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Quand la presse enquête sur les écrans sécuritaires

Les mains pures ? (2) Libération

Après le "séisme", le "raz-de marée" ? Des centaines de pages et d’ heures d’antennes sont consacrés aux résultats du premier tour des élections présidentielles. Se prévalant du rôle d’ observateurs impartiaux , éditorialistes, présentateurs et sondologues, se défendent d’avoir joué un rôle actif dans le processus électoral : ce sont des antilepénistes aux mains pures...

Pourtant, les médias contribuent à façonner des représentations qui ne sont pas sans effets.

Deuxième partie :
Quand Liberation regarde la télévision [*].

(1) Matraquages et dédoublements (2) Quand Libération regarde la télévision (3) Quand Le Monde regarde la télévision (4) Quand Daniel Schneidermann invite au "débat"


(23-04, revu le 12-05)

Libération est un bien étrange journal (auquel Acrimed n’a pas encore accordé toute l’attention qu’il mérite...). Depuis longtemps, la ligne éditoriale, dans la plupart des domaines, est " libérale mais de gauche ". Mais, en même temps, on peut trouver quelques "niches" qui échappent parfois à l’air du temps.

Avant le 21 avril

Ainsi en va-t-il des critiques de télévision de Dufresne qui, par exemple, rédigeait dès le 16 janvier un "papier" juste et virulent sur l’émission de TF1 : "Ça peut vous arriver", diffusée quelques jours plus tôt.

Il en va de même de quelques articles de la rubrique "médias". Exemples

Libération, 2 avril 2002 : " TF1, patatrash ! - Cul, fric, paranormal, violence... La chaîne refait les poubelles ". Un article dont le début donne le ton :

" Loin de la prestigieuse tête de gondole de PPDA, à l’ombre de la vitrine des petits chanteurs à la noix de Star Academy, à l’écart des policiers passe-partout et des fictions rose bonbon avec Mimie Mathy, dans l’arrière-boutique, Julien Courbet attend son heure. Lui, c’est le porte-flingue de TF1, chargé de la basse besogne, de racoler le téléspectateur dans ses plus bas instincts : l’insécurité, la radinerie, le cul. "

Et de revenir, entre autres, sur l’émission "Ca peut vous arriver".

Libération, 13 avril 2002. A la question " Comment traite-t-on l’insécurité dans les J.T ? ", Libération répond par un entretien avec Denis Muzet, directeur de l’Observatoire du débat public, sous le titre : " Le parti pris : faire monter l’anxiété et l’adrénaline ".

On pouvait y lire notamment les propos suivants de Denis Muzet :

" Les journaux sont truffés de petits récits relatant la souffrance du monde, mais en plus, chez TF1 en particulier, il y a un parti pris de scénarisation des faits de violence. On le voit pratiquement chaque soir : il y a un enchaînement, une suite thématique où chaque sujet se prolonge. L’insécurité des convoyeurs de fonds se prolonge par l’insécurité de la police qui se prolonge par l’insécurité des automobilistes agressés au volant qui se prolonge par l’insécurité des enfants à travers un sujet sur la pédophilie. Du corps social, on passe au corps privé puis au corps intime. Il y a un effet cumulatif dû à l’enchaînement des séquences qui fait que c’est une véritable descente aux enfers pour le téléspectateur. Le journal de TF1 construit une véritable dramaturgie dans l’enchaînement des sujets parce qu’il a un parti pris de faire monter l’anxiété et l’adrénaline. En contrepoint, il y a la présence apaisante de Poivre d’Arvor qui, impassible, est toujours là avec sa voix neutre et douce, avec sa dimension paternante pour rassurer et dédramatiser. TF1 joue sur cette dialectique entre la dramatisation et l’apaisement qu’apporte le présentateur. Si ce J.T. fonctionne aussi bien, c’est qu’il y a une demande sociale. Le risque, c’est d’accentuer les peurs à travers des connexions fausses par un mécanisme d’amalgame, de renforcer l’alarmisme, de donner une impression quasi paranoïaque d’être entouré de dangers. Si le vote Le Pen est à 10 ou à 13 %, ce ne sera qu’un effet induit de ce sentiment d’être entouré de dangers. "

Les "grands" éditorialistes de Libération devraient lire leur journal plus souvent...

Après le 21 avril

En tout cas, il n’était pas complètement inattendu que l’on puisse lire dans Libération du mardi 23 avril 2002, le surtitre, le titre et le titre suivants :

« L’électrochoc. Le centrage de la campagne sur l’insécurité ne suffit pas à expliquer la crise de confiance des Français
L’insécurité, programme préféré de la télé
Les JT ont alimenté un sentiment de peur dans tout le pays. »

Un article généralement sans complaisance de Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts. Extraits :

« (...) La télé a-t-elle influencé le vote ? Depuis plusieurs mois, les sujets consacrés à l’insécurité font florès, au point même que l’Unité de bruit médiatique, outil qui mesure la résonance d’un thème dans les médias, montre que l’insécurité a occulté ces derniers mois l’euro.

