ses détracteurs de porter atteinte « à la liberté de la presse, à la liberté d’expression et à la liberté de manifester », et aussi d’instaurer « des outils de surveillance de masse ». La défiance à son encontre a été renforcée par le passage à tabac filmé du producteur de musique Michel Zecler par des policiers, le 21 novembre.
« Aujourd’hui on s’associe aux salariés et chômeurs parce qu’alors que la crise sanitaire a des conséquences économiques sans précédent, on se demande pourquoi légiférer dans le dos des citoyens alors que l’urgence est ailleurs », a déclaré dans la manifestation parisienne Emmanuel Poupard, secrétaire général du SNJ.
De nombreuses organisations de journalistes ont rejoint, avec des associations et des syndicats, les rangs de la « coordination #StopLoiSécuritéGlobale » déjà à l’origine samedi dernier de « marches » qui avaient fortement mobilisé dans le pays : entre 133.000 personnes selon le ministère de l’Intérieur et 500.000 selon les organisateurs.
Le gouvernement n’a à ce jour annoncé qu’une concession : la réécriture de l’article 24, le plus polémique, encadrant l’image des policiers. La coordination réclame son retrait pur et simple, avec les articles 21 et 22 du texte, et conteste le « nouveau schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) » qui limite la couverture médiatique des manifestations.
Accusé de multiplier les mesures « liberticides », Emmanuel Macron s’est adressé directement aux jeunes, très présents dans les manifestations, dans un entretien au média en ligne Brut vendredi. « Je ne peux pas laisser dire qu’on réduit les libertés en France », a affirmé le président de la République. « C’est un grand mensonge. On n’est pas la Hongrie ou la Turquie. »
Le chef de l’Etat a prôné l’apaisement, en dénonçant à la fois les violences de certains policiers et celles commises contre les forces de l’ordre, notamment lors des manifestations de samedi dernier.
« Je n’ai pas de problème à répéter le terme de violences policières mais je le déconstruis », car « c’est devenu un slogan pour des gens qui ont un projet politique », notamment « l’extrême gauche » selon lui.
M. Macron a également expliqué vouloir regarder en face la question des contrôles au faciès. Il a promis le lancement en janvier d’une plate-forme nationale de signalement des discriminations, gérée par l’Etat, le Défenseur des droits et des associations. Les caméras-piétons pour les policiers seront parallèlement généralisées.
Des propos qui ont fait bondir les principaux syndicats de gardiens de la paix (Alliance, Unité SGP et Unsa-Police). Ils ont appelé samedi à cesser les contrôles d’identité.
Des rassemblements ont également eu lieu ailleurs en France, notamment à Toulouse —200 personnes contre la précarité puis un millier selon la préfecture contre la loi sécurité globale—, Marseille (2.600 personnes), Lille (1.500, selon la préfecture, 5.000 selon la CGT) et à Rennes, où ils étaient environ un millier selon la CGT, dont Francis, enseignant, venu "pour la liberté et pour que les policiers respectent la loi".
A Strasbourg, les manifestants étaient environ un millier, dont Benoit, cheminot alsacien de 38 ans, dont la pancarte proclamait : « Policiers floutés, justice aveugle », pouvait-on entendre à Lyon où quelque 5.000 personnes ont manifesté. On veut des gardiens de la paix formés, pas des cowboys frustrés".
« Il n’y a pas opposition entre les libertés publiques et individuelles et le fait de se battre contre la précarité et le chômage, surtout dans la période », a estimé le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez dans le défilé parisien.
« Si on n’a pas de liberté pour manifester, si la presse est muselée, comment allons-nous défendre nos droits ? », a abondé Murielle Guilbert, co-déléguée générale de Solidaires.
Version 22h35 :
Manifestations Sécurité globale : scènes de vandalisme à Paris, mobilisation en baisse
Voitures incendiées, mobilier urbain saccagé et vitrines endommagées : la manifestation contre la loi Sécurité globale a été émaillée de scènes de vandalisme samedi à Paris, où la mobilisation était en baisse comme dans le reste du pays. A 20h samedi, 64 personnes avaient été interpellées en France, selon la place Beauvau. Le parquet de Paris a de son côté fait état de 21 personnes placées en garde à vue, dont deux mineurs, à Paris.
Dans la capitale, la progression du cortège a été ralentie par une série d’incidents, actes de vandalisme et autres feux sporadiques... La manifestation, partie à 14h15 de la porte des Lilas, n’a atteint son point d’arrivée, place de la République, que vers 18h, alors que la plupart des participants avaient déjà quitté les rangs.
