Laissons au rédacteur en chef du Lab lui-même le soin de définir cet art, qui n’a rien de nouveau mais que Le Lab perfectionne jusqu’à l’absurde, de produire des informations insignifiantes à partir du recyclage de presque rien [1] : en s’appuyant (prière de ne pas rire) sur une « lecture bourdieusienne de l’info », il s’agirait de « produire une info qui essaye de sortir des agendas officiels et ultra-dominants », « une info qui creuse, qui fait des pas de côté et qui, en même temps, ne se prend pas non plus trop la tête »…
Indubitablement, pour rédiger un article, on ne se prend pas trop la tête au Lab, puisqu’on se repose sur « la curation »… Pour les ignares, le rédacteur en chef précise : « Curation, mot un brin barbare pour parler de “revue de presse” ». Les ignorants sont soulagés. « Mais attention, précise le lecteur de Bourdieu, on ne fait pas toujours cela brut : on essaye non seulement de faire de la mise en avant d’infos et de déclarations qui finiraient, parfois, sans notre relais, dans les oubliettes de l’info ET de les décrypter, et de lire entre les lignes. Un de mes petits "slugs" préférés – ce mot clef par lequel on débute souvent nos articles – c’est « VOSTF » : traduire la langue politique en langue normale. » Pour traduire cette novlangue journalistique en langue ordinaire, Le Lab se démarque de la concurrence en recyclant les images, les sons et les twitts non utilisés, traités ou commentés par les autres médias – qui, pourtant, ne sont souvent pas très regardants pour juger de ce qui constitue une information digne d’être diffusée…
Et en guise de « décryptage » de « la langue politique », de « pas de côté » par rapport aux agendas politiques et médiatiques officiels, et sous prétexte de « creuser » l’information, les articles du Lab ne connaissent que deux modalités : ou bien ils surfent sur le dérisoire, l’anecdotique et le distrayant ; ou bien ils mettent l’accent sur les faux-semblants, les rivalités et les mesquineries du monde politique… Ce qui est une politique éditoriale tout à fait rationnelle puisque l’essentiel est de racoler du « clic » à partir de titres aguicheurs postés sur Twitter !
La politique comme distraction
Le Lab transpose donc sur internet la recette télévisuelle qui consiste à traiter de politique dans les émissions de divertissement pour en faire un spectacle comme un autre [2]. Voici une sélection des différentes variétés de distractions que l’on peut trouver sur le site.
– Le one-man-show. Ainsi, tel article intitulé « Le show Borloo sur BFM TV, iTélé et France 3 après de l’interview de François Hollande » (sic), met en scène la truculence et le savoir-faire médiatique d’un responsable de l’opposition… à partir d’une reprise d’un twitt de journalistes de Libération, et d’une vidéo du Huffington Post. Peu importe ce qu’il dit : le voir ainsi aller de plateau en plateau glisser un bon mot ou provoquer un esclandre bon enfant suffit à combler d’aise des journalistes qui ne veulent pas « se prendre la tête ».
– Le spectacle collectif. Lorsque Le Lab couvre les questions au gouvernement, le titre, toujours le même, dit déjà tout de l’angle adopté : « Le spectacle des questions au gouvernement » (voir par exemple, la séance du 3 avril, ou celle du 10 avril)... Le problème étant que les séances suffisamment houleuses pour justifier l’annonce d’un spectacle ne sont pas si fréquentes… ce qui nuit considérablement à l’inspiration des amateurs de music-hall du Lab. Ces articles juxtaposent alors paresseusement des captures d’écran de France 3, des images animées du plus haut intérêt (un sourire échangé entre deux ministres, un député ouvrant Le Monde dont la Une porte sur Jérôme Cahuzac), ou encore quelques twitts de députés. L’ensemble se présente au final comme un blog de collégien en voyage scolaire dans lequel ne déparent pas les commentaires qui se contentent de paraphraser les débats et les images…
– Le détail frivole. C’est, par exemple, en décortiquant une vidéo du Monde.fr consacrée au sujet déjà incontournable du « design dans les lieux de pouvoir », que les limiers du Lab, à qui rien n’échappe, ont pu débusquer une information décisive en remarquant un accessoire de téléphonie posé sur le bureau de Jean-Marc Ayrault… et en faire un (long) article. Avec cette analyse d’une grande profondeur : « Au Lab, on est formels : la ressemblance avec "le combiné rétro Moshi Moshi conçu par le créateur français, David Turpin", vendu 35 € notamment chez Colette et sacré objet hype, par elle.fr, est totale. Idéal, donc, pour soigner la design credibility d’un premier ministre en mode : "Du design, oui, mais accessible". » Internautes débranchés, prière de s’abstenir !