C’est TF1 qui, d’ordinaire, est abonnée à l’insécurité dans ses JT et dans ses Droit de savoir dont un des sujets favoris semble être la brigade anticriminalité en expédition dans les cités. Parfois jusqu’à la nausée. Le 14 janvier, la Une diffuse Ca peut vous arriver. Au sommaire : le braquage de voitures, les rodéos sur l’autoroute, la violence avec cette antienne rabâchée par l’animatrice : "ça peut vous arriver."

Mais France 2 n’est pas en reste. L’émission de décryptage des médias, Arrêt sur images (France 5), décortiquait récemment son journal télévisé de 13 heures, présenté par Daniel Bilalian. Le constat est sans appel. En mars, Bilalian a évoqué 63 fois le thème de l’insécurité contre 41 fois pour le 13 heures de Jean-Pierre Pernaut sur TF1. »

Et les auteurs de l’article de relever les prouesses de Bilalian :

« Reste la façon dont Bilalian, martelant systématiquement que "l’insécurité est l’un des thèmes majeurs de la campagne", lance les sujets, notamment le 25 mars, après la (finalement fausse) agression d’un chauffeur de bus à Marseille : "On ne sait plus quel adjectif employer (soupir). On pouvait penser à l’impensable survenu la semaine dernière à Evreux, dans un supermarché à Nantes, ou encore à Besançon avec ces deux jeunes filles torturant une troisième... Eh bien à Marseille, c’est encore autre chose." >>

Marie-Pierre Farkas, rédactrice en chef du JT de Bilalian, non seulement conteste les chiffres cités plus haut, mais ne s’inquiète pas outre mesure de la "mise en mots" du présentateur :

« Il s’agit simplement d’ "un ton solennel", selon Marie-Pierre Farkas : "Peut-être y a-t-il un effet de sens, mais j’ai le sentiment de réfléchir et de faire très attention en choisissant les sujets." »

Pourtant, une observation rigoureuse met en évidence que depuis longtemps et particulièrement depuis le 11 septembre toutes les formes de "violence", amalgamées sans discernement, ont fait l’objet d’un traitement accru dans les journaux télévisés. Ainsi :

« Cet "effet de sens" dans les journaux télévisés, l’Observatoire du débat public, un organisme d’analyse de l’actualité, s’y est récemment penché dans une étude confidentielle intitulée : Insécurité : l’image et le réel. Se basant sur une médiascopie, c’est-à-dire le visionnage de JT par un échantillon de personnes auxquelles on demande de réagir à ce qu’elles voient, et sur une série d’entretiens individuels. Cette étude révèle que la couverture des faits de violence et de délinquance dans les journaux s’est accrue ces derniers mois. (...) Mariette Darrigrand, coresponsable de l’Observatoire du débat public, explique : "Il y a eu dans les JT une accumulation de faits de nature différente qui a donné l’impression que toutes les protections s’étaient écroulées, qu’on était dans la représentation d’un champ de ruines." Un champ de ruines dans lequel, selon elle, les électeurs ont voulu, dimanche, entraîner les "élites" : "Au-delà du vote protestataire, il y a une volonté inconsciente de "ruiner" quelque chose. Les gens étaient conscients des mesures positives prises par Jospin sur la parité, les 35 heures, mais elles ont été anéanties par le champ de ruines. C’est d’ailleurs très significatif qu’on parle de "séisme" aujourd’hui et il est frappant que Lionel Jospin dans son discours prononce le mot "reconstruction". »

De là cette conséquence :

« Cette représentation dramatique du monde a créé chez le téléspectateur, selon l’étude, une double peur : à la peur de l’insécurité s’est ajoutée la peur des images de l’insécurité : "Il y a eu dans les JT, notamment ceux de TF1, une théâtralisation, une mise en scène des faits de violence et de délinquance destinée à faire monter l’anxiété, la peur. Or, c’est l’insécurité qui a fait la campagne, et c’est la peur qui a fait voter", analyse Mariette Darrigrand. "A l’inverse, note-t-elle, à la télé, le danger Le Pen n’a pas été théâtralisé mais minoré.". »

... Le Monde, le lendemain de la parution de l’article de Libération, tente d’accorder quelque importance aux effets de la construction médiatique du problème de l’insécurité sur la campagne électorale.

La suite
Quand Le Monde regarde la télévision

 
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Notes

[*Titrer (comme nous le faisions ici le 23 avril) " Quand Libération prend - enfin - la mesure des dérives de la télévision " était manifestement erroné : la "rubrique média" s’était, comme on va le voir, inquiétée plus tôt.

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