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Lire : Le journalisme sportif. Sociologie d’une spécialité dominée, de Karim Souanef

par Maxime Friot,

Karim Souanef publie Le journalisme sportif. Sociologie d’une spécialité dominée aux Presses universitaires de Rennes (2019). En s’appuyant notamment sur un travail d’archives et sur une enquête ethnographique au sein des rédactions du Parisien et de L’Équipe, le sociologue revient sur l’institutionnalisation du journalisme sportif depuis la fin du 19ème siècle et documente les pratiques de la profession.


Le « poids des logiques commerciales » dans le journalisme sportif télévisuel

Après avoir retracé l’émergence du journalisme sportif à la fin du 19ème siècle et son institutionnalisation progressive tout au long du 20ème siècle, Karim Souanef dégage les principales « recompositions du métier » depuis les années 1980. Il pointe notamment le « poids des logiques commerciales » dans le journalisme sportif à la télévision et met en exergue les phénomènes de consécration et de circulation de quelques journalistes commentateurs :

Cette face visible du journalisme sportif télévisé est révélatrice du fonctionnement du journalisme de télévision. Preuve de l’ajustement des spécialistes de sport à l’environnement télévisuel, il n’est pas surprenant que ces professionnels circulent au sein de l’espace. Gérard Holtz, tout comme Patrick Chêne, ancien directeur des Sports à France Télévisions, ont assuré la présentation du JT. Thierry Roland et Nelson Monfort sont présents sur les plateaux d’émissions de divertissement, respectivement aux « Grosses Têtes » sur RTL et « Intervilles » sur TF1. Michel Drucker, avant de devenir l’animateur d’émissions populaires, était commentateur de football. Les pratiques des commentateurs de sport sont le produit d’une rencontre entre deux sous-espaces journalistiques, la télévision et le sport, orientés vers la captation d’un large public. [1]

« Le sport à la télévision est avant tout de la télévision, au sens où il en respecte les codes et l’aligne sur les verdicts du marché, selon des modalités variables », explique Karim Souanef. Le sociologue évoque aussi la contribution de Canal Plus au « développement du spectacle sportif télévisé ». Plus récemment, il prend l’exemple de Pierre Ménès et Daniel Riolo pour évoquer un « contexte où se multiplient, à la télévision et à la radio, les émissions sur le modèle des talk-shows » et où on assiste à un processus de « légitimation des consultants et [de] personnalisation des débats médiatiques ».

Plus généralement, l’auteur montre que les logiques économiques (concurrence, audience, suppressions de postes etc.) ont des « conséquences sur les pratiques », et que « malgré l’existence d’espaces de renouvellements plus (la presse généraliste) ou moins (Canal Plus) autonome, la production médiatique du sport est caractérisée par son homogénéité croissante. » Et de poursuivre en indiquant que « le développement de l’enseignement du journalisme sportif dans les écoles professionnelles y a contribué, montrant notamment à quel point celui-ci est largement réduit à son pôle le plus commercial ».


Dans la presse, des pratiques journalistiques sous contraintes

Par la richesse de la restitution de son enquête ethnographique, Karim Souanef permet une immersion au sein des « univers de routines » et des « pratiques ordinaires » des journalistes sportifs des rédactions du Parisien et de L’Équipe.

La structuration interne des rédactions des médias repose sur un haut degré de rationalisation de la chaîne de production et une très forte verticalité dans l’organisation du travail. Cette managérialisation est liée au durcissement du différentiel gestionnaire dans des entreprises de presse à la recherche d’un modèle pour faire face à la baisse des ventes, profitant alors au sport dans les médias les plus proches du pôle commercial. Ce processus s’accompagne de l’arrivée de nouveaux profils à la tête des rédactions participant à une perte d’autonomie journalistique.

C’est ainsi qu’au moment de l’enquête, le service des Sports nationaux du Parisien est structuré par les décideurs éditoriaux, en fonction des « attentes des lecteurs », elles-mêmes déterminées par les services commerciaux. Résultat : sur les seize journalistes dédiés à un sport ou à un groupe de sports, huit d’entre eux sont focalisés sur le football, dont six suivent le PSG, quand dans le même temps une seule journaliste couvre le handball, l’athlétisme et les sports d’hiver.

Karim Souanef décrit le travail journalistique dans sa réalité quotidienne. Et montre, exemples à l’appui, comment des contraintes internes (distribution des tâches entre les journalistes, logique d’urgence en raison des impératifs de bouclage) ou externes (la montée en puissance de la communication dans le milieu sportif) influencent les pratiques d’enquête et d’écriture des journalistes.

Ainsi, ces pratiques journalistiques, traversées par différentes logiques, enserrées dans une compétition et une course au scoop, conduisent parfois à un traitement médiatique délétère :

Ce petit jeu, le dépassement de la concurrence, favorise le glissement vers un journalisme de rumeur. Autre exemple, le 15 octobre 2010, L’Équipe annonce en « Une » l’arrivé au PSG d’un joueur de football, particulièrement médiatisé, David Beckham : « Il arrive ! » Ce transfert du joueur, salarié jusque-là du Los Angeles Galaxy, est construit en événement. Le 21 décembre 2010, le quotidien est plus précis et annonce, toujours en « Une », « Le voilà ! » Pourtant, la prophétie ne se réalise pas, ce que confessent les journalistes quelques jours plus tard, le 3 janvier 2011, par une formule ambiguë, « Beckham disparaît », reléguée en second titre. Alors même que l’entourage du joueur niait un quelconque accord, L’Équipe s’est malgré tout fourvoyé. Ce manque de prudence doit beaucoup à la rivalité sur le marché de l’information sportive quotidienne. Le 21 décembre, Le Parisien spécule tout autant en « Une » : « Beckham à Paris. Il a dit oui. » On voit ici comme opère un effet du fonctionnement du champ journalistique, qui explique la synchronisation des médias de grande diffusion. Cette propension à « faire l’événement » les rapproche par, certains aspects, de la presse people.

Si les journalistes sportifs déploient des stratégies de contournement ou de réappropriation de toutes ces contraintes, Karim Souanef montre que leur « autonomisation est doublement limitée » :

Elle l’est objectivement par les pressions commerciales et la définition de la « bonne information » ; et subjectivement, par les représentations sociales dominantes des journalistes. En effet, que ce soit les premiers journalistes sportifs, les spécialistes en exercice ou les aspirants au métier, ces agents sociaux sont disposés, du fait de leurs socialisations antérieures, à célébrer le spectacle sportif, à consolider les fondements de l’économie médiatico-sportive.


***


En articulant la description des dynamiques structurelles qui traversent le journalisme sportif aux pratiques journalistiques qui s’y inscrivent, et au traitement médiatique qui en résulte, Karim Souanef livre un travail éclairant, qui en dit aussi beaucoup sur le journalisme tout court.


Maxime Friot


Annexe : Table des matières

 
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Notes

[1Et comment ne pas penser, plus récemment, aux trajectoires médiatiques de Pascal Praud ou de Daniel Riolo ? NDLR

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