– Qui sort avec qui ? Pour que le spectacle soit complet, une petite excursion dans le journalisme de « trou de serrure » peut toujours s’avérer rentable et générer du flux. Et peu importe que l’article de reprise, ne contienne pas plus « d’information » que le titre interminable n’en annonce déjà, l’important est qu’il soit vite troussé et qu’il affiche à la fois la promesse d’une révélation « people » et d’un « clash » : « L’Express assure que le compagnon de Christiane Taubira est dans son cabinet, la ministre s’énerve sur Twitter »...
– Les coulisses. Le rédacteur en chef du Lab se plait à souligner que son équipe ne se contente pas de faire du copier-coller de matériaux récoltés ailleurs, de résidus non commentés d’interviews réalisées par d’autres et de twitts : elle se livre parfois à la « production d’infos 100 % non vues ailleurs : eh oui, figurez-vous que, malgré nos horaires en flux tendu et notre ouverture 7j/7 de 6 heures à 22 heures, on se débrouille pour sortir sur le terrain politique. » Et de citer, à titre d’exemple, le « twitt-reportage » du 13 novembre 2012, pour couvrir la première conférence de presse de François Hollande. Avec, photos à l’appui, quatre twitts pour décrire le placement des ministres, deux pour expliquer la disposition des journalistes dans la salle et la vue depuis le pupitre présidentiel, deux autres pour signaler qu’on installe un texte sur ledit pupitre mais pas de prompteur, deux nouveaux pour indiquer le nombre exact de journalistes accrédités, etc. Bref, des informations de la plus haute importance qui valaient bien qu’un enquêteur du Lab se déplace.
Décrypter ou dénigrer ?
Le « décryptage » est un de ces vocables à la mode qui a envahi la langue journalistique. En principe, synonyme d’analyse ou d’explication, le terme est le plus souvent un cache-misère pour désigner n’importe quel commentaire. Et, comme nombre de leurs confrères, les journalistes du Lab baptisent eux-aussi leurs commentaires personnels du noble nom de « décryptage ». Or ce qui les anime, c’est visiblement de ne rechercher que doubles discours, postures, ambitions, turpitudes et polémiques derrières les faits, les gestes et les déclarations des responsables politiques…
– Que ce soit sous la plume d’un éditorialiste réputé ou d’un journaliste maison, pour Le Lab, la parole politique se résume souvent à un exercice de duplicité ou de dissimulation.
Ainsi, lorsque le 26 mars, le constitutionnaliste reconverti en chroniqueur médiatique, Olivier Duhamel, est invité à présenter l’intervention de François Hollande programmée deux jours plus tard sur France 2, il ne propose pas au Lab une analyse de la situation politique ou des marges de manœuvre économiques du gouvernement : il ne cherche qu’à anticiper le « plan com » supposément concocté par le président et ses conseillers… Et comme son imagination s’avère très limitée, et ses suppositions plus qu’hypothétiques, il les enveloppe dans une bonne dose de dérision : « Crise oblige, François Hollande ne peut pas être un petit papa Noël descendant du ciel avec des jouets par milliers. Lui reste la posture du gentil papa Président qui n’inflige pas à ses enfants toutes les fessées envisagées. » De la même façon, lorsque le gentil éditorialiste n’a rien à dire, il lui reste la posture de l’amuseur public…
Signalé comme un travail exemplaire de « décryptage » par le rédacteur en chef du Lab, « Le petit Copé illustré en quatre leçons » ne fait que redécouvrir la « langue de bois » – pourtant consubstantielle à toute parole publique... Et pointe les différentes méthodes utilisées par Jean-François Copé pour esquiver certaines questions ou en retourner la charge critique au cours d’une interview sur France Culture le 29 octobre 2012. Peu importe ce qu’a dit le responsable de l’UMP au cours de cet entretien, ce qui intéresse au Lab, c’est sa rhétorique et sa joute verbale avec le journaliste…
– Autre obsession des journalistes du Lab : les rivalités, les rapports de force entre leaders, les ambitions personnelles.
Que Manuel Valls commente une décision de justice, et ce n’est pas la question de la séparation des pouvoirs qui excite la curiosité du Lab, pas plus que celle, sous-jacente, de la laïcité, mais l’embarras du gouvernement et le fait de savoir si le ministre de l’Intérieur a été désavoué ou non : « Manuel Valls aurait-il dû s’abstenir de répondre sur Baby Loup ? ».