Sur le chemin, au moins six voitures et un camion stationnés le long de l’avenue Gambetta, dans le 20e arrondissement, ont été incendiés et plusieurs vitrines de banques et agences immobilières ont été endommagées. Des chantiers ont servi de base d’approvisionnement en projectiles divers et des incendies sporadiques ont été allumés ça et là, par des groupes vêtus de noir et très mobiles. Enfin, l’évacuation de la Place de la République en soirée s’est faite dans un climat très tendu.
Selon une source policière, ces individus étaient au nombre de 4 à 500, au pic de la manifestation parisienne, dont ils ont occupé la tête du cortège. A Paris, 42 personnes ont été interpellées, a indiqué peu après 20h la Préfecture de police.
« Les casseurs cassent la République », a réagi le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin à l’issue de la manifestation, faisant état de huit blessés parmi les forces de l’ordre.
« Soutien à nos policiers et nos gendarmes, une nouvelle fois très violemment pris à partie », a-t-il écrit sur son compte Twitter au moment où la manifestation était sur le point d’être dispersée. "64 interpellations (ndlr : sur l’ensemble de la France). Parmi les blessés, 8 forces de l’ordre. Leur courage et leur honneur forcent le respect de tous." Un pompier a également été blessé par un jet de projectile à Paris, a-t-on appris de source policière.
Près de 90 rassemblements étaient programmés en France et des incidents ont également été signalés à Lyon, Dijon ou encore à Nantes, où cinq membres des forces de l’ordre ont été blessés dont l’un par un cocktail Molotov selon la préfecture de Loire-Atlantique.
Ces rassemblements ont réuni 52.350 personnes sur l’ensemble du territoire, dont 5.000 personnes à Paris, selon le ministère de l’Intérieur. Aucun chiffre côté organisateurs n’était disponible en fin de soirée.
La première journée de mobilisation contre la loi Sécurité globale avait mobilisé samedi dernier entre 133.000 personnes, dont 46.000 à Paris, selon le ministère de l’Intérieur et 500.000 selon les organisateurs.
Initialement prévue comme un rassemblement syndical contre la précarité, traditionnellement organisé par la CGT le premier samedi de décembre, la journée a vu s’agréger la contestation contre les violences policières et la proposition de loi Sécurité globale.
Le texte est accusé par ses détracteurs de porter atteinte « à la liberté de la presse, à la liberté d’expression et à la liberté de manifester », et aussi d’instaurer « des outils de surveillance de masse ». La défiance à son encontre a été renforcée par le passage à tabac filmé du producteur de musique Michel Zecler par des policiers, le 21 novembre.
Le gouvernement n’a à ce jour annoncé qu’une concession : la réécriture de l’article 24, le plus polémique, encadrant l’image des policiers. La coordination réclame son retrait pur et simple, avec les articles 21 et 22 du texte, et conteste le « nouveau schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) » qui limite la couverture médiatique des manifestations.
Accusé de multiplier les mesures « liberticides », Emmanuel Macron s’est adressé directement aux jeunes, très présents dans les manifestations, dans un entretien au média en ligne Brut vendredi. « Je ne peux pas laisser dire qu’on réduit les libertés en France », a affirmé le président de la République. « C’est un grand mensonge. On n’est pas la Hongrie ou la Turquie. »
Le chef de l’Etat a prôné l’apaisement, en dénonçant à la fois les violences de certains policiers et celles commises contre les forces de l’ordre, notamment lors des manifestations de samedi dernier.
« Je n’ai pas de problème à répéter le terme de violences policières mais je le déconstruis », car « c’est devenu un slogan pour des gens qui ont un projet politique », notamment « l’extrême gauche » selon lui.
M. Macron a également expliqué vouloir regarder en face la question des contrôles au faciès. Il a promis le lancement en janvier d’une plate-forme nationale de signalement des discriminations, gérée par l’Etat, le Défenseur des droits et des associations. Les caméras-piétons pour les policiers seront parallèlement généralisées.
Des propos qui ont fait bondir les principaux syndicats de gardiens de la paix (Alliance, Unité SGP et Unsa-Police), qui ont appelé samedi à cesser les contrôles d’identité.
Au-delà de Paris, des rassemblements ont également eu lieu ailleurs en France, notamment à Toulouse —200 personnes contre la précarité puis un millier selon la préfecture contre la loi sécurité globale—, Marseille (2.600 personnes), Lille (1.500, selon la préfecture, 5.000 selon la CGT) et à Rennes, où ils étaient environ un millier selon la CGT, dont Francis, enseignant, venu « pour la liberté et pour que les policiers respectent la loi ».
A Strasbourg, les manifestants étaient environ un millier, dont Benoit, cheminot alsacien de 38 ans, dont la pancarte proclamait : « On veut des gardiens de la paix formés, pas des cowboys frustrés ». « Policiers floutés, justice aveugle », a-t-on pu entendre à Lyon où quelque 5.000 personnes ont manifesté.