Une industrie qui « souffre »
Françoise Laborde nous annonce en effet que dans les industries du luxe, et notamment chez Vuitton, on « souffre beaucoup » de ce « fléau ». Qui souffre ? Les employés ? Les actionnaires ? Apparemment, plutôt les actionnaires, puisque Françoise Laborde s’inquiète en premier lieu d’évaluer le manque à gagner : « D’une manière générale, est-ce qu’on peut évaluer ce que ça représente, euh... la contrefaçon en terme de-euuh...chais pas, euh, part de commerce... ».
Le directeur général de Vuitton explique à son hôte que « c’est toujours très difficile » de fournir une estimation. Naturellement, cela ne l’empêche pas de le faire, de manière étonnamment précise : « On estime [...]cela à 5 à 7 % du commerce mondial, et de l’ordre de 38 000 emplois perdus en France. » Sans s’interroger le moins du monde sur la façon dont ont été établis ces chiffres, Françoise Laborde conclut, avec un recul critique tout à fait remarquable : « Ah ouais, ce q...qui fait euh, quelque chose de... tout à fait...c... considérable. »
Une fois achevé ce préambule, un rien théâtral, la présentatrice en vient à la raison de la présence de M. Stalla-Boudrillon : « Vous lancez une nouvelle campagne d’affichage pour sensibiliser le public [...] » Pour sensibiliser le public aux problème des emplois perdus ? Plutôt pour le « sensibiliser » au fait qu’« acheter un objet contrefait, c’est effectivement quelque chose qui peut coûter cher : jusqu’à 300 000 euros d’amende et trois ans d’emprisonnement. »
Et tandis que Françoise Laborde lance cet appel vibrant au « sens civique » des citoyens, les affiches de la campagne défilent à l’écran. Elles représentent des marchandises contrefaites accompagnées de « subtils » jeux de mots : « votre dernier appel sera pour votre avocat », « la douane ne manquera pas de vous mettre au parfum », « un faux crocodile peut vous coûter de vrais larmes » etc. Ou comment être « sensibilisé » tout en s’amusant... Visiblement, l’industrie de luxe ne « souffre » pas au point d’avoir perdu le sens de l’humour, ce qui est, en soi, un signe tout à fait rassurant.
Il est vrai que le rapport annuel 2003 de la firme LVMH fait état d’un « rendement particulièrement appréciable pour l’actionnaire », puisqu’en ayant « investi 1000 euros le 1er janvier 1999, [il]se retrouverait au 31 décembre 2003 [...] à la tête d’un capital de 2009 euros. En cinq ans, son investissement de départ lui aurait donc rapporté 15 % par an en moyenne. » (p.12). Ce rapport peut être consulté [2] Pourquoi les journalistes de France 2 ne l’ont-il pas fait avant de servir de passe-plats au patron de Louis Vuitton ?
Quoi qu’il en soit, nous voilà rassurés : l’industrie du luxe « souffre », mais pas au point d’avoir cessé d’accroître ses profits... En attendant, ce n’est pas une raison pour laisser s’échapper une part des gains potentiels. Le directeur général de Vuitton nous explique donc doctement : « La loi Longuet nous permet depuis 95 d’avoir une répression sur l’achat et l’utilisation de contrefaçons, et je pense qu’il est important que chaque acheteur ou utilisateur de contrefaçon, soit au courant du fait qu’il risque en achetant ou en utilisant une contrefaçon, ce genre de pénalités. » Et il en profite pour annoncer une opération prévue pour le lendemain à l’aéroport de Roissy, organisée par le comité Colbert, association qui regroupe les entreprises du luxe en France.
Bref, un patron en tournée de promotion... Est-ce bien le rôle du service public de la favoriser ? Quoi qu’il en soit, la « sensibilisation » continue.
Sen-si-bi-liser : de la morale au portefeuille
Pour ne pas limiter son discours à sa clientèle habituelle (qui n’est probablement pas celle de la contrefaçon) le patron de Vuitton, pédagogue, décide de s’adresser à tous les français. Cela donne : « Imaginez que vous achetiez en banlieue parisienne ou sur la côte d’Azur, un produit contrefait [...]ils viennent de Chine, ou d’Asie du Sud-Est.
Et Françoise Laborde, qui semble n’avoir qu’une maîtrise très approximative du sujet (peut-être même limitée à la lecture de brochures qui lui auraient été gracieusement remises par la firme ?) se borne à fournir l’occasion à son interlocuteur de confirmer son propos. M. Stalla-Boudrillon saisit donc l’occasion de nous « sensibiliser » au problème du travail des enfants : « C’est également un élément important à dire. C’est-à-dire qu’acheter une contrefaçon, c’est quelque part se prêter au jeu de mafias qui s’organisent, et qui font travailler des enfants. »
Après le travail des enfants, la drogue : « D’ailleurs on se rend compte que souvent les mafias qui ont organisé la circulation de la drogue sont les mêmes qui aujourd’hui se sont, si je puis dire, spécialisées sur la contrefaçon, parce qu’au fond ça rapporte presque autant et il y a moins de risques. »
Le travail des enfants, la drogue : tout cela n’est sans doute pas complètement faux. Mais quand l’appel à la morale civique coïncide aussi miraculeusement avec les intérêts des actionnaires, on pourrait s’interroger, non ? D’autant que les fabricants de contrefaçons n’ont pas l’exclusivité du travail des enfants [3], ni de l’exploitation des travailleurs en général...
Après les arguments moraux, le portefeuille. Et internet, où, nous dit la présentatrice des « 4 vérités », « on peut acheter... [elle interroge le directeur général de Vuitton du regard. Et ne recevant apparemment pas la confirmation espérée, elle reprend] ou, il y a des sites qui s... ? [elle agite les mains, l’air de plus en plus perdue] des sites pirates... qui proposent des produits de contrefaçon. C’est vrai ? » Ouf ! Encore une fois, François Laborde pose des questions destinées non à un interlocuteur, mais à un communicateur dont elle soutient le propos.
Internet, donc. Le patron de Vuitton rappelle, exemple à l’appui, qu’acheter sur Internet fait prendre des risques « sur sa propre carte bleue ». Il semble qu’il s’agisse là d’un problème d’achat sur Internet, et non d’un problème spécifique à l’achat de contrefaçon. Mais qu’importe, il est temps d’aborder les fameux 38000 emplois que la contrefaçon fait perdre à la France.
Des emplois de luxe, des risques de pauvres
Françoise Laborde part « vigoureusement » à l’attaque : « Pour revenir à la situation en France, on se plaint, on le voit régulièrement en économie, on redoute beaucoup la délocalisation . Or il se trouve que la production de luxe... elle est totalement faite sur le sol français ? Comment ça se passe chez vous ? Tous vos sacs, votre maroquinerie, vos vêtements, sont fabriqués en France ? »
« Oui, lui répond Stalla-Boudrillon, majoritairement, on est produit en France ».
Françoise Laborde pourrait demander au directeur Général de Vuitton de préciser ses propos : il est « majoritairement » produit en France. Mais encore : 80 % ? 60 % ? 51 % ? Et combien le pourcentage de production réalisée à l’étranger représente-t-il d’emplois perdus en France ? Qu’en est-il des autres entreprises des produits de luxe ? Sachant que les « effectifs » de la firme LVMH situés en France sont passés de 19 816 en 2002 à 19 600 en 2003 (-1%), et ce malgré une augmentation de 2 % des effectifs totaux [4] ; sachant en outre que 64,4 % de ces « effectifs » totaux sont désormais situés à l’étranger, ces questions mériteraient peut-être d’être posées. Mais Françoise préfère laisser croire que Vuitton, dont le caractère philanthropique n’est pas à démontrer, offre de magnifiques perspective à la jeunesse : « Il y a des jeunes aujourd’hui qui sont amateurs, et qui viennent vous voir en vous disant j’ai envie de... ? ». « Ah mais bien sûr ! », s’enthousiasme M. Stalla-Boudrillon.
Plutôt que des précisions sur la localisation de la production, nous aurons donc droit, grâce à Françoise, à la promotion de l’image flatteuse de la marque :
- « Rentrez dans un atelier Louis Vuitton, comme vous pouvez entrez dans un atelier Channel, puisque toute cette opération se fait avec le comité Colbert, avec Channel, avec toutes les... Lacoste... Louis Vuitton...
- Hermès [lance Françoise Laborde, dans un élan spontané...]
- Hermès ! Oui rentrez dans un atelier Hermès ! et vous verrez que ce sont des gens d’une extrême... [retour aux employés, retour des hésitations] qui sont intéressants complètement, puisqu’ils sont intéressés par le... [mon dieu que c’est laborieux] par l’objet, le travail de la main, la créativité, et c’est ces gens là qu’on défend également. »
« On » les défend « également ». « Egalement ! ». Que faut-il comprendre ? En plus ? Au passage ?
Françoise Laborde, qui décidément se satisfait de peu, enchaîne sans sourciller : « Et il faut rappeler que la contrefaçon, ça ne touche pas que les produits de luxe, mais aussi la pharmacie, mais aussi les pièces détachées [...]et c’est très dangereux ! »
La contrefaçon a beau, de son propre aveu, ne pas concerner uniquement l’industrie du luxe... c’est malgré tout l’objet principal (et presque exclusif) de l’opération de communication à laquelle Françoise se prête. Pourtant l’industrie du luxe ne représente que 5% des saisies d’articles contrefaits [5]. Et surtout, les contrefaçons de médicaments [6], de jouet ou d’objet ménagers, qui ne respectent pas les normes imposées habituellement aux industriels, peuvent faire courir un risque réel aux usagers. Des risques autrement plus graves que ceux qui ont été évoqués jusqu’alors, quand on sait que les premières victimes des contrefaçons de médicaments sont les habitants des pays les plus pauvres. Mais qui ont peu à voir avec l’industrie du luxe.
Dernier argument, dernière moralité
Il manquait un dernier argument : l’appel républicain. C’est le patron de Vuitton qui s’en charge, appelant les français à ne plus acheter de contrefaçon, « parce que c’est un mauvais coup donné à la France. »
Il était temps de conclure par une ultime moralité. Une responsabilité qui revient à Françoise Laborde. Elle s’en acquitte magistralement, avec cette stupéfiante réflexion [souligné par nous] : « Et ben j’espère que votre message sera entendu. Donc soyez raisonnables, n’allez par acheter des faux baa... sacs fausses montres, faux chais-pas-quoi, achetez authentique ou n’achetez pas du tout si vous n’avez pas les moyens. Enfin faites comme vous pouvez, mais en tout cas, n’encouragez pas le piratage et le trafic, c’était le message du jour. » [7]
Moralité : Soyez raisonnables, laissez le luxe à ceux qui peuvent se le payer !
Et, comme souvent, William Leymergie ferme le ban sur un « à demain » aux accents fatalistes.
Arnaud Rindel
– Deuxième épisode : Daniel Bilalian dans ses œuvres autour d’un micro-reportage. Lire : « La contrefaçon selon France 2 : le fléau du journalisme de contrebande (2) ».(corrigé)