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La contrefaçon selon France 2 : le fléau du journalisme de contrebande (2)

Le 15 Juin à 7h40, sur France 2, Bertrand Stalla-Boudrillon, directeur général de la firme d’articles de luxe Vuitton, était venu « sensibiliser » l’opinion aux « souffrances » que cause aux industries du luxe le « fléau » de la contrefaçon. Il en profitait pour annoncer une opération de communication prévue pour le lendemain à l’aéroport de Roissy, organisée par le comité Colbert, association qui regroupe les entreprises du luxe en France. (Lire : « Enquête sur la contrefaçon : le fléau du journalisme de contrebande (1) ».)

La journal de 13h de France 2, s’est donc docilement mobilisé pour couvrir l’évènement, nous offrant du même coup un bel exemple de journalisme au service de l’industrie du luxe.

Le « fléau » selon Bilalian

Dès le début du journal télévisé, Daniel Bilalian nous annonce d’un ton tonitruant et glaçant, qu’il va nous parler d’« un véritable fléau pour les entreprises », et notamment les entreprises des produits de luxe : la contrefaçon [1].

Et comme si la « Une » du Journal n’avait été suffisamment menaçante sous le titre « Contrefaçons : Menaces pour l’emploi  », il en rajoute, assénant en voix off une statistique effrayante (mais non sourcée) : «  aujourd’hui la contrefaçon représente dans le Monde 10 à 15 % du commerce ». Il la complète d’une équation encore plus effroyable (et à la genèse tout aussi mystérieuse) : « L’achat d’un produit contrefait, c’est un emploi supprimé en France ».

Selon Daniel Bilalian, la contrefaçon représenterait donc 10 à 15 % du commerce mondial. Cette statistique est-elle fiable ? Elle l’est tellement... qu’au lancement du sujet, Bilalian estime désormais que «  la contrefaçon représenterait au moins 10% du commerce mondial », et qu’en fin de reportage, la journaliste nous annoncera que « celle-ci représente désormais 5 à 7% du commerce mondial ». Visiblement on peut travailler dans les bureaux d’une même rédaction et ne pas avoir les mêmes sources...

Le chiffre de la journaliste étant celui qu’indiquait la veille sur la chaîne le patron de Vuitton, on peut supposer qu’il trouve sa source... dans les brochures du comité Colbert. En revanche on aimerait être éclairé sur les origines mystérieuses des estimations de Daniel Bilalian...

Il faut tout de même savoir que la valeur du commerce mondial était en 2002 d’environ 7000 milliards de dollars pour les marchandises, 1% de plus ou de moins représente 70 milliards de dollars [2]. Les 5 % à 10 % d’écart entre les différents chiffres du présentateur et de la journaliste peuvent représenter au bas mot une erreur de 350 à 700 milliards de dollars. Une broutille sans doute...

Le reportage est donc lancé.

Le « fléau » selon le reportage

A l’initiative d’un groupement de marque de luxe (Le comité Colbert), une campagne de « sensibilisation » a été lancée à l’aéroport de Roissy en direction des voyageurs. La caméra montre une « militante » dudit comité, qui distribue des prospectus mettant en garde contre les contrefacteurs, et informant sur les peines encourues. Puis Olivier Mellerio, président du Comité Colbert, confie à la caméra sa préoccupation devant ce « phénomène qui s’amplifie ».

Soudain... Une jeune femme est interpellée en direct par les douanes. Du pain béni pour les reporters de France Télévision. Le spectateur salive déjà de voir le nombre de valises, parfums et autres accessoires de luxe dont elle doit disposer. Et effectivement son crime est à la hauteur de l’agitation qui règne dans Roissy : Elle porte une casquette siglée « LV », semblable au logo de la marque Louis Vuitton, et un petit sac de la même marque.

