Face à l’érosion des recettes publicitaires et des ventes de journaux, la presse écrite a depuis longtemps recours à des opérations de diversification pour générer des revenus. Par exemple : organisation d’événements et autres « forums » au profit d’institutions publiques ou privées [1], voire même d’États [2] ; organisation de croisières en compagnie de « stars de l’info » [3] ; vente de produits dérivés ; publireportages, « suppléments partenaires » et autres contenus réalisés par les régies publicitaires des groupes de presse ; partenariats avec des fondations privées ou les GAFAM [4] noués dans le cadre de projets éditoriaux spécifiques [5].
Et depuis quelques années, une pratique marketing a le vent en poupe : le « content-to-commerce », soit la publication de guides d’achats, de comparatifs et de comptes rendus de produits intégrant des liens marchands vers les plateformes de commerce en ligne (Amazon, Cdiscount, Fnac, etc.). En clair, une forme plus aigüe de monétisation des audiences et une forme « éditorialisée » de réclames qui contourne les bloqueurs de publicité.
Le 15 novembre 2021, la Lettre A a signé une enquête édifiante sur ces pratiques. L’auteur explique qu’à travers « des accords "d’affiliation" », les médias « touch[ent] une commission pour chaque vente provoquée via des liens "trackés" » : « Entre 5% et 15% pour la high-tech, l’électroménager et le voyage, les trois catégories les plus courantes à ce jour. [Les médias] exigent très souvent, en plus, un minimum garanti de plusieurs milliers d’euros par article. La légitimité de ces médias généralistes et leur force de prescription vis-à-vis de leurs lecteurs encouragent les marques à payer de telles sommes. »
Ces contenus peuvent figurer dans les rubriques « Guides d’achat » ou « Service » des interfaces numériques des grands médias, « mais parfois aux côtés des articles de la rédaction. »
Exemple au Monde :
Au Parisien :
Ou au Figaro :
Petit business deviendra grand
La Lettre A rappelle que dans le cas du Monde, la pratique est relativement récente, initiée en 2018 à la faveur d’un partenariat avec Wirecutter, comparateur de produits fondé en 2011 et depuis 2016, propriété du groupe New York Times. Et à bien écouter le quotidien vespéral, il s’agit simplement de « rendre service » : « Repérer et choisir les meilleurs produits n’a jamais semblé si difficile, en particulier sur Internet où les informations sont pléthoriques mais de qualité inégale. » (Le Monde, avr. 2020). Le fait que Le Monde pousse à la consommation, fasse la promotion du e-commerce et perçoive des commissions sur des produits achetés sur des plateformes connues pour leurs pratiques fiscales et leurs politiques salariales irréprochables ? Cela « finance notre rédaction et concourt à l’indépendance éditoriale et à l’impartialité de nos articles de recommandation. Les sites marchands vers lesquels nous renvoyons ont été choisis dans le souci de proposer des prix bas et d’offrir une variété de commerçants susceptible de correspondre aux préférences de consommation de nos lecteurs. » Tout va bien…
Appâtées par l’essor du commerce en ligne au moment de la crise du Covid, les rédactions françaises veulent en outre accélérer le mouvement. C’est le cas du Parisien, qui consacre d’ores et déjà « six personnes à temps plein à la gestion commerciale et au référencement de ces contenus. Le quotidien francilien travaille actuellement à des formats encore plus lucratifs, qui inviteront ses lecteurs à renseigner leurs coordonnées au sein par exemple d’articles recommandant une banque ou une assurance, une offre de logement ou encore un fournisseur d’énergie. Ces précieuses données seront ensuite revendues à l’annonceur ayant commandé l’article, ou au plus offrant. »
Le Monde n’est pas en reste puisque, toujours selon la Lettre A, « le quotidien du soir s’est rapproché ces derniers mois de plusieurs agences de contenus proposant de rédiger de tels articles » destinés à vendre des produits ou des services. La presse sportive et la presse quotidienne régionale sont de la partie aussi : « L’Equipe et Nice-Matin envisagent également de se lancer. D’autres journaux régionaux ont déjà franchi le pas, comme La Provence, Le Dauphiné libéré ou encore Ouest-France, qui est prêt à donner un nouveau coup d’accélérateur. » Sans parler de la presse magazine qui évidemment, « veut aussi sa part du gâteau : la régie publicitaire de Reworld media (Closer, Télé Star, Science & Vie...) a lancé en octobre [2021] son offre, quatre mois après son premier concurrent, Prisma media (Capital, Femme actuelle, Gala...). »
L’appétit des médias s’aiguise d’autant plus que la pratique est lucrative. Le Parisien « devrait générer 1,5 million d’euros en 2021, contre 570 000 euros en 2019 » tandis que le groupe Altice perçoit déjà « plusieurs millions d’euros » par an grâce aux « [articles qui promeuvent des produits] sur les sites de BFM-TV, RMC et 01net » assure la Lettre A. Et ce d’autant que ce type de pratiques recouvre bien des déclinaisons. La Lettre A rappelle notamment l’existence des « codes promo », bons de réduction dont « la quête […] génère un fort trafic sur les moteurs de recherche », donnant lieu, le cas échéant, à de nouvelles commissions pour les journaux. L’auteur indique que « si de nombreux quotidiens et magazines généralistes proposent ce service sur leur site, Le Parisien est le premier à en être directement propriétaire », depuis 2021 :
Des services que l’on trouve également au détour des pages numériques du Monde :
Une telle reconversion implique évidemment une adaptation des pôles commerciaux des éditeurs aux agendas marketing. En 2018, nous relevions déjà l’engagement du Figaro en faveur des annonceurs au moment de la Saint-Valentin. Les fêtes de Noël, « Black Fridays » et autres périodes de soldes ponctuent donc le calendrier des médias concernés.