Et quand le maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin, est invité à s’exprimer sur l’affaire Cahuzac et sur « les affaires » qui touchent le PS marseillais, toutes ses déclarations sont passées au prisme de sa volonté supposée de se représenter pour un troisième mandat. Et là encore, tout (c’est-à-dire pas grand-chose) est dit dès le titre : « Jean-Claude Gaudin importe l’affaire Cahuzac dans la campagne des municipales à Marseille ».
– Et comme la politique, au même titre que tout univers social, comporte ses petites bassesses et mesquineries plus ou moins pathétiques, pourquoi se priver d’en rire ? Le Lab traque donc, notamment au cœur de l’Assemblée nationale, les occasions de railler les députés.
Avec une insistance particulière sur la propension des élus à se rapprocher de l’orateur lors des questions au gouvernement, retransmises en direct, pour être « vu à la télé ». Le 30 octobre 2012, c’est le réalisateur de France 3 qui commente ainsi la séance de questions d’actualité du 23 : « Sur cette intervention du député Arnaud Robinet, on voit bien comment tous les députés se regroupent autour de l’orateur. Vu, pas vu à la télévision, "that’s the question" traditionnelle des mardis et mercredis. Tiens, l’homme à la veste jaune, Lucien Degauchy, est pile dans le cadre. Comme par hasard. » ; « Le nouveau parti UDI, ici présent avec son président Jean-Louis Borloo. Tiens, on retrouve l’homme à la veste jaune, Lucien Degauchy. Cherche-t-il à entrer dans le groupe UDI ? Ou la prochaine question serait elle posée à ce micro ? Eh oui, Maurice Leroy interviendra juste après. » À noter également que ce même article de « décryptage » d’un après-midi de débats à l’Assemblée permettra aussi de révéler que « les députés ont délaissé les traditionnels quotidiens pour les tablettes et autres smartphones. Connectés les députés. », que certains lisent des livres pendant la séance, que d’autres se plongent dans les compte-rendus des débats, ou encore une « image étonnante [de] trois ministres en même temps dans leurs pensées »… Où comment faire du journalisme en allant à l’essentiel…
Dans le même registre, consistant à s’appesantir sur des broutilles pour peu qu’elles illustrent les mœurs peu glorieuses de la classe politique, dans l’article intitulé « Mariage homosexuel : les députés trichent-ils en votant à plusieurs reprises ? », des petits écarts au règlement sans conséquence éclipsent un débat dont la teneur n’est même pas évoquée.
– Lorsqu’avec l’affaire Cahuzac, un scandale républicain surgit dans l’actualité, les journalistes du Lab y voient surtout une machine à polémiques et donc à « buzz »… Et si le « clash » n’est pas spontanément au rendez-vous, qu’à cela ne tienne, il suffit de reprendre les propos d’un responsable politique passés inaperçus, de les décontextualiser, et d’espérer qu’ils susciteront des réactions outrées et cinglantes de ses adversaires. Et tant pis, si le titre paraît tout à fait incompréhensible : « Affaire Cahuzac : Jean-Luc Mélenchon fait un parallèle avec le “copinage généralisé” de l’affaire DSK », une référence à l’affaire DSK, une autre à Jean-Luc Mélenchon et la fréquentation du site est dopée…
En se délectant et en faisant commerce de toutes les futilités, les médiocrités et les « trucs » qui émaillent la vie politique, les journalistes du Lab dépolitisent la politique. Non seulement ils en éludent par principe les enjeux, mais ils donnent une image déplorable de ses acteurs et de leurs ressorts, sans le moindre second degré et en allant jusqu’à prétendre produire de l’information autrement ! Alors que la situation socioéconomique est catastrophique dans toute l’Europe, que la crise politique menace quand elle n’est pas déjà consommée, le Lab qui érige la frivolité en ligne éditoriale avec le plus grand sérieux (et sans maîtriser, ni rechercher d’ailleurs, les formes qui donnent à la satire son piquant), fait penser à l’orchestre du Titanic qui continuait imperturbablement à jouer pendant le naufrage ! Et malheureusement, la production consternante du Lab illustre la faillite d’un certain journalisme politique dont les tares sont encore grossies par les logiques d’audience et de production de « l’info » à flux tendu propres à Internet. Le plus inquiétant étant que vu le jeune âge de ses auteurs (le rédacteur en chef a moins de 30 ans), et la réputation de nouveauté que Le Lab a réussi à imposer, ce type de journalisme pourrait représenter l’avenir de la profession… Ou du moins d’une partie d’entre elle.
Blaise Magnin