Le commentaire de la journaliste ne sera même pas ironique alors que l’on verra les deux policiers encadrer fermement la jeune femme et annoncer qu’ils vont la faire « descendre au niveau de [leur] brigade » pour procéder à une fouille intégrale des bagages et de la passagère et « traiter ce contentieux ».

La situation est d’autant plus risible que la journaliste nous précise elle-même que Louis Vuitton... ne fabrique pas de casquettes. Ce n’est donc même pas une contrefaction d’objets au sens propre. Reste le sac. Mais on attendra, en vain, de savoir s’il constituait son seul « crime »... On peut néanmoins penser que si la fouille avait permis des révélations supplémentaires, les journalistes n’auraient pas manqué de nous en faire part.

Retour sur les chiffres

Mais revenons à « l’amplification » du « phénomène ». Daniel Bilalian nous a martelé (en ouverture du journal, et au moment du lancement du sujet) que la contrefaçon est « un véritable Fléau ». Le président du comité Colbert nous a affirmé que « c’est un phénomène qui s’amplifie ». Et le commentaire du reportage nous précise encore qu’elle se « développe à vitesse grand V ». Selon quels chiffres ? « Les prises douanières se sont accrues de 56 % en 2003  », nous apprend la journaliste de France 2.

Ce chiffre est à nouveau non « sourcé » (c’est une manie). C’est donc de soi-même qu’il faudra avoir l’idée d’aller consulter les chiffres fournis par le rapport d’activité 2003 des douanes françaises, disponible en libre accès sur leur site (http://www.douane.gouv.fr/)... pour se rendre compte que cette estimation est aussi à prendre avec des pincettes. En effet on s’aperçoit que le nombre d’articles contrefaits saisis a tout d’abord augmenté de 8,8 % entre 2000 et 2001 puis a diminué de 76% entre 2001 et 2002, avant de remonter effectivement de 56 % de 2002 à 2003 (p.24) [3].
Il y a donc bien une augmentation importante du nombre d’articles contrefaits saisis sur un an. Mais sur plusieurs années, il s’agit plutôt d’une fluctuation. Il serait donc probablement plus rigoureux de parler de « remontée », que de « développement à vitesse grand V », qui sous-entend un accroissement soudain, nouveau, et qui atteindrait des niveaux jamais constatés auparavant.

Le rapport d’activité précise d’ailleurs que « le secteur traditionnel du luxe, dont la part dans les saisies diminuait ces dernières années, a connu une hausse en 2003, avec près de 5 % du total des saisies  » (p.25). On le constate, cette « hausse » n’est nullement présentée par les autorités comme un développement exponentiel. Et la place de l’industrie du luxe sur l’ensemble du marché de la contrefaçon, qui nous est présenté par France 2 comme la victime principale, est nettement relativisée par ce rapport des douanes.

Des nuances absentes du reportage, et qui échapperont donc aux spectateurs. A moins que ceux-ci aient le temps, l’énergie et la motivation suffisants pour avoir pris l’habitude de compléter systématiquement le journal télévisé par la lecture détaillée des différents rapports et études qui y sont mentionnés... Certains ne semblent d’ailleurs pas trouver cette exigence déraisonnable, puisque lorsqu’il est question du manque de rigueur de l’information, ils invoquent la possibilité (voir la responsabilité) pour les citoyens de faire eux-mêmes le tri.

Chantage à l’emploi

Mais revenons au reportage de France 2. La journaliste a dû juger que son sujet n’avait pas été suffisamment éloquent sur les ravages de la contrefaçon. Elle décide donc, en pied de reportage, de sortir l’arme nucléaire : le chantage à l’emploi. « L’industrie du luxe emploi des milliers de personnes en France, qui sont donc menacées dans leur emploi par la contrefaçon  ». Un prêche administré sans autre précision que le fameux « celle-ci représente désormais 5 à 7% du commerce mondial », cité plus haut.