Signalons enfin que le business de « l’affiliation » – supplétif des pôles publicitaires des marques et entreprises donc – est en plein essor : un marché estimé à plus de 250 millions d’euros [6], qui n’est évidemment pas sans incidence sur le monde médiatique et les métiers du « journalisme ». La Lettre A rappelle en effet qu’un « vaste écosystème d’agences de contenus, et leurs armées de rédacteurs en freelance, se met […] au service des journaux et magazines. Crée fin 2018 par Pierre-Antonny Dugor, l’ancien DG de 01net passé par Cdiscount, AR/Factory collabore par exemple avec Capital, Ouest France, le Parisien ou encore Le Dauphiné Libéré. » Sans compter que certains de ces « contenus commissionnés » sont produits en interne : des postes de « journalistes affiliation » sont déjà en vogue dans les groupes Prisma Media et Condé Nast (GQ, Glamour, Vanity Fair, Vogue, etc.)
Sur ce point et plus globalement sur la « publicité native », signalons aussi l’enquête d’Arrêt sur images (« Vos médias préférés font passer des pubs pour des articles », 29 mai 2021), et le papier de Charlie Hebdo sur l’agence de production de contenus A/R Factory, citée plus haut (« A/R Factory, l’agence de contenu qui tue », 2 avril 2021).
« Un journaliste digne de ce nom », affirme la Charte de déontologie du SNJ, « refuse et combat, comme contraire à son éthique professionnelle, toute confusion entre journalisme et communication ». « Des pubs qui reposent sur la tromperie », démontrait Arrêt sur images (« Pub cachée : c’est prouvé, les médias ruinent leur crédibilité », 31 mai 2021).
Presse et publicité ne peuvent faire bon ménage. Hier accueillie en marge des articles, la publicité s’est mue au fil du temps en articles. Quand bien même les groupes de presse plaident la transparence et l’indépendance des rédactions par rapport au pôle commercial, on est en droit de se demander dans quelle mesure ils pourront continuer à informer le public sur les entreprises dont ils louent les produits et services. Mais quoi qu’il en soit, ça ne répondrait pas au problème de fond : en publiant des articles pour favoriser la consommation à outrance, les médias renforcent de fait l’idéologie dominante ; en transformant leurs interfaces numériques en supermarchés, les médias se convertissent en acteurs à part entière du commerce en ligne. Une pratique d’autant plus problématique que la concentration des médias se renforce, avec à la manœuvre, des actionnaires/grands industriels ayant tout à gagner de ce mélange des genres.
Pour inquiétantes qu’elles soient, de telles évolutions ne sont pas surprenantes, encouragées par un laisser-faire permanent des pouvoirs publics sur le monde des médias et la production de l’information ; et saluées par les médias eux-mêmes. En juillet, Le Figaro se réjouissait par exemple des conclusions d’une enquête sur « l’efficacité business de la presse », soit l’impact concret (et puissant) des journaux sur la consommation. Dans un contexte d’appauvrissement croissant de l’information, de saignées humaines et économiques dans les rédactions [7] et de productivisme imposé à ceux et celles qui restent, les pôles commerciaux des médias entrevoient quant à eux des horizons plutôt dégagés...
Benjamin Lagues