En ce qui concerne les ravages de la contrefaçon sur l’entreprise du luxe, nous rappellerons à titre d’exemple que la firme LVMH [4] (groupe propriétaire de Louis Vuitton, qui est présenté comme victime dans ce reportage), a réalisé près de 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2003. Un résultat en baisse de 6 % par rapport à 2002, mais avec un « résultat opérationnel » (ce qui reste une fois déduit le coût des ventes ainsi que les charges commerciales et administratives) en hausse de 8 % par rapport à 2002 [5], ce qui pour les dirigeants est considéré comme une « performance exceptionnelle » [6].

Quant à la division « Mode & Maroquinerie », qui aurait pu être concernée par la casquette ou le sac, rappelons que si elle a vu son chiffre d’affaire baisser très légèrement en 2003 (après une progression de 16 % en 2002), elle a cependant augmenté de 2,4 % ses « résultats opérationnels », et plus encore ses résultats nets...

Rappelons également que, toujours selon le rapport annuel 2003 de LVMH, 64 % des « effectifs » de l’ensemble du groupe est déjà située hors de France. Un chiffre en augmentation, qui aurait pu interpeller la journaliste, si inquiète pour l’emploi « des français ».

Encore une fois, il n’est pas question ici de minimiser la contrefaçon. Mais il est tout de même remarquable que le communiqué du Comité Colbert expliquant que « Ces moyens [répressifs] sont nécessaires pour lutter contre un fléau qui détruit des emplois  », ait été fidèlement illustré, sans la moindre distance critique, par les journalistes du service public.

Nous aurions préféré que l’on nous parle de la contrefaçon autrement qu’en suivant benoîtement les mots, les expressions et les chiffres, d’un comité de grandes entreprises du luxe... qui pourra ainsi plus facilement justifier ses futures délocalisations par un « C’est la faute à contrefaçon ».

Un correspondant d’Acrimed

 
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Notes

[1Pendant ce temps, le « 13h » de TF1, s’attaque lui aussi au « fléau » de la contrefaçon avec un reportage sur la saisie de 2000 articles à l’aéroport de Toulouse. Mais fidèle à sa volonté de « proximité » avec « les français », Jean-Pierre Pernaut délaisse l’industrie du luxe. Ici, ce sont donc les contrefaçons de produits « de la vie quotidienne » (médicament, piles, lessive, dentifrice...) qui inquiètent, à cause du danger qu’elles représentent pour le consommateur. Même aspect, mais matériaux différents, et non respect des normes. Sur un ton un rien dramatique, le reportage nous met en garde contre une cocote-minute « qui peut exploser au bout de quelques utilisations », des accessoires de portables qui « au bout d’un certain temps d’utilisation, présentent un risque auditif pour l’usager ». Et on nous précise que beaucoup d’accidents automobiles seraient dus à des pièces contrefaites, tout comme « beaucoup » d’accidents ménagers.

[3Quand au nombre de « constatations », il a augmenté, mais seulement de 25 % entre 2002 (2076) et 2003 (2598). Le chiffre est déjà moins spectaculaire. Il l’est d’autant moins qu’il reste nettement inférieur à celui de 2000 (3137). Ceci qui explique probablement que l’évolution du nombre d’articles saisis lui ait été préféré. Plus spectaculaire, il aura sans doute été du même coup jugé plus « parlant ».

[4Firme de luxe, née en 1987 de la fusion de Louis Vuitton Moët-Hennessy, et dont Bernard Arnault est le Pdg (http://www.lvmh.fr/).

[5Voir le rapport d’activité 2003 de LVMH (fichier pdf). On note d’ailleurs que plus on déduit les divers frais, charges et impôts, plus l’augmentation de la marge des actionnaires est importante. Ainsi la progression des « résultats nets », est de 30 % entre 2002 et 2003. Ou comment des actionnaires peuvent augmenter largement leur profit malgré une légère diminution du chiffre d’affaire.

[6Voir la présentation des résultats du groupe (fichier pdf